Au-delà de l'humain : le futur de l'évolution génétique
Lorsque je rencontre Le cyborg Neil Harbisson, à Barcelone, il a l’air de n'importe quel hipster local. À ce détail près : une antenne noire sort de l’arrière de son crâne et s’arrondit au-dessus de sa tignasse blonde.
Nous sommes en décembre. Neil Harbisson, 34 ans, porte une chemise sous un caban noir et un étroit pantalon gris. Né à Belfast, il a grandi en Espagne. Il souffre d’une pathologie rare, l’achromatopsie : il ne perçoit pas les couleurs. L’antenne, terminée par un capteur à fibre optique suspendu juste au-dessus de ses yeux, a tout changé.
Neil Harbisson n’a jamais eu l’impression que vivre dans un monde en noir et blanc était un handicap. « Je vois plus loin, m’explique-t-il. Je mémorise aussi les formes plus facilement parce que je ne suis pas distrait par la couleur. » Mais il était tout de même très curieux de voir à quoi les choses ressemblaient en couleurs. Vers la fin de l’adolescence, sa formation de musicien lui a donné l’idée d’essayer de découvrir les couleurs à travers le son. Il avait une petite vingtaine d’années lorsqu’il a déniché un chirurgien (demeuré anonyme) prêt à lui implanter une amélioration cybernétique de son être biologique.
Le capteur à fibre optique détecte les couleurs qui se trouvent en face de lui. Une puce électronique implantée dans son crâne transforme ensuite leurs fréquences en vibrations à l’arrière de sa tête. Celles-ci deviennent des fréquences sonores, transformant son crâne en une sorte de troisième oreille. Il « voit » ainsi que mon blazer est bleu. Puis, il dirige son antenne vers son amie Moon Ribas, une artiste et danseuse cyborg, et dit que sa veste est jaune.
Quand je demande à Harbisson comment le médecin a raccordé le dispositif, il écarte ses cheveux à l’arrière de son crâne pour me montrer le point d’entrée de l’antenne. La chair rosâtre est compressée par une plaque munie de deux boulons. Un implant connecté contient la puce électronique, et un autre est une plateforme de communication Bluetooth, pour que ses amis puissent lui envoyer des couleurs sur son smartphone.
L’antenne a été une révélation pour Neil Harbisson. Au fil du temps, dit-il, il a commencé à percevoir cet apport, non comme la vue ou l’ouïe, mais comme un sixième sens. Mais, ce qu’il y a de plus fascinant, dans cette antenne, c’est qu’elle lui apporte une aptitude dont le commun des mortels est privé. Il regarde les lampes sur le toit-terrasse et sent que les lumières infrarouges qui les activent sont éteintes. Il jette un coup d’œil aux pots de fleurs et « voit » les marqueurs ultraviolets qui montrent où se trouve le nectar, au centre des fleurs. Neil Harbisson n’a pas seulement égalé les capacités humaines ordinaires, il les a dépassées.
Il représente la première étape vers un objectif cher aux futurologues, un exemple anticipé de ce que le chercheur et essayiste Ray Kurzweil, responsable de l’ingénierie chez Google, appelle « le vaste accroissement du potentiel humain ». Harbisson n’a pas expressément voulu concrétiser cette vision : il rêve d’un avenir de verdure plutôt que de silicium. Mais, depuis qu’il est le premier cyborg officiel du monde (il a persuadé les autorités britanniques de le laisser porter son antenne sur sa photo de passeport, soutenant que ce n’était pas un dispositif électronique, mais une extension de son cerveau), il est également devenu un prosélyte. Moon Ribas n’a pas tardé à le suivre dans ce que l’on nomme parfois le transhumanisme : elle a fait relier un moniteur sismique inclus dans son téléphone mobile à un aimant dissimulé dans le haut de son bras. Elle est alertée en temps réel des tremblements de terre, ce qui lui permet de se sentir reliée aux mouvements de la Terre et de les interpréter par la danse.
À l’évidence, l’antenne de Neil Harbisson n’est qu’un début. Sommes-nous sur le point de redéfinir notre évolution ? Jusqu’à présent, celle-ci a été le fruit du lent travail de sélection naturelle propageant les gènes avantageux. Tient-elle désormais aussi à tout ce que nous pouvons faire pour améliorer nos facultés et celles des objets que nous fabriquons ? Bref, l’évolution devient-elle une conjonction des gènes, de la culture et de la technologie ? Et, si c’est le cas, où cela va-t-il nous mener ?
