L'antilope du Tibet est massacrée pour la confection d'écharpes
Le commerce de la luxueuse « shahtoosh » menace l'antilope du Tibet, une espèce menacée.
Giovanni Albertini est habitué à l'opulence. Depuis son poste-frontière entre la Suisse et l'Italie, à deux heures de route de Milan, il passe ses journées à analyser des passagers propres sur eux et à fouiller leurs sacs de voyage estampillés Gucci et Louis Vuitton à la recherche de marchandises de contrebande. Lui et ses collègues douaniers de la frontière suisse ont déjà passé au crible des diamants, des vins exorbitants ou encore du caviar, entre autres.
Autant dire que l'écharpe grisâtre étendue devant lui ne saute pas tout de suite aux yeux. De couleur beige, chiffonnée, mouchetée de minuscules poils crépus, seules de petites franges à chaque extrémité font office de fioritures. Pourtant, ce châle à l'apparence anodine pourrait bien être, lui aussi, un objet de contrebande de grande valeur.
Le douanier l'avait repéré deux heures plus tôt au cou d'une Italienne d'une cinquantaine d'années, passagère d'une Audi argentée qui voyageait avec son mari. L'agent leur demande alors de se ranger, suspectant l'étole d'être en shahtoosh — la « reine des laines », en perse —, une laine extrêmement onéreuse, soyeuse et chaude qu'il est interdit d'importer, de vendre et même de posséder dans une grande majorité des cas.
Le shahtoosh est issu de la toison chaude et courte de l'antilope du Tibet, une espèce rare présente presque exclusivement dans le Changtang, une région du plateau tibétain. La laine de quatre antilopes est nécessaire pour fabriquer une seule écharpe en shahtoosh.
Les antilopes étant des animaux sauvages qui ne peuvent être ni domestiqués ni tondus, la seule façon d'obtenir leur laine implique de les abattre et d'écorcher la peau de leur carcasse. Les trafiquants font ensuite passer la laine brute dans la région du Cachemire, en Inde, où des artisans la tissent et en font de chaudes écharpes.
Selon l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui établit un inventaire mondial sur l'état de conservation des espèces sauvages, la demande mondiale de shahtoosh a engendré la disparition de 90 % de la population d'antilopes du Tibet au cours du siècle dernier. Autrefois un bien apprécié de la dot en Inde, les shahtoosh sont aujourd'hui essentiellement convoités par des Occidentaux, prêts à payer jusqu'à 20 000 dollars (près de 18 000 euros) pour une écharpe de la taille, de la couleur et de la forme de leur choix.
De nombreuses rumeurs ont longtemps couru sur l'origine du shahtoosh. Une légende répandue voulait que cette matière provienne du duvet d'une « oie de Sibérie ». Une autre affirme que l'antilope du Tibet aurait mué naturellement et que ses touffes de poil auraient alors été ramassées par des nomades. Mais les chercheurs ont découvert les dessous du commerce du shahtoosh et ont pu constater le carnage provoqué par le braconnage.
Selon George Schaller, biologiste spécialiste de la conservation qui étudie l'antilope du Tibet depuis les années 1980 dans le cadre de son travail pour l'organisation à but non lucratif Wildlife Conservation Society, la vue d'une antilope en pleine nature a quelque chose d'exaltant. « Les mâles sont d'une incroyable beauté, avec leurs longues cornes fines et leur robe hivernale noir et blanc », décrit-il, ajoutant que le déplacement en groupe des femelles au pelage brun clair et de leurs petits donne l'impression d'une colline en mouvement. Le paysage reculé et sauvage rend ce phénomène d'autant plus saisissant, confie-t-il. « Des milliers de kilomètres carrés sans âme qui vive s'étendent devant vous. »
J'ai touché un shahtoosh pour la première fois dans un sous-sol niché au cœur d'un quartier résidentiel de Berne, en Suisse, entourée de milliers — pour ne pas dire de millions — de produits saisis issus du trafic d'espèces sauvages. Cette pièce verrouillée se trouvait au bout d'un couloir à l'odeur de fromage pourri (des tests de sécurité alimentaire étaient alors en cours).
