Denis Mukwege : « Les combattants violent les femmes pour détruire l’honneur de leurs ennemis »
Le Dr Mukwege, infatigable défenseur des femmes violées en RDC, a répondu aux questions de National Geographic à l'occasion du Global Positive Forum qui s'est tenu à Paris en septembre 2017.
Co-récipiendaire du Prix Nobel de la paix 2018, le Dr Denis Mukwege a consacré sa vie à soigner les femmes victimes de viol. Gynécologue de formation, il dénonce depuis 20 ans l’utilisation du viol comme arme de guerre, notamment en République Démocratique du Congo (RDC) où il a ouvert l’hôpital Panzi qui recueille et soigne les femmes victimes des pires atrocités sexuelles.
Comment en êtes-vous venu à fonder l’hôpital Panzi et à devenir « l’homme qui répare les femmes » ?
C’est une longue histoire. J’ai été formé comme gynécologue obstétricien avec comme objectif de réduire la mortalité maternelle dans le milieu où je travaillais. Malheureusement, en 1996, peu après le début de la guerre au Congo, je me suis retrouvé à soigner des femmes qui avaient été violées avec une extrême violence. Elles se présentaient avec des lésions génitales indescriptibles. Cet incident a croisé mon chemin et depuis ce jour-là, je n’ai qu’un devoir : aider ces femmes victimes de violences sexuelles.
En juin dernier, vous avez publié sur le Monde.fr une tribune appelant à sanctionner l’utilisation du viol comme arme de guerre. Comment expliquez-vous qu’en 2017, le viol comme arme en période de conflit ne soit toujours pas interdit au même titre que les armes chimiques ou les mines antipersonnel ?
C’est mon combat principal et nous avons récemment obtenu l’organisation de la première conférence des survivantes de viols. C’est un premier pas pour amener le monde à comprendre la gravité de cette situation. Nous souhaitons que les femmes soient en mesure d’expliquer le drame qu’elles ont vécu. Le viol est un tabou et c’est ce qui permet aux bourreaux de continuer leur sale besogne. Ils savent qu’ils resteront impunis car les victimes ne parleront pas.
C’est cette loi du silence qui a permis à cette pratique de passer inaperçue aussi longtemps ?
Exactement, nous considérons que si les femmes parlent de ce qu’elles ont vécu, la société sera plus sensible et des lois émaneront pour permettre l’éradication de ce fléau.
La situation évolue-t-elle depuis que vous avez débuté votre combat dans les années 1990 ?
Absolument. Dans les années 90, très peu de femmes venaient nous voir et quand c’était le cas, elles n’avaient pas le courage d’expliquer la cause des lésions génitales qu’elles présentaient. Généralement, elles disaient qu’elles étaient tombées à califourchon sur un morceau de bois mais bien évidemment ces explications ne tenaient pas. Quand on voit un appareil génital détruit par les effets de la soude caustique déversée à l’intérieur, on sait qu’on a affaire à une femme victime d’un viol abject. Mais plus les femmes brisent le silence, plus la communauté internationale réagit à ce phénomène.
Il y a quelques années, beaucoup d’encre a coulé dans la presse sur de prétendues manipulations des chiffres par les ONG congolaises pour attirer les dons. Que pensez-vous de ces allégations ?
Au Congo, ce n’est pas au bourreau présumé de se justifier, c’est à la femme de prouver qu’elle a été victime de viol. Pour une femme, l’humiliation est double : elle a été violée et en plus elle doit prouver ce qu’elle a subi. Quand elle n’arrive pas à apporter suffisamment de preuves, elle est considérée comme une menteuse. Pour autant que je sache, ceux-là même qui commettent ces viols peuvent être à l’origine de ces allégations. Je le rappelle une fois de plus, lorsqu’une femme est violée, la plus grande difficulté est de prouver le crime. Un phénomène nouveau frappe le Congo depuis 2 ans : le viol des bébés. Lorsqu’un bébé de 12 mois, 18 mois, 3 ans est pénétré par un adulte, les lésions sont telles qu’aucune personne ne peut remettre en cause le viol. Cette discussion des chiffres ne m’intéresse pas. Une personne violée c’est déjà une personne de trop.
Pourquoi les groupes armés qui s’affrontent dans cette région du monde, auteurs de ces viols, s’attaquent aux femmes pour détruire leurs ennemis ?