L’évolution classique se porte bien chez notre espèce. 20 000 gènes codent les protéines de nos cellules. Il y a peu, nous ne connaissions la composition que d’une poignée d’entre eux, mais, aujourd’hui, d’environ 12 000. Or les gènes ne représentent qu’une toute petite part de l’ADN de notre génome. D’autres découvertes vont arriver, et vite. Dans cette manne d’information, les chercheurs ont déjà identifié des dizaines de cas d’évolution assez récente. L’homme anatomiquement moderne a migré d’Afrique il y a entre 80 000 et 50 000 ans. Notre patrimoine génétique originel était adapté aux climats chauds où nous avons évolué. Mais beaucoup de choses se sont passées depuis, à mesure que l’homme s’est répandu dans le monde entier et que les besoins face à de nouveaux défis ont modifié notre patrimoine génétique.
Les exemples abondent. Les Aborigènes d’Australie, qui vivent dans des climats désertiques, ont développé lors des 10 000 dernières années une mutation génétique qui leur permet de s’adapter plus facilement à des températures très élevées. À la préhistoire, la plupart des humains, comme les autres mammifères, ne pouvaient digérer le lait que dans la petite enfance. Quand nous étions sevrés, des gènes arrêtaient la production de l’enzyme qui aide à digérer le lait. Mais, il y a quelque 9 000 ans, des humains se sont mis à rassembler des troupeaux au lieu de chasser des animaux. Ils ont développé des modifications génétiques qui leur ont permis de continuer à fabriquer l’enzyme voulue pendant toute leur vie ; c’était une adaptation commode alors que leur bétail produisait un aliment protéiné et vitaminé.
De même, les ancêtres de tous les non-Africains avaient une peau sombre quand ils ont quitté l’Afrique. De ce fait, il y a encore 10 000 ans, les peaux des Européens et des Africains étaient très similaires, selon les chercheurs. Puis, avec le temps, les humains vivant sous des climats moins ensoleillés du Nord ont développé une peau moins pigmentée, qui les aidait à absorber les rayons ultraviolets du soleil et à mieux synthétiser la vitamine D. Les Inuits du Groenland bénéficient d’une adaptation qui les aide à digérer les acides gras oméga-3 du poisson bien mieux que la plupart d’entre nous. En Argentine, une population autochtone vivant près de la ville de San Antonio de los Cobres a développé une mutation génétique pour pouvoir boire l’eau d’une nappe phréatique où le taux d’arsenic est naturellement élevé.
L’évolution ne s’arrête jamais. Quand les chances de survie peuvent être améliorées, elle trouve un moyen (ou plusieurs) d’apporter un changement. Certaines populations du Moyen-Orient portent une variation génétique différente de celle des Européens du Nord pour se protéger de l’intolérance au lactose. Les Africains bénéficient, eux, d’une demi-douzaine d’adaptations génétiques différentes pour se protéger du paludisme – l’une ayant l’inconvénient majeur d’entraîner la drépanocytose dans certains cas.
Au début de De l’origine des espèces, Charles Darwin assène : « La sélection naturelle [...] est une puissance toujours prête à l’action ; puissance aussi supérieure aux faibles efforts de l’homme que les ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux de l’art. » Le livre a été publié en 1859. Ce qui était vrai alors l’est-il encore ? Était-ce même vrai du vivant de Darwin ? L’évolution biologique est peut-être implacable, et sûrement plus habile que l’évolution génétique due à l’homme à coups de croisements végétaux et animaux, mais quelle est son importance par rapport aux adaptations conçues avec nos cerveaux ? Pour paraphraser le paléoanthropologue Milford Wolpoff : quand on sait monter à cheval, à quoi sert-il de savoir courir vite ?
Dans le monde actuel, le moteur principal du succès reproductif (et donc, des modifications évolutives) est la culture, et son bras armé, la technologie. Car l’évolution ne fait pas le poids face à la vitesse et la diversité de la vie moderne. Malgré tout ce que l’évolution a pu accomplir récemment, songez à quel point nous sommes mal adaptés à nos écrans d’ordinateur, à nos rythmes de vingt-quatre heures, à nos paquets de chips salées et à nos environnements appauvris en agents pathogènes. Si la génétique humaine était une entreprise technologique, elle aurait fait faillite dès l’apparition de la vapeur. Son plan de développement prévoit qu’un trait apparaisse par hasard, puis se propage par la reproduction sexuelle.