Dans un coin de la pièce, des centaines de shahtoosh, de différentes formes et tailles, étaient exposés dans une vitrine. « Cette petite écharpe est probablement celle d'un enfant », m'a expliqué Lisa Bradbury, pointant du doigt un tissu de la taille d'un mouchoir. Lisa Bradbury est chargée de conseiller le bureau suisse qui applique la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES) dans le pays. La CITES est un traité international qui réglemente le commerce transfrontalier d'espèces protégées.
La plupart des étoles qu'elle m'a présentées étaient relativement grandes, environ un mètre sur deux. J'ai enveloppé mes épaules d'un châle pourpre impérial très simple et ai pu sentir son tissage délicat ainsi que sa douceur soyeuse. Il était facile de comprendre ce qui motivait une personne à vouloir un shahtoosh — si l'on ignorait le massacre d'animaux à l'œuvre derrière.
Alors que le nombre d'antilopes du Tibet avoisinait autrefois le million, elles n'étaient plus que 75 000 dans les années 1990. Grâce à une meilleure protection de leur habitat en Chine et à un plus grand respect de l'inscription de l'animal dans la liste de la CITES, laquelle interdit tout commerce international de l'espèce, ces chiffres sont repartis à la hausse au cours de la première décennie de ce siècle.
Pourtant, les autorités suisses affirment mettre la main sur un grand nombre de shahtoosh ces derniers temps. Entre 2015 et 2018, les douaniers ont saisi l'équivalent de plus de 800 antilopes du Tibet au cou ou dans les bagages de voyageurs originaires pour la plupart d'Italie, d'Allemagne, du Royaume-Uni et du Moyen-Orient. Les motifs modernes de ces écharpes, leurs broderies et dessins sophistiqués, laissent à penser que certaines d'entre elles avaient été confectionnées récemment.
Au cours de la semaine précédant ma visite au poste-frontière de Castasegna, en février, les douanes suisses avaient découvert 3 étoles, soit 12 antilopes du Tibet abattues.
« La laine shahtoosh est l'une des priorités de notre bureau », m'a expliqué Mathias Lörtscher, responsable de l'équipe chargée d'appliquer la CITES en Suisse, lors de ma visite dans son bureau, à Berne. Selon lui, son pays n'est pas le seul à devoir lutter contre ce phénomène. Lors de deux réunions internationales de la CITES tenues en 2016 et 2017, la Suisse a demandé une étude immédiate du trafic de shahtoosh et appelé à une vigilance accrue dans le monde entier. »
COMMENT DÉTERMINER QU'IL S'AGIT BIEN DE SHAHTOOSH ?
L'identification du shahtoosh exige un certain niveau de compétence. De manière générale, les agents traquent les poils de jarre, de longs poils crépus qui permettent à l'antilope du Tibet à l'état sauvage d'être au sec. Contrairement à son duvet soyeux, ces poils ne sont pas indispensables à la texture caractéristique d'une écharpe en shahtoosh mais sont souvent apparents car difficiles à retirer pour les tisseurs.
Une fois agrandis, ils ressemblent au « motif d'une dalle de pavé », explique la morphologue scientifique Bonnie Yates, aujourd'hui à la retraite dans l'Oregon. Au milieu des années 1990, alors qu'elle travaille au laboratoire de la police scientifique du U.S. Fish and Wildlife Service, à Ashland, dans l'Oregon, elle imagine un moyen de distinguer les poils de jarre de l'antilope du Tibet de ceux d'autres espèces. Elle découvre au microscope qu'un poil de jarre d'antilope du Tibet comporte un tas de minuscules bulles d'air, lui donnant l'apparence de dalle. Un poil de jarre de la chèvre domestiquée de l'espèce Capra hircus — l'animal à partir duquel sont fabriquées les écharpes en pashmina qui sont, elles, légales — est totalement différent et s'apparente à une épaisse bande sombre aux bords blancs, à la manière d'une rue venant d'être pavée de caniveaux blancs.
