"Se passer du regard des hommes est un immense défi"

Alice Coffin est une militante féministe et lesbienne. Elle a cofondé l’Association des journalistes LGBTI, le fonds de dotation Lesbiennes d’intérêt général et la Conférence européenne lesbienne. Elle achève un livre sur son parcours de femme activiste.

De Corinne Soulay
Publication 20 nov. 2019, 13:24 CET

Quel est le plus grand défi pour les femmes d’aujourd’hui ?
Se soutenir. Faire bloc face à l’adversité. Cela requiert de se battre pour les femmes de minorités particulièrement opprimées. Les femmes migrantes, racisées, lesbiennes, précaires, toutes celles qui, en plus du sexisme structurel et quotidien, affrontent d’autres violences et discriminations. Mais cela implique, aussi, d’éviter toute critique publique envers d’autres femmes en position de pouvoir. C’est un exercice difficile, car certaines n’agissent pas en féministes, mais il me semble indispensable, si nous ne voulons pas entretenir la misogynie. Concentrons, en public, nos attaques contre les hommes.

 

Quelle est votre plus grande force ?
La vitalité. Elle se manifeste dans mon travail quotidien d’activiste. Je sais, un peu, je crois, penser et créer des outils qui n’existent pas encore et qui permettent de faire face à certaines oppressions. Je peux travailler, beaucoup, tout le temps, encaisser l’adversité et répondre par des actions et de la pensée. Je pense au texte d’Audre Lorde De l’usage de l’érotisme : l’érotisme comme puissance : “Le but de chaque chose que nous faisons vise à rendre nos vies et celles de nos enfants plus réalisables et plus riches. En célébrant l’érotisme dans tous nos comportements, mon travail devient une prise de décision consciente – un lit ardemment désiré dans lequel j’entre pleine de reconnaissance et duquel je sors puissante. Bien évidemment, les femmes rendues ainsi plus puissantes sont dangereuses.”

 

Quel est le plus grand changement nécessaire pour les femmes dans les dix prochaines années ?
Les personnes qui accèdent à la visibilité, au pouvoir politique et médiatique. En France, il y a un énorme retard à ce sujet. Aux États-Unis, l'élection de Donald Trump, si dévastatrice par ailleurs, a fait émerger une nouvelle génération de politiciennes et journalistes. Elle est incarnée par Alexandria Ocasio-Cortez (NDLR : élue démocrate de New York à la Chambre des représentants). En France, l’accès aux médias, l’accès aux postes politiques demeurent le privilège de personnes qui sont souvent des hommes, souvent blancs, entre autres caractéristiques. Ce changement aurait dû intervenir bien plus tôt, et je pense que la décennie qui vient sera décisive. Elles arrivent !

 

Quel est le plus grand obstacle que vous ayez surmonté ?
À un moment de ma vie, j’ai décidé d’arrêter de boire de l’alcool. Cela a été très important pour moi. De nombreuses personnes sont confrontées à un quotidien d’addictions. J’ai vécu pendant longtemps sous l’emprise de cette addiction. Alors, à toutes celles qui ont la certitude, comme je pouvais l’avoir, qu’une vie sans alcool, ou une vie sans cette personne qui n’est plus à nos côtés après un deuil amoureux ou familial, est inenvisageable : pour avoir vécu, pensé exactement cela, je peux témoigner qu’en fait, c’est possible.

 

Quel a été le moment décisif dans votre parcours ?
J’en ai deux. Le 28 juin 2017, lorsque je suis montée sur scène pour ouvrir la cérémonie des Out d’or de l’Association des journalistes LGBTI. Nous avons créé cet événement pour encourager les personnalités lesbiennes et gays françaises à faire leur coming out et féliciter celles et ceux qui, en France, œuvrent à la visibilité des minorités. C’était un projet gigantesque, réalisé en très peu de temps, avec de petits moyens, et c’était fabuleux. Lorsque je suis arrivée sur la scène, après des mois de travail, d’inquiétudes, de questionnements, que j’ai vu des sourires immenses dans le public, la joie des personnes à qui on avait, par notre travail, offert la possibilité d’être, pour un soir, en position de force, j’ai été submergée par un bonheur incroyable.

La première fois, en octobre 2010, suivie de toutes les autres, où j’ai revêtu une fausse barbe pour monter sur une scène emplie d’hommes. J’appartiens au collectif féministe La Barbe. Nous interrompons les grands rendez-vous politiques, économiques, culturels, sportifs, qui ne comptent dans leurs instances ou parmi leurs invités, que des hommes ou presque. Nous montons sur scène, avec nos barbes, pendant qu’ils se réunissent et nous les félicitons de préserver avec tant de vigueur la domination masculine et le patriarcat.

 

Quel conseil pouvez-vous donner aux jeunes femmes ?
Soyez exigeantes, devenez lesbiennes ! Ou, du moins, apprenez à vous passer du regard des hommes. Le regard des hommes qui, lorsqu’il ne nous rabaisse pas, trop souvent nous fige dans un rôle, une apparence, que nous n’avons pas choisis. Le regard des hommes sur le monde aussi. Au cinéma, Laura Mulvey (critique et réalisatrice britannique et féministe) a appelé cela le male gaze, dans un essai de 1975. Le regard masculin, c’est cette façon dont les films, les livres, les médias reflètent d’abord le point de vue d’un homme. Il en va de même dans la réalité, et il faut s’en déprendre. À chacune ses techniques. Moi, j’essaie de lire en priorité des livres de femmes, de voir en priorité des films de femmes. Les représentations ont un pouvoir terrible sur nos vies. Elles les conditionnent. Se passer du regard des hommes est un immense défi.

 

En novembre 2019, le magazine National Geographic propose un numéro "Spécial Femmes, un siècle de combats".

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