Cela fonctionne très bien chez la souris, qui peut produire une nouvelle portée en trois semaines. Mais, chez l’être humain, une nouvelle génération exige environ vingt-cinq à trente-cinq ans. À ce rythme-là, un trait bénéfique peut mettre des millénaires à se diffuser dans toute une population. Vu la lourdeur des protocoles de l’évolution génétique, il n’est pas surprenant que la technologie l’ait supplantée. La technologie accomplit maintenant à peu près le même travail que l’évolution, et beaucoup plus rapidement : elle renforce nos aptitudes physiques, élargit notre champ intellectuel et nous permet de conquérir des environnements nouveaux et plus stimulants.
« Les gens sont obsédés par Darwin et par l’ADN, observe George Church, ingénieur moléculaire à Harvard et au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais, de nos jours, la sélection s’opère essentiellement par la culture et le langage, les ordinateurs et les vêtements. Autrefois, du temps de l’ADN, si on avait une mutation sympa, elle pouvait mettre cent mille ans à se répandre au sein l’espèce humaine. Aujourd’hui, si on dispose d’un procédé de fabrication révolutionnaire, il peut se propager en une semaine. »
Évidemment, la situation est plus compliquée. Certains vivent dans le monde de George Church, un monde constitué de voyages en avion et de mariages mixtes, de médecine moléculaire et de thérapie génique, et ceux-là semblent tendre vers un avenir où notre patrimoine génétique originel ne sera plus qu’un brouillon à corriger. Mais, hors des régions les plus développées du monde, l’ADN reste souvent une destinée.
Cependant, toutes les tendances ne sont pas irréversibles. Certains scénarios pourraient remettre la sélection naturelle en première ligne pour tout le monde. Par exemple, s’il survenait une épidémie mondiale comparable à la grande pandémie de grippe – dite « espagnole » – de 1918 : les gens possédant une résistance à son agent pathogène disposeraient d’un énorme avantage évolutif, et leurs gènes se transmettraient aux générations suivantes, tandis que les autres individus disparaîtraient.
Des médicaments nous permettent désormais de combattre un grand nombre de maladies infectieuses. Toutefois, des bactéries virulentes ne répondant pas aux antibiotiques se sont développées récemment. Les transports aériens peuvent propager un agent infectieux dans le monde entier en un jour ou deux. Le réchauffement climatique pourrait empêcher le froid d’éliminer l’animal qui en serait porteur, comme l’hiver, jadis, a pu tuer les puces vectrices de la peste.
Elodie Ghedin, microbiologiste à l’université de New York, évoque l’exemple du sida, qui a tué 35 millions de personnes à travers le monde, soit un bilan équivalent à celui de la pandémie de 1918. Il se trouve qu’une petite proportion de gens – pas plus de 1 % – ont une mutation du gène qui modifie le comportement d’une protéine cellulaire sur laquelle le VIH (le virus responsable du sida) doit se fixer. Grâce à cette mutation, ces personnes n’encourent quasiment aucun risque d’infection. Si vous habitez à Paris ou à Manhattan, où vous aurez accès aux meilleurs médicaments antiviraux, cette mutation ne sera peut-être pas une question de vie ou de mort. Mais, si vous êtes séropositif en Afrique rurale, ce pourrait bien être le cas.
Il existe nombre d’autres scénarios susceptibles de ramener les gènes sur le devant de la scène humaine. Chris Impey, professeur d’astronomie à l’université d’Arizona et spécialiste des voyages spatiaux, estime qu’une colonie permanente sera établie sur Mars du vivant de nos petits-enfants, peuplée par cent ou cent cinquante personnes – le nombre nécessaire pour constituer une communauté génétiquement viable. Une fois la colonie établie, ajoute-t-il, « les processus évolutifs de la sélection naturelle s’accéléreront. L’environnement très artificiel et physiquement éprouvant façonnera l’organisme des voyageurs ou des colons de façon assez violente. »
Il imagine ces néo-Martiens grands et minces, parce que la gravité sur la planète Rouge est environ trois fois moins forte que sur la Terre. Au fil des générations, les cils et les poils pourraient disparaître dans un environnement où les individus ne seraient jamais en contact direct avec la poussière. Partant du principe que les humains de Mars ne se reproduiront pas avec des humains terrestres, Chris Impey prévoit d’importantes modifications biochimiques d’ici « des dizaines des générations, et des modifications physiques d’ici des centaines de générations ».