Au poste-frontière de Castasegna, Marco Zarucchi a analysé au microscope l'un des poils de jarre prélevé sur l'écharpe marron confisquée par Albertini. Autrefois skieur olympique, M. Zarucchi est aujourd'hui sergent-major aux douanes suisses et a saisi 19 étoles en shahtoosh ces 5 dernières années.
Après quelques minutes d'analyse, les deux collègues étaient certains d'avoir entre leurs mains une autre de ces écharpes. « Oui », lance-t-il à Albertini, « c'est bien un shahtoosh. »
Dès lors, le gouvernement suisse allait réquisitionner l'écharpe et son ancienne propriétaire devrait s'acquitter d'une amende pouvant atteindre plusieurs milliers de dollars.
Le sergent-major annonça la nouvelle à l'intéressée, dont je tairai l'identité, conformément à la loi suisse sur la protection de la vie privée. Il lui remit une fiche d'information officielle au sujet du shahtoosh, indiquant que l'antilope du Tibet bénéficiait « du même niveau de protection internationale que les éléphants, les tigres et les rhinocéros ».
Sans hausser le ton ni supplier qu'on lui rende son châle, la femme expliqua à M. Zarucchi qu'elle en avait hérité d'une amie proche décédée en décembre 2017. Elle affirma qu'elle ignorait jusque là ce qu'était un shahtoosh et qu'elle n'avait, d'ailleurs, jamais entendu ce mot.
Mais M. Zarucchi n'en démordit pas, répétant qu'il ne s'agissait pas d'une simple interdiction à l'échelle de la Suisse mais que le shahtoosh était réglementé par la CITES.
Deux heures après son arrivée au poste-frontière, le couple fut autorisé à entrer sur le territoire suisse, armé d'un reçu de l'acompte de 1 800 dollars (1 600 euros) qu'il venait de régler sur l'amende dont le montant serait fixé par les autorités, à Berne. Les deux voyageurs laissèrent derrière eux le shahtoosh, scellé dans un sac de pièces à conviction.
Lisa Bradbury a formé de nombreux douaniers suisses chargés d'identifier et de confisquer les shahtoosh. En cas d'identification positive, ils transmettent les écharpes à l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires de Berne, où travaille Lisa Bradbury, pour un test de confirmation. Une semaine après la saisie d'Albertini à la frontière italienne, l'équipe a analysé le châle marron et confirmé la première identification faite par la douane.
Le shahtoosh est inscrit pour la première fois sur la liste de la CITES en 1979, mais son commerce ne s'arrête pas immédiatement pour autant. Durant les années 1990 — point culminant du commerce mondial —, les étoles continuent parfois d'être vendues dans des magasins aux quatre coins du monde et même de faire l'objet de publicité, selon plusieurs reportages. En 1994, 100 000 dollars (89 000 euros) de châles en shahtoosh sont vendus illégalement aux États-Unis lors d'une vente aux enchères caritative destinée à lever des fonds pour les patients atteints de cancer, conduisant aux premières poursuites judiciaires contre ce commerce dans le pays. Le trafiquant ayant rapporté des châles d'une valeur de 250 000 dollars (222 500 euros) au total plaide coupable pour avoir enfreint la loi sur les espèces en voie de disparition ainsi que la CITES. Un juge d'un tribunal d'instance du New Jersey prononce alors une peine de 5 ans de liberté conditionnelle et 5 000 dollars (environ 4 500 euros) d'amende.
