Vampyrum spectrum, la chauve-souris qui mange d'autres chauves-souris

Surnommée « le jaguar ailé », la chauve-souris javelot, une espèce d’Amérique latine très difficile à observer, livre peu à peu ses secrets aux scientifiques.

De Jason Bittel
Publication 17 déc. 2021, 11:27 CET
More mysteries revealed about bat-eating bat

Une chauve-souris javelot, plus grande espèce de chiroptère de l’hémisphère ouest, mange une chauve-souris fer-de-lance à lunettes.

PHOTOGRAPHIE DE Marco Tschapka

« C’est la Vampyrum », s’exclame Winifred Frick, en tête de groupe sur le sentier plongé dans la pénombre. Des sauterelles faisaient vibrer la forêt tropicale, tandis que des singes hurleurs poussaient des cris dans la moiteur de la nuit. Alors que je rattrapais Winifred munie d’un filet japonais, sorte de bobine de maille noire que les scientifiques utilisent pour attraper des chauves-souris à des fins d’étude, j’ai jeté un œil par-dessus son épaule... et mon cœur s'est emballé.

Winifred Frick, scientifique en chef de l’ONG Bat Conservation International, est écologue à l’université de Californie, aux États-Unis. C’est elle qui supervisait l’opération dans le cadre du recensement annuel de chauves-souris au Belize. Au cours de la dernière semaine de cette expédition menée en novembre, j’ai vu de près des dizaines de chiroptères dans la réserve archéologique de Lamanai : des chauves-souris à face ridée semblables à des bouledogues, des nasins des rivières et leur nez de Pinocchio, ainsi que des chauves-souris vampires communs souriant de toutes leurs dents.

Aucune d’entre elles n’était plus grande qu’un oiseau chanteur. Mais la chauve-souris qui me fixait du regard faisait la taille d’un corbeau et arborait des oreilles, un museau et des dents dignes du grand méchant loup. Plus connu sous le nom de chauve-souris javelot, Vampyrum spectrum est le plus grand chiroptère de l’hémisphère ouest et peut mesurer près d’un mètre d’envergure. (Découvrez la chauve-souris javelot en photos.)

Il est également surnommé le grand faux vampire, à tort. L’animal ne se nourrit pas de sang comme les chauves-souris vampires ; il préfère la chair. Au tableau de chasse de ces superprédateurs figurent des rongeurs, de grands insectes, des oiseaux et d’autres chauves-souris, qu’ils attaquent parfois en plein vol.

Gardant cela à l’esprit, Winifred Frick a sorti de son sac une paire d’épais gants en cuir. Bien qu’elle ait manipulé des milliers de chauves-souris au cours de ses 20 ans de carrière, c’était la première fois qu’elle attrapait une chauve-souris javelot. « Si je ne suis pas prudente, elle ne va pas me rater », explique-t-elle.

La semaine précédente, une autre équipe avait attrapé une chauve-souris javelot femelle, le premier spécimen observé en 14 recensements annuels dans la région.

Dépêtrant le chiroptère du filet pour l’observer de plus près, l’écologue a été surprise de constater que chaque aile présentait de petits trous. Il s’agissait vraisemblablement de la femelle que ses collègues avaient déjà attrapée. La perforation des ailes est une méthode de prélèvement génétique rapide et sans douleur. Elle n’entrave pas le vol et la peau cicatrise rapidement.

« Les chauves-souris sont des éléments essentiels de la biodiversité mammalienne et Vampyrum est l’exemple même d’une chauve-souris fascinante », explique Winifred Frick. « Ce sont les jaguars ailés des forêts tropicales d’Amérique centrale et du Sud ».

 

UNE CHAUVE-SOURIS SINGULIÈRE

Avec l’aide de ses collègues, Melissa Ingala, associée de recherche au Muséum américain d’histoire naturelle de New York, a implanté une petite balise PIT sous la peau de la chauve-souris et a prélevé des échantillons fécaux pour déterminer ce qu’elle avait récemment mangé. Ainsi, si la chauve-souris est à nouveau attrapée, l’équipe pourra comparer ces prélèvements pour voir si son régime alimentaire a évolué, une information importante sur le comportement d’un animal, souligne la chercheuse.

« C’est tellement rare d’en attraper que nous ignorons beaucoup de choses à leur sujet », indique Nancy Simmons, conservatrice en chef du département de mammalogie au Muséum américain d’histoire naturelle. C’est elle et Brock Fenton, professeur émérite à l’université Western du Canada, qui organisent ces recensements annuels de chauves-souris, un effort qui a produit au moins 60 publications scientifiques jusqu’à présent.

« Pour ce qui est de Vampyrum, je pense qu’elle parcourt la forêt en volant à la recherche de petits vertébrés, et si elle entend quelque chose d’étrange, elle part mener son enquête », explique Nancy Simmons.

Si les chauves-souris se nourrissent généralement d’insectes, de fruits, de nectar, une étude récente a révélé que Vampyrum est l’une des neuf espèces de chiroptères considérées comme carnivores.

