Petite histoire de l'épigénétique : l'hérédité au-delà des gènes
Après le tout génétique triomphant, l’épigénétique suggère que nos modes de vie, notre nourriture, notre histoire influencent également l’héritage biologique que nous léguons. Et renvoie de nouveau à la question de l’hérédité des caractères acquis.
En 2003 s’achevait l’un des projets scientifiques les plus fous du XXe siècle : le séquençage du génome humain. S’il a permis des progrès sans précédent, il a aussi ouvert un abîme de perplexité : à peine 10 % de l’ADN code pour des gènes, le reste semble ne rimer à rien et est surnommé l’« ADN poubelle ».
Hasard ? La même année, la revue Science consacre tout un numéro à l’épigénétique, un nouveau domaine de recherche. Car la génétique laisse bien des questions sans réponses. Comment nos cellules, dotées du même code génétique, peuvent-elles être aussi différentes selon qu’elles constituent un muscle, le foie ou le cerveau ? Entre les gènes et les caractères qu’ils expriment, il faut supposer un niveau de régulation.
Biologiste anglais, Conrad Waddington parle, dès 1942, du paysage épigénétique, des processus conduisant des gènes aux caractères observables. L’épigénétique se définit aujourd’hui par l’étude des changements modifiant l’expression des gènes sans mutation de l’ADN. Des changements héritables et réversibles, qui se transmettent en dehors des gènes.
L’idée semble en contradiction avec le dogme fondamental de la génétique. Mais les arguments sont là. « Waddington avait observé que des chocs thermiques induisent chez la mouche de multiples malformations transmises à la génération suivante, explique le généticien Andràs Pàldi. À l’époque, il suppose que ces chocs révèlent des mutations cachées, héritées sous leur nouvelle forme. »
Cinquante ans plus tard, l’expérience est répétée avec une autre explication à la clé : les malformations, bien qu’acquises, se transmettent. Reste à comprendre comment. L’ADN de la cellule, long de 2 m, tient compacté dans 10 microns sous forme de chromatine.
Celle-ci ressemble à un collier dont chaque perle, ou nucléosome, est formée d’un paquet de protéines, les histones, autour duquel s’enroule un segment d’ADN. De nombreux radicaux méthyles ornent l’ADN, tandis que des radicaux acétyles sont sur les histones.
Leur rôle n’a été compris que récemment. Ils rendent chaque segment d’ADN plus ou moins accessible aux enzymes qui transcrivent les gènes et modulent leur expression. Ainsi, plus une portion d’ADN est méthylée, plus la molécule est compacte, et moins les gènes, inaccessibles, peuvent être exprimés.
Au contraire, plus les histones sont acétylées et plus les gènes sont accessibles. Méthylation de l’ADN et acétylation des histones sont des « marques épigénétiques ».
En 1999, la généticienne Emma Whitelaw, de l’université de Sydney (Australie), montre pour la première fois qu’une modification épigénétique peut passer à la descendance.
Elle identifie des souris génétiquement identiques, mais dont le pelage varie. Celles à fourrure brune sont normales, celles à fourrure jaune sujettes au cancer, diabétiques et obèses. Cette diversité tient à la variabilité épigénétique d’un gène.
En 2003, l’Américain Randy Jirtle montre qu’en nourrissant ces souris gestantes d’aliments riches en donneurs de méthyles, le nombre d’individus jaunes obèses baisse parmi les petits. Il est donc possible de modifier les marques épigénétiques.
Sa collègue Dana Dolinoy établit, en 2007, qu’exposées au bisphénol A, ces souris ont une méthylation de l’ADN perturbée, et donnent plus souvent naissance à des souris jaunes obèses. Simple corrélation ou effet de causalité ? Une chose est sûre : la période fœtale et la petite enfance paraissent très propices à des altérations épigénétiques.
En 2002, l’épidémiologiste suédois Gunnar Kaati a étudié l’impact de l’alimentation d’hommes nés entre 1890 et 1920 sur leurs descendants. Conclusion : quand les grands-pères ont subi des restrictions alimentaires entre 8 et 12 ans, leurs petits-fils ont une mortalité cardio- vasculaire plus faible et une espérance de vie accrue.