La valeur d’un trait humain fortement déterminé par la génétique ne cesse d’augmenter, et davantage encore à mesure que la technologie devient prépondérante. Mais l’ambition universelle de l’humanité reste la même : une plus grande intelligence. Elle était indispensable à nos ancêtres en Afrique et sera utile à nos descendants sur la planète qui gravite autour de Proxima du Centaure – si nous y parvenons un jour. Durant des centaines de millénaires, nos gènes ont évolué pour consacrer de plus en plus de ressources à notre cerveau mais, en réalité, nous ne nous trouvons jamais assez malins.
Il se peut que bientôt, à la différence de nos ancêtres, nous n’ayons plus besoin d’attendre l’évolution pour régler le problème. En 2013, dans un article pour la revue Global Policy, Nick Bostrom et Carl Shulman, chercheurs au Future of Humanity Institute, à l’université d’Oxford, ont entrepris d’étudier l’impact social de l’amélioration de l’intelligence. Ils ont axé leurs recherches sur la sélection des embryons par la fécondation in vitro (FIV). Avec la FIV, les parents peuvent choisir quel embryon implanter. Selon les calculs des chercheurs, choisir « l’embryon le plus intelligent » parmi une dizaine accroîtrait le QI d’un bébé d’environ 11,5 points par rapport à la normale.
Mais le véritable bénéfice serait pour ses propres descendants : au bout de dix générations, avance Carl Shulman, le gain de QI serait de 115 points comparé à celui de son arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère. Un tel résultat, avoue-t-il, repose sur des hypothèses extrêmement optimistes, mais le bénéficiaire moyen de cette manipulation génétique aurait une intelligence au moins égale à celle d’un génie actuel. Carl Shulman note par ailleurs que l’article a négligé un élément évident : « Dans dix générations, des programmes informatiques surpasseront sans doute même le plus amélioré des humains, toutes catégories confondues. »
Ce scénario appelle une objection plus immédiate : pour l’heure, nous ne connaissons pas assez la base génétique de l’intelligence pour la sélectionner. Les auteurs de l’étude le concèdent, mais affirment que nous pourrons peut-être choisir une « amélioration cognitive modeste » d’ici cinq à dix ans.
De prime abord, ce projet pourrait paraître improbable. La base génétique de l’intelligence est très complexe. L’intelligence repose sur de multiples composantes. Même ses aspects individuels (aptitudes au calcul, à la perception spatiale, au raisonnement analytique, à l’empathie) dépendent d’une ribambelle de gènes – sans parler des facteurs environnementaux. En 2014, Stephen Hsu, vice-président de la recherche à l’université d’État du Michigan et cofondateur d’un laboratoire interdisciplinaire au sein de l’institut privé BGI, basé en Chine, a estimé dans un article qu’environ 10 000 variants génétiques sont susceptibles d’influer sur l’intelligence.
Cela peut paraître impressionnant, mais le chercheur pense que la possibilité de manipuler autant de variants est très proche – « dans les dix prochaines années », écrit-il. D’autres considèrent qu’il n’est pas nécessaire de connaître tous les gènes impliqués dans l’intelligence pour commencer à sélectionner des embryons plus malins. « L’important n’est pas de savoir ce que nous savons ou pas, affirme George Church, mais ce que nous avons besoin de savoir pour obtenir des résultats. Qu’avions-nous besoin de savoir sur la variole pour créer un vaccin ? »
Si George Church et Stephen Hsu voient juste, alors, bientôt, une seule chose nous retiendra encore : nous-mêmes. Il est possible que nous ne voulions pas pratiquer l’eugénisme sur nos génomes naturels. Mais allons-nous marquer une pause ? Et, si oui, pour combien de temps ? La nouvelle technique appelée CRISPR-Cas9, élaborée en partie dans le laboratoire de Church, sera un test des limites de la curiosité humaine. Expérimentées pour la première fois en 2013, les CRISPR (pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Regions, ou « courtes répétitions en palindrome regroupées et régulièrement espacées ») sont une procédure pour couper un fragment de la séquence d’ADN d’un gène et le remplacer par un autre, avec rapidité et précision. Les chercheurs peuvent ainsi réaliser en très peu de temps ce qui leur prenait auparavant des années.
