L’industrie minière de l’Ouest américain met en péril le tétras des armoises
Doit-on préserver ou exploiter les terres de l’Ouest américain ? Un oiseau un peu gauche incarne les enjeux du débat.
Bien avant l’aube, près de la rivière Little Snake, dans le sud du Wyoming, le pick-up de Patet Sharon O’Toole tressaute dans une vaste vallée couverte d’armoise, où la famille élève du bétail depuis cinq générations.
Pat éteint les phares et se dirige vers une clairière. Sous la lune encore pleine, des dizaines de points blancs sautillent sur la plaine sombre. Les tétras des armoises ont dansé toute la nuit. L’aurore éclaire peu à peu les montagnes, vers l’est, et dévoile le singulier rituel d’accouplement.
Les mâles, hauts d’un demi-mètre, se pavanent, gonflant leur poitrine aux plumes blanches et déployant leur queue. Ils se pourchassent et bataillent dans une tempête de battements d’ailes, de torses bombés et de caquetages bruyants. Les femelles, plus petites, avec leur plumage gris moucheté se fondant dans l’armoise et le sol, restent là avec un air ennuyé.
Le tétras des armoises est « indubitablement l’oiseau le plus comique qu’il m’a été donné d’observer », nota l’ornithologue Charles Bendire en 1877. Les tétras peuplaient alors l’Ouest américain par millions. Amérindiens comme colons anglais les chassaient pour leurs plumes et leur viande. Dans les années 1880, le naturaliste George Bird Grinnell campa dans une vallée du Wyoming où les tétras étaient si nombreux qu’elle en devenait « une masse grise mouvante ».
Il reste désormais moins de 10% de leur population initiale, soit un demi-million d’oiseaux dispersés sur onze États de l’ouest des ÉtatsUnis et deux provinces du Canada. Le tétras des armoises exige une végétation d’armoise intacte. Cet arbrisseau dur et résistant à la sécheresse constitue sa nourriture (surtout en hiver), son abri et celui de ses nids. Mais l’armoise recule partout. Le surpâturage massif d’il y a un siècle a dégagé l’espace au profit d’herbes invasives, qui alimentent des incendies dévastateurs dans l’ouest de l’aire du tétras.
Les routes, le morcellement des terres, les câbles, les fermes, les champs gaziers et les éoliennes perturbent ce qui formait naguère une mer d’armoise d’un seul tenant. Protéger la plante soulagerait les tétras, ainsi que d’autres animaux qui en dépendent – l’antilope pronghorn, le cerf mulet, le lapin pygmée et la chevêche des terriers. Mais cela pourrait coûter cher aux éleveurs, aux secteurs pétrolier et gazier, et aux agences immobilières.
En 2015, le gouvernement du président Obama a négocié ce qu’il a présenté comme un accord historique entre ces intérêts antagonistes. Aujourd’hui, l’administration Trump est en train de fragiliser les dispositions écartant les forages de pétrole et de gaz des aires protégées pour le tétras. C’est l’éternel combat entre ceux qui veulent protéger les terres de l’Ouest et ceux qui veulent en tirer leur subsistance. l’une des principales causes du déclin du tétras pourrait être la colossale hausse de la production de gaz naturel dans des zones telles que le bassin de la rivière Green, au sud de Pinedale (Wyoming).
Le biologiste John Dahlke y a effectué sa première visite en 1984. Il a vu beaucoup d’armoise, quelques piquets de clôture, quelques routes à double sens, et pas grand-chose d’autre – excepté la plus grande concentration hivernale connue de tétras des armoises. Ceux-ci s’envolaient des buissons en vagues pataudes, se souvient John Dahlke : « Ils remplissaient le ciel, se cognaient entre eux et retombaient. »
Le bassin de la rivière Green abrite désormais Jonah Field. C’est l’un des gisements gaziers, situé presque en totalité sur des terres fédérales. Il est quadrillé par des routes, encombré de puits de gaz, de foreuses, de gazoducs, de baraques de service camouflées avec de l’armoise.
« C’est arrivé à une vitesse incroyable, s’étonne John Dahlke, qui travaille comme consultant en environnement à Pinedale. Nous sommes passés d’un espace absolument silencieux, avec juste le vent ou le chuintement de la neige tombant sur le sol, à un paysage industriel. »
Ce changement effréné s’est avéré particulièrement redoutable pour les tétras des armoises, en raison de leur fidélité à leurs territoires de reproduction et de nidification. Les mâles retournent tous les printemps vers les mêmes leks (les clairières où ils exécutent les parades nuptiales).
En général, les femelles nichent à 500 m de leur nid de l’année précédente. Et leurs juvéniles s’installent près de là. « Les tétras n’ont pas une âme de pionnier », relève John Dahlke. Au lieu de chercher un meilleur habitat (par ailleurs de plus en plus limité), ils dansent et nichent avec obstination au milieu des bulldozers et torchères des puits de gaz.