D’après cette étude, le rôle de ces espèces, parmi lesquelles figurent le faux vampire laineux (Chrotopterus auritus) et la phyllostome à lèvres frangées (Trachops cirrhosus), en tant que superprédateurs est sous-estimé au sein de leurs écosystèmes. Elles aident notamment à réguler les populations de leurs proies.

Présente du sud du Mexique jusqu’au Brésil, la chauve-souris javelot prend son envol la nuit et part à la recherche d’oiseaux, qu’elle arrache de leur nid ou des branches d’arbres. Ces mammifères volants attrapent également les rongeurs qui détalent dans les feuilles mortes.

« Elles fondent sur leurs proies et les enveloppent en se servant de leurs ailes comme d’un éventail », décrit Rodrigo A. Medellín, écologue à l’université du Mexique et coauteur de l’étude récente sur les chauves-souris carnivores, qui n’a pas pris part à l’expédition au Belize.

Puis, tel un jaguar, « elles mettent à mort leur victime en les mordant sur le sommet du crâne ou dans la nuque », ajoute-t-il.

Aussi spectaculaire que cela puisse paraître, les scientifiques ont rarement observé ces exécutions. Cela s’explique sans doute par des populations de chauves-souris javelot très faibles, comme c’est également le cas avec d’autres superprédateurs. La réduction de l’habitat de ces chiroptères leur pose également un grave problème, car ils ont besoin d’espace pour chasser. L’espèce est considérée comme « quasi menacée » d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature.

« Cette forêt en abrite peut-être cinq : cette femelle, son partenaire et leur progéniture », confie Melissa Ingala. À titre de comparaison, des centaines voire des milliers d’autres espèces de chauves-souris différentes habitent ce même bois.

« C’est une chauve-souris très spéciale », souligne la chercheuse.

 

LA FAMILLE AVANT TOUT

Pour tenter d’en savoir plus sur les chauves-souris javelot, Rodrigo A. Medellín offre une récompense de 1 000 dollars (environ 890 €) à quiconque capable de lui montrer une aire de repos de Vampyrum dans son pays natal, le Mexique. Jusqu’à présent, trois lui ont été signalées.

« C’est trois de plus que ce que sait quiconque sur Terre », lance avec malice Rodrigo A. Medellín, qui est également explorateur National Geographic.

Ces quelques aires de repos ont déjà livré des informations précieuses. Par exemple, Rodrigo A. Medellín et son équipe ont observé que c’est le mâle qui apporte des rongeurs et d’autres proies à la femelle lorsque celle-ci doit rester avec son petit, qui peut atteindre presque la moitié de sa taille.

« Ce type de nourrissage supplémentaire était inconnu chez cette espèce », souligne l’écologue.

De la même façon, les expériences de Rodrigo A . Medellín réalisées avec des chauves-souris javelot en captivité ont démontré qu’elles cessent d’utiliser l’écholocalisation lorsqu’elles s’approchent d’une proie, sans doute pour éviter la détection des ultrasons par les autres chauves-souris, voire certains rongeurs. Elles semblent s’aider des sons émis par les proies pour chasser.

« Il y a aussi cette autre hypothèse que je dois vérifier, selon laquelle les chauves-souris utilisent aussi leur odorat », avance-t-il. De nombreux oiseaux prédatés par Vampyrum, comme les coucous et les motmots, dégagent de fortes odeurs corporelles et nichent en groupes. « Ce sont des informations impossibles à manquer pour un prédateur », ajoute Rodrigo A. Medellín.

Le fait que les chiroptères tuent et mangent de grands oiseaux, à l’instar des perroquets amazones, l’intrigue aussi. Plus lourds qu’une chauve-souris javelot, « ils peuvent facilement en décapiter une avec leur bec. Pourtant, Vampyrum se nourrit d’eux », poursuit l’écologue.

 

LE ROYAUME DE VAMPYRUM

La récente étude de Rodrigo A. Medellín met en évidence le recoupement des territoires de certaines espèces de chauves-souris carnivores et le fait que leur présence ou leur absence semble avoir une influence sur le comportement des autres chiroptères. (À lire : Les chauves-souris sont les vraies super-héroïnes du monde animal.)

Le chercheur fait ainsi remarquer que Vampyrum et Chrotopterus (le faux vampire laineux) aiment toutes deux nicher dans des arbres creux. Mais, dans les zones de présence des deux espèces, Chrotopterus tend à nicher dans des grottes, des sites archéologiques et des buses.

« Lorsque Vampyrum disparaît du système, en raison de l’altitude ou de la latitude, Chrotopterus retourne dans les arbres creux », décrit l’écologue.

Tout ceci laisse penser que d’autres espèces de chauves-souris vivant sur le territoire de Vampyrum modifient aussi leur comportement pour leur propre sécurité. Et maintenant que j’ai vu une chauve-souris javelot en chair et en os, je ne peux que les comprendre.

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    Dans le cadre de son engagement visant à faire découvrir et à protéger les merveilles de notre planète, la National Geographic Society a financé le travail de l’explorateur Rodrigo A. Medellín. Pour en savoir plus sur le soutien qu’apporte la National Geographic Society aux explorateurs, rendez-vous ici.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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