Jamais on a disposé d’une technique aussi puissante pour manipuler le génome humain. Comparons les CRISPR et la fécondation in vitro. Avec la FIV, on sélectionne l’embryon voulu parmi ceux que la nature a fournis. Mais que se passe-t-il, par exemple, si aucun des embryons d’un échantillon n’est exceptionnellement intelligent ? La reproduction est un coup de dés. Une anecdote, sans doute apocryphe, illustre ce point : quand la danseuse Isadora Duncan a suggéré au dramaturge George Bernard Shaw qu’ils aient un enfant ensemble, pour qu’il ait son physique à elle et son cerveau à lui, il aurait rétorqué : « Oui, mais s’il avait votre cerveau et mon physique ? »
Les CRISPR élimineraient ce risque. Avec la FIV, on commande un menu mais, avec les CRISPR, on cuisine. Grâce aux CRISPR, les chercheurs peuvent insérer un nouveau trait génétique directement dans l’ovule ou le spermatozoïde, produisant ainsi, par exemple, non pas un seul enfant doté de l’intelligence de Shaw et du physique de Duncan, mais une race sans fin de descendants de ces deux célébrités.
Jusqu’à présent, on a réalisé de nombreuses expériences sur des animaux avec les CRISPR. Le laboratoire de George Church les a utilisés pour modifier des embryons de porcs, afin de rendre leurs organes plus sûrs pour des transplantations chez l’homme. Un collègue de Church, Kevin Esvelt, du MIT Media Lab, s’attelle à modifier le génome de la souris pour qu’elle ne soit plus un vecteur de la bactérie qui cause la maladie de Lyme. Et Anthony James, de l’université de Californie à Irvine, a inséré dans le moustique Anopheles des gènes qui l’empêchent d’être porteur du parasite du paludisme.
Vers la même époque, des chercheurs chinois ont surpris tout le monde en annonçant avoir utilisé les CRISPR sur des embryons humains non viables pour tenter de corriger le défaut génétique qui provoque la bêta-thalassémie, une maladie du sang potentiellement mortelle. Leur tentative a échoué, mais les a rapprochés de la solution. En attendant, un moratoire international a été institué sur toutes les thérapies visant à apporter des modifications héréditaires dans les gènes humains, tant qu’il ne sera pas prouvé que ces thérapies (CRISPR incluses) sont sans danger et efficaces.
Cette pause durera-t-elle ? Aucune des personnes avec lesquelles je me suis entretenu ne semble le penser. Certains citent l’histoire de la fécondation in vitro comme un précédent. La FIV a tout d’abord été présentée comme une intervention médicale pour les couples stériles. Puis, son pouvoir d’éviter des maladies génétiques dévastatrices est vite apparu. Les familles présentant des mutations responsables des maladies de Huntington ou de Tay-Sachs y ont recouru pour choisir des embryons exempts de maladie, afin que la mère puisse mener sa grossesse à terme.
Même si l’on jouait déjà à l’apprenti sorcier dans la pouponnière, tout cela paraissait encore raisonnable aux yeux de beaucoup. « Vouloir interdire ce type de techniques ou en empêcher l’utilisation, note Linda MacDonald Glenn, bioéthicienne à l’université d’État de Californie à Monterey Bay, revient à dire que l’évolution ne fait jamais de mal. Que, d’une façon ou d’une autre, elle a toujours été positive. Dieu sait que ce n’est pas le cas ! »
À mesure que la FIV s’est répandue, son but reconnu s’est étendu de la prévention de la maladie à la sélection sexuelle – notamment en Asie, où le désir d’avoir un fils était prépondérant, mais aussi en Europe et en Amérique, où des parents évoquent les vertus de l’« équilibre familial ». Officiellement, la tendance vers les usages non médicaux s’est arrêtée là. Mais notre espèce ne sait jamais quand s’arrêter. « Plus d’un spécialiste de la FIV m’a dit pouvoir dépister d’autres traits recherchés, comme la couleur des yeux et des cheveux, assure Linda MacDonald Glenn. On ne le crie pas sur les toits, mais cela fonctionne par le bouche-à-oreille. » Autrement dit, si vous désirez un enfant blond aux yeux verts, c’est déjà possible.