La plupart des oiseaux survivent à court terme, explique Dahlke, mais « des impacts progressifs » protégeait pas le tétras efficacement. Les autres sont perceptibles. Le nombre de leks s’est réduit. déploraient des restrictions « drastiques ». « À Jonah Field, les énormes volées hivernales ont disparu. Complètement disparu. »
Les scientifiques se sont aperçus du déclin du tétras des armoises dans l’Ouest seulement au début des années 1990. En 1999, des groupes de protection de la nature ont demandé à ce qu’il soit protégé en tant qu’espèce menacée. Pendant des années, le gouvernement fédéral a reculé. Placer le tétras sur la liste des espèces en danger aurait sévèrement limité l’activité économique dans les 7 00 000 km2 où vit l’oiseau – un mélange de terres fédérales, des États ou privées.
Le Wyoming abrite un tiers des tétras restants. Or son économie dépend de l’extraction d’énergies fossiles. En 2007, l’État a constitué un large groupe de travail réunissant éleveurs, représentants de l’industrie, défenseurs de l’environnement, gestionnaires fonciers et hommes politiques, afin de trouver une stratégie pour enrayer le déclin de l’oiseau.
« Nous nous sommes battus de toutes nos forces jusqu’au bout, raconte Paul Ulrich, directeur des affaires gouvernementales à Jonah Energy, qui exploite Jonah Field. Jusqu’au jour où nous avons mis de côté notre intérêt et nous sommes demandés : qu’est-ce qui est le mieux pour le Wyoming ? »
Le groupe a fini par se mettre d’accord pour limiter tout développement et restaurer les aires détériorées dans les habitats primordiaux des tétras (mais en excluant Jonah Field, où la population avait déjà diminué), tout en autorisant davantage de développement intensif ailleurs.
Le plan fédéral du gouvernement Obama, doté de 60 millions de dollars, a pris modèle sur celui du Wyoming. Aucun parti n’a obtenu tout ce qu’il voulait. Mais, estime Paul Ulrich, « visiblement, cela fonctionne ». L’industrie a arraché la garantie que le tétras ne rejoindrait pas la liste des espèces en danger.
Les défenseurs de l’environnement ont obtenu que, dans les habitats primordiaux du tétras, le développement économique reste limité, précise Brian Rutledge, de la Société Audubon. « Avons-nous des désaccords ? Bien sûr. Mais nous avons établi des normes et nous en mesurons l’impact. Pour moi, c’est là que se trouve l’avenir de la défense de l’environnement. »
Tout le monde ne partageait pas cet avis. Des groupes, à gauche comme à droite, en ont appelé à la justice. Les uns soutenaient que le plan ne protégeait pas le tétras efficacement. Les autres déploraient des restrictions « drastiques ».
Sous le gouvernement Trump et au nom de l’indépendance énergétique, le Bureau de gestion des terres (BLM) a souhaité la levée de certaines restrictions au développement dans des zones-clés de l’habitat des tétras.
Une autre proposition pourrait affecter nombre d’espèces : le gouvernement autoriserait les gestionnaires de la faune à prendre en compte les données scientifiques, mais aussi l’impact économique d’une inscription sur la liste des espèces en danger. dans le ranch o’toole, la danse des tétras s’achève sans romantisme excessif. Les femelles qui rôdaient aux abords du lek se sont décidées.
La plupart s’accouplent avec le même mâle. La femelle se tourne, met ses ailes en arche, et c’est l’affaire de quelques secondes. Avant les requêtes en vue de protéger l’espèce, « nous n’avions jamais vraiment prêté attention aux tétras. Ils faisaient partie du paysage, comme les cerfs », raconte Pat O’Toole.
Il a pris part aux négociations au niveau de l’État, puis fédéral, et se dit satisfait des résultats dans l’ensemble. Grâce au programme fédéral, il reçoit des aides pour entretenir l’habitat du tétras et de son bétail. Sur le terrain où nous nous trouvons, les brebis mettront bas au printemps.
Il abrite aussi six leks de tétras, et de multiples animaux – pronghorn, cerf mulet, pygargue à tête blanche, aigle royal. « Cet écosystème est intact », constate Pat. Des espèces savent s’ajuster aux évolutions environnementales. Le corbeau utilise les tours de forage comme perchoirs d’où attaquer les tétras. Mais ceux-ci, éminemment adaptés à la rude et silencieuse steppe américaine, « ne sont pas malins du tout », note Sharon O’Toole.
Ils foncent dans les clôtures, se posent au milieu des routes passantes. Hommes et corbeaux sont plus adaptables. Nous pouvons apprendre à faire les choses différemment. Brian Rutledge, de la Société Audubon, y croit : on peut modifier les comportements qui, dans l’Ouest, alimentent les vieux conflits et les coups de menton politiques. Il espère que la coopération autour du tétras des armoises, si on lui laisse sa chance, fournira un modèle pour d’autres efforts de protection.
Cet article a été publié dans le magazine National Geographic n° 230, daté de novembre 2018.