Pas plus tard qu'en octobre 2017, Martha Stewart a déclaré au New York Times qu'elle emportait toujours un châle très confortable en shahtoosh lors de ses voyages. « Ils sont aussi légers qu'une plume, aussi chauds qu'une couette en duvet et sont si fins qu'ils passent au travers d'une alliance. » Elle faisait alors référence à « l'épreuve de la bague » permettant de distinguer le shahtoosh d'étoffes plus épaisses telles que le pashmina. La femme d'affaires américaine est par la suite revenue sur sa déclaration, affirmant qu'elle voulait en réalité dire que son châle ressemblait à du shahtoosh. Ses agents n'ont pas souhaité répondre à nos demandes de commentaire.
Aux États-Unis, le commerce du shahtoosh semble s'être calmé ces derniers temps, à moins qu'il soit passé inaperçu. En vertu de la loi sur l'accès à l'information, j'ai déposé une demande auprès du U.S. Fish and Wildlife Service — l'agence américaine chargée de surveiller le trafic d'espèces sauvages — afin d'obtenir des informations au sujet d'éventuelles saisies de shahtoosh ou d'autres marchandises confectionnées à partir d'antilope du Tibet remontant jusqu'en 2007. Aucune confiscation n'avait été répertoriée.
LA SUISSE, HAUT LIEU DU SHAHTOOSH
En matière de saisies déclarées officiellement, la Suisse arrive à la première place du podium. Dans le pays, des shahtoosh sont souvent découverts au sein d'un minuscule aéroport situé à quelques kilomètres de la très chic station de ski de Saint-Moritz. Le lendemain du coup de filet au poste-frontière de Castasegna, une vingtaine de jets privés devaient y atterrir entre la fin de la matinée et le milieu de l'après-midi. Un grand nombre d'entre eux ont été fouillés, au cas où ils transporteraient les luxueuses étoles ainsi que d'autres marchandises illégales.
Aux alentours de 14 heures, trois adultes et quatre enfants ont débarqué de leur vol. Leurs bagages ont été déposés au sein d'un petit conteneur blanc afin d'être inspectés. L'agent des douanes Zarucchi n'a pas tardé à mettre la main sur une écharpe à l'apparence suspecte, enfouie sous des couches de chemisiers et de pantalons soigneusement pliés. De couleur bleu turquoise, elle était ornée de détails brodés orange, rouges et roses. Des initiales, vraisemblablement celles du tisserand, étaient cousues dans l'un des coins du tissu soyeux. Pour Zarucchi, ce châle avait l'apparence et le toucher d'un shahtoosh.
Sa propriétaire — une Britannique de petite taille, aux lunettes de soleil coincées dans les cheveux, à la bouche ornée d'un rouge à lèvres rose parfaitement appliqué, un jeune enfant porté habilement sur les hanches — fit une mine boudeuse. « Ce n'est pas du shahtoosh », a-t-elle affirmé d'un ton catégorique. « Tout le monde sait à quoi ressemble du shahtoosh. C'est du pashmina ! » Et d'ajouter que son écharpe ne passait pas à travers une bague.
M. Zarucchi expliqua qu'il devait procéder à une seconde vérification au microscope et emporta l'étole dans une arrière-salle du bâtiment des douanes. Il fit le test de la bague à l'aide de mon alliance, lequel se révéla positif. Mais en analysant l'écharpe au microscope, il ne vit aucun poil de jarre. Le châle n'était pas en shahtoosh. Bien qu'un bon indicateur, le test de la bague n'est pas infaillible.
Le douanier rapporta l'écharpe à sa propriétaire, lui confirmant qu'elle avait raison. « Bien sûr que ce n'est pas du shahtoosh », rétorqua-t-elle. « J'en ai vu sur des amis, je sais à quoi ça ressemble. »
Le shahtoosh a acquis une triste réputation en Suisse. En 2003, le gouvernement suisse reçoit une note du secrétariat de la CITES — le bureau de coordination des 183 parties du traité, situé à Zurich — indiquant qu'une boutique de Saint-Moritz aurait vendu des centaines de shahtoosh. Le magasin, qui tenait des registres précis, avait déplacé près de 550 châles en shahtoosh au cours de la décennie précédente. Une riche famille grecque avait acheté environ 60 % du stock. En vertu de la loi suisse sur la protection de la vie privée, les autorités n'ont pas pu me révéler le nom du magasin ou me donner plus d'informations sur l'affaire.