Les CRISPR sont une technologie bien plus puissante que la FIV, avec un risque d’abus beaucoup plus important, dont la tentation de concevoir une sorte de race génétiquement parfaite. L’une des inventrices de CRISPR-Cas9, Jennifer Doudna, professeur de chimie et de biologie moléculaire à l’université de Californie à Berkeley, a raconté lors d’une interview un rêve qu’elle avait fait : Adolf Hitler, affublé d’une tête de porc, apprenait la technique auprès d’elle. Récemment, la chercheuse m’a envoyé un courriel disant qu’elle espérait encore que le moratoire durerait. Cela, écrit-elle, « donnerait à notre société le temps d’effectuer des recherches, de comprendre et de discuter des conséquences, délibérées ou non, de la modification de notre génome ».
D’un autre point de vue, les apports potentiels de l’application des CRISPR sur l’homme sont indéniables. Linda MacDonald Glenn espère que, à tout le moins, des « discussions sérieuses » auront lieu, en premier lieu sur la façon dont la technique sera utilisée : « Quelle est la nouvelle norme à atteindre quand nous essayons de nous améliorer ? Qui l’établit, et que veut dire “amélioration” ? On peut améliorer l’être humain pour le rendre plus intelligent, mais plus intelligent signifie-t-il meilleur ou plus heureux ? Devons-nous améliorer la moralité ? Et qu’est-ce que cela signifie ? »
Beaucoup d’autres scientifiques pensent que tout le monde n’attendra pas de le savoir. Dès que les CRISPR seront reconnues inoffensives, les questions éthiques finiront par tomber, comme cela a été le cas pour la FIV. George Church pense que, là encore, la question essentielle est ailleurs : les vannes de la réingénierie génétique sont déjà ouvertes, et les CRISPR ne sont qu’une pierre de plus à l’édifice. Church souligne que 2 300 essais de thérapie génique sont déjà en cours. L’an dernier, la présidente de la société BioViva a déclaré avoir réussi à inverser certains effets du vieillissement dans son corps grâce à des injections de thérapie génique conçues par son entreprise. « Il est indéniable, observe Church, que l’inversion du vieillissement est un progrès, comme tout ce dont nous parlons ici.» Les essais de thérapie génique sur l’Alzheimer ne susciteront sans doute pas d’objection, car il s’agira de traiter une maladie dévastatrice. Or, signale Church, « n’importe quel médicament qui réussira à prévenir la maladie d’Alzheimer fonctionnera sûrement aussi pour l’amélioration cognitive, et il fonctionnera chez l’adulte pour ainsi dire par définition ».
En février 2016, la frontière s’est un peu plus effritée. Au Royaume-Uni, l’organisme de réglementation indépendant sur la fertilité a autorisé une équipe de recherche à utiliser les CRISPR pour étudier les mécanismes des fausses couches avec des embryons humains (tous ceux utilisés lors des expériences seront détruits ensuite ; ils n’aboutiront à aucune grossesse).
George Church attend la prochaine étape avec impatience. « L’ADN s’est laissé distancer par l’évolution culturelle, explique-t-il, mais il est en train de rattraper son retard. »
Si l’évolution naturelle nous a montré une chose, c’est qu’il existe de multiples moyens d’atteindre le même objectif. Nous sommes l’animal qui tente en permanence de trafiquer ses propres limites. L’évolution de l’évolution elle-même emprunte une multitude de routes parallèles. Quelles que soient les merveilleuses compétences que les CRISPR puissent nous apporter dans une décennie, de nombreuses personnes les veulent ou en ont besoin dès maintenant. Ils suivent l’exemple du cyborg Neil Harbisson : au lieu d’aller conquérir la technologie, ils l’implantent dans leur corps.
La médecine est toujours aux avant-postes de ces applications car, quand il s’agit de guérir quelqu’un en recourant à la technologie, les questions morales complexes deviennent plus simples. À travers le monde, 100 000 patients souffrant de la maladie de Parkinson ont des implants (surnommés les « pacemakers du cerveau ») pour atténuer les symptômes de leur maladie. Les rétines artificielles pour certains types de cécité et les implants cochléaires pour la perte d’audition sont couramment utilisés.