C’est une stratégie qui marche. Les hommes voient la mère de l’autre, la femme de l’autre, la fille de l’autre comme un moyen de toucher l’honneur de leur ennemi. Lorsque dans un conflit armé on viole la femme de l’autre, c’est un moyen de dire à son ennemi qu’on peut l’asservir, qu’on est plus fort que lui. J’ai rencontré des combattants, par exemple en Syrie, qui abandonnaient le combat simplement en apprenant que leur femme était dans les geôles du pouvoir. C’était suffisant pour leur faire déposer les armes. Le viol, c’est toucher à l’identité et à l’humanité de la personne.
Vous avez été victime de six tentatives d’assassinat depuis que vous avez ouvert l’hôpital Panzi. Qui sont ces personnes qui veulent mettre fin à vos jours et pourquoi ?
Il est très difficile, dans une société où les auteurs de viols sont issus aussi bien de milices que des forces gouvernementales, de savoir qui était derrière ces tentatives. Ce que je sais, c’est que le fait que je dénonce ne plaît pas. L’autre souci est que la société congolaise n’a pas les moyens d’investiguer sur des affaires comme celle-ci. Il n’y a eu aucune conclusion de rendue ni même d’enquête après l’attentat qui a coûté la vie à un de mes collaborateurs.
La reconnaissance du viol comme arme de guerre et son interdiction par la communauté internationale arrêterait-elle vraiment ses auteurs ?
Le viol est reconnu comme crime de guerre et peut même être reconnu comme crime contre l’humanité. Ce que nous souhaitons, c’est que la justice internationale fasse évoluer ses mécanismes pour arrêter de contraindre les femmes, pour porter plainte, à devoir amener des preuves qu’elles n’ont pas. Elles ne sont souvent même pas informées. Même en ville, la première réaction des femmes est souvent de brûler leurs vêtements et leurs sous-vêtements et de se laver dix fois pour faire disparaître la honte. Souvent, quand elles en viennent à se présenter à nous, c’est en raison de problèmes de santé survenus suite à leur viol. Elles veulent alors aller voir la police mais c’est trop tard car les preuves n’existent plus. Il est désormais obligatoire que nous fassions preuve d’ingéniosité pour permettre aux femmes de prouver a posteriori, grâce à la science ou la justice, qu’elles ont été victimes de viol.
En plus d’être utilisées comme arme, les violences sexuelles sont également utilisées par des milices armées pour enrôler des enfants ?
Les soldats promettent monts et merveilles aux enfants qu’ils souhaitent enrôler. « Avec un fusil vous aurez l’argent, vous aurez les femmes… », et les enfants y croient. Ils expliquent par exemple à ceux qui ne sont pas en mesure de payer la dot d’une femme que s’ils deviennent combattants ils auront toutes les femmes qu’ils veulent. C’est un stratagème qui aboutit notamment à l’esclavage des femmes Yézidies qu’ils vendent ensuite aux autres. C’est une logique de manipulation très grave et il faut avant tout punir ceux qui lavent le cerveau de ces enfants.
En Inde, à Agra, un café a été ouvert par des femmes victimes d’attaques à l’acide qui s’en sont sorties. Une fois qu’elles ont quitté votre hôpital, les femmes que vous avez soignées arrivent-elles à retrouver une vie « normale » ?
Beaucoup de femmes s’en sortent et s’en sortent même bien. La psychologie holistique (ndlr, qui tient compte des dimensions physique, mentale, émotionnelle, familiale, sociale, culturelle et spirituelle du patient) fonctionne très bien. Il ne faut pas considérer le viol comme un acte isolé. C’est un acte qui affecte la personne dans sa globalité. Je dis souvent que le traitement médical représente 1 % du traitement. Le reste, c’est ce qui permet à la femme de recouvrer son identité. Je suis impressionné par la résilience des femmes. Parfois, quand je les vois arriver à l’hôpital, je me dis qu’elles ne s’en sortiront jamais. J’ai vu des femmes adultes qui pesaient 30 kg. Mais grâce à l’aide des psychologues, des assistantes sociales et lorsqu’on donne les moyens à ces femmes de reprendre une vie normale, elles parviennent à se prendre en main et à recommencer à s’occuper de leur famille. Elles deviennent même souvent des militantes, des activistes des droits de l’homme qui se battent pour le droit de leur communauté. C’est une force extraordinaire.