Ceux dont les aïeux ont été bien nourris ont quatre fois plus de diabète et vivent moins vieux. La santé des petits-enfants est donc influencée par des conditions de vie qu’ils n’ont pas connues, dont leur organisme garde la mémoire.
Chaque gène est présent en deux exemplaires, ou allèles, l’un fourni par la mère, l’autre par le père lors de la fécondation. Le plus souvent, ils s’expriment ensemble indifféremment, mais parfois, un seul allèle s’exprime, l’autre, inactivé, restant silencieux. Le caractère exprimé pourra alors varier, car l’allèle maternel et l’allèle paternel peuvent porter des marques épi- génétiques différentes.
Cette empreinte génomique parentale n’existe que chez les mammifères. « Selon l’hypothèse la plus admise, elle régulerait un “conflit parental”. D’un point de vue darwinien, le mâle a intérêt à disséminer ses gènes largement, et privilégie donc la croissance du fœtus. La mère, elle doit transmettre ses gènes, mais aussi préserver sa propre vie », confie le généticien Daniel Vaiman, de l’Institut Cochin, à Paris.
Plusieurs maladies lui sont associées, comme le syndrome d’Angelman, un trouble du développement cérébral. « Mais l’empreinte n’est que la pointe de l’iceberg. Les régulations épigénétiques jouent surtout un rôle déterminant pour allumer ou éteindre le bon gène au bon moment, et assurer ainsi le bon déroulement du développement embryonnaire. »
Pour le cancérologue Zdenko Herceg, du Centre international de recherche sur le cancer (Lyon), « des changements épigénétiques et des mutations génétiques sont présentes dans tous les types de cancers, mais leurs interactions sont si complexes qu’il est difficile de connaître les évènements initiaux ».
Dans le cancer du foie, on observe des modifications épigénétiques dès la lésion précoce de cirrhose, et dans les tissus sains voisins. Hypothèse dominante : des cellules souches tissulaires subiraient des changements épigénétiques successifs à l’origine de la tumeur. La réparation de l’ADN, qui subit chaque jour des milliers de lésions, est d’une complexité extrême.
« Des marques épigénétiques modifiées peuvent rendre l’accès à l’ADN – et donc sa réparation – impossible, et pérenniser une mutation. Ces modifications sont théoriquement réversibles, soit par la prévention – ces marques s’accumulent et évoluent tout au long de la vie –, soit par des traitements. Beaucoup d’anticancéreux épigénétiques sont en cours d’essais, et quelques-uns déjà utilisés dans certaines leucémies », ajoute Zdenko Herceg.
Les marques épigénétiques jouent peut- être aussi un rôle sur le plan psychique. Des chercheurs canadiens ont montré en 2004 que des ratons élevés par des mères attentives étaient, adultes, plus résistants au stress que des ratons peu maternés.
Le gène du récepteur au cortisol, l’hormone du stress, était plus méthylé chez ces derniers. D’après Marie-Odile Krebs, psychiatre et directeur d’une unité Inserm, « ces résultats restent à confirmer. Des études post mortem chez des patients atteints de troubles bipolaires ou de schizophrénie montrent des différences dans les taux de méthylation. Un gène de la régulation épigénétique est également associé à certains troubles proches de l’autisme et de la schizophrénie ».
Comme l’a montré Pascale Cossart, de l’Institut Pasteur, à Paris, à propos de la listeria, des bactéries peuvent également modifier les marques épigénétiques des cellules pour dérégler leur réponse immunitaire.
Au fil du temps, les modifications épigénétiques semblent donc de plus en plus présentes dans les processus physiologiques. Reste la question de leur transmissibilité. Seul un effet sur au moins quatre générations attesterait de celle-ci.
À ce jour, elle n’a été observée qu’une fois sur des rats massivement exposés à un perturbateur endocrinien, la vinclozoline. Le débat sur la transmission de modifications épigénétiques acquises reste donc largement ouvert.