Le département de la Défense des États-Unis finance beaucoup de ces avancées à travers le Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), le service de recherche de l’armée. Grâce à ce soutien, un laboratoire du Center for Neural Engineering de l’université de Californie du Sud teste des implants de puces électroniques dans le cerveau afin de retrouver des souvenirs perdus – un protocole qui pourrait être appliqué à des patients souffrant d’Alzheimer ou ayant subi un AVC. L’an dernier, à l’université de Pittsburgh, un sujet a pu transmettre des impulsions électriques depuis son cerveau, via un ordinateur, pour diriger un bras robotisé, et même sentir ce que touchaient les doigts de celui-ci. Il n’a pas échappé à la DARPA qu’en raccordant le cerveau humain à une machine, on pourrait créer un combattant hors pair.
« Là-bas, tout est à double emploi, commente Annie Jacobsen, dont le livre The Pentagon’s Brain (« le cerveau du Pentagone », non traduit) retrace ces tentatives. Il faut se rappeler que la mission de la DARPA n’est pas d’aider les gens. Elle est de créer de “vastes systèmes d’armement pour l’avenir”. »
Les améliorations de l’humain n’ont pas besoin de lui conférer des pouvoirs surhumains. Des centaines de personnes portent des étiquettes de radioidentification (RFID) implantées dans le corps, qui leur permettent d’ouvrir leur porte ou de se connecter à leur ordinateur sans avoir à toucher quoi que ce soit. La société Dangerous Things affirme avoir vendu 10 500 puces RFID, ainsi que des kits d’installation pour se les insérer sous la peau. Ceux qui les achètent se définissent comme des « pirates du corps humain » (body hackers).
La toute première personne à se faire implanter un dispositif RFID a été Kevin Warwick, professeur émérite d’ingénierie aux universités de Reading et de Coventry, en Angleterre, en 1998. Il m’explique que cette décision lui est venue naturellement, car il travaillait dans un bâtiment équipé de systèmes de verrouillage informatisés et de capteurs pour la température et l’éclairage. Il voulait être aussi intelligent que le bâtiment qui l’abritait. « Être un humain était potable, a confié Warwick à un journal britannique en 2002. J’en appréciais même certains aspects. Mais être un cyborg est bien plus intéressant. » Un autre adepte de la biologie participative (ou « biohacking ») s’est fait implanter des écouteurs dans les oreilles. Il veut maintenant implanter un vibromasseur sous son os pubien et le relier via Internet à d’autres personnes munies d’implants similaires.
Caricaturer ces phénomènes est tentant. Leurs partisans m’évoquent les premiers hommes qui ont essayé de voler, avec de longues ailes recouvertes de plumes. Mais, lorsque je demande à Neil Harbisson de me montrer où son antenne pénètre dans le crâne, je comprends autre chose. Je ne suis pas sûr que ma requête soit bien convenable. Dans Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman de Philip K. Dick qui a inspiré le film Blade Runner, demander quels mécanismes font fonctionner un androïde est considéré comme grossier. « Rien ne saurait être plus impoli », dit le narrateur. Mais Harbisson a hâte de me montrer comment fonctionne son antenne. Il me fait penser aux gens qui exhibent avec fierté leur dernier smartphone ou bracelet connecté. Je commence alors à me demander quelle est vraiment la différence entre Harbisson et moi – ou n’importe lequel d’entre nous.
En 2015, l’Institut Nielsen indiquait qu’un adulte de plus de 18 ans passait en moyenne dix heures par jour devant un écran – contre dix-sept minutes à faire de l’exercice. Je me souviens encore du numéro de téléphone fixe de mon meilleur ami d’enfance, mais suis incapable de me rappeler les numéros de mes amis actuels (c’est le cas de sept personnes sur dix, selon une étude publiée en Grande-Bretagne). Sept Américains sur dix prennent des médicaments sur ordonnance ; parmi eux, une femme sur quatre entre 40 et 60 ans prend un antidépresseur, bien que des études montrent que, pour certaines d’entre elles, une thérapie ou une courte marche en forêt serait tout aussi bénéfique. Les casques de réalité virtuelle se vendent comme des petits pains auprès des amateurs de jeux vidéo. Nos voitures sont nos pieds, nos calculatrices sont nos cerveaux, et Google est notre mémoire. Nos vies ne sont plus que partiellement biologiques, sans séparation nette entre le biologique et le technologique, le carbone et le silicium. Nous ne savons peut-être pas encore où nous allons, mais nous ne sommes déjà plus là où nous étions.