« À l'échelle mondiale, il s'agit de l'affaire la plus importante en matière de commerce illégal de ces produits », a écrit Heinrich Haller, le directeur du seul parc national suisse, dans son ouvrage sur le trafic d'espèces sauvages paru en 2016.
D'autres incidents de ce type ont suivi. En 2010, les autorités suisses ont mis la main sur 24 écharpes issues de cargaisons commerciales à Bâle. En 2013, huit autres ont été découvertes lors d'un salon. C'est là qu'ils ont « réalisé que le problème n'avait pas disparu », explique Lisa Bradbury. En 2016, 26 étoles ont été saisies dans des boutiques de Saint-Moritz.
Toutefois, les principales saisies du pays sont réalisées aux postes-frontières. En 2014, 29 châles ont été découverts dans des bagages de touristes. 72 l'année suivante, puis 61 en 2016. « Si vous cherchez, vous trouverez », assure Mme Bradbury.
DES MESURES PRISES PAR LA CHINE
Afin de permettre à la population d'antilopes du Tibet d'augmenter, la Chine a agrandi la réserve naturelle nationale de Changtang, une aire protégée au sein et autour de laquelle les animaux vêlent. En 2015, le ministère de la Protection de l'environnement ainsi que l'Académie des sciences du pays ont classé l'antilope du Tibet dans la catégorie « quasi menacée » de la liste rouge des vertébrés nationale. L'année suivante, c'est au tour de l'UICN de déclasser l'animal, passant de « en danger » à « quasi menacé », estimant entre 100 000 et 150 000 le nombre d'antilopes du Tibet à l'état sauvage.
Selon George Schaller, il est difficile de déterminer avec précision la situation des antilopes du Tibet puisque aucun recensement exhaustif n'a jamais été réalisé. Les chiffres avancés ne sont donc que des estimations approximatives. L'infatigable biologiste, qui a fêté ses 86 ans récemment, continue à se rendre régulièrement dans la région. « Elles semblent en augmentation dans les lieux que j'ai visités, mais il est difficile de les dénombrer car elles parcourent de longues distances. La Chine étant une zone sensible, on ne peut pas faire de recensement par avion, comme c'est le cas en Afrique de l'Est. La plupart du temps, je n'ai même pas le droit d'emmener un autre étranger avec moi », explique-t-il.
Aimin Wang, directeur du département chinois de la Wildlife Conservation Society, nous confie que le gouvernement chinois aurait déclaré de manière informelle, lors de récentes réunions, que les antilopes du Tibet seraient aujourd'hui au nombre de 300 000, soit 4 fois plus que dans les années 1990. Ces chiffres sont, d'après lui, quelque peu optimistes et leur nombre avoisine vraisemblablement les 250 000. Toutefois, la modification apportée à la liste de l'UICN lui paraît justifiée, au vu de l'augmentation de leur population.
La Suisse, quant à elle, remet en question les chiffres avancés par la Chine. « Nous avons demandé des données scientifiques mais aucun recensement de la population nous permettant d'affirmer son augmentation ne nous a été fourni », déclare M. Lörtscher. Représentant de la Suisse à la CITES, il préside également le comité international de protection des animaux de la convention, chargé d'analyser les données scientifiques et commerciales relatives aux espèces animales listées par la CITES.
« Ici, en Suisse, il nous faut des preuves pour en avoir le cœur net », ajoute-t-il. « C'est également ce que j'ai dit à mon homologue chinois. Si leurs efforts paient, ils devraient le faire savoir et le montrer. Je ne dis pas que ce n'est pas le cas, mais jusqu'ici nous n'avons eu aucune donnée chiffrée. » (Nos multiples demandes de commentaires adressées à Wu Zhongze, responsable d'appliquer le traité international en Chine, sont restées lettre morte.)
UNE TRADITION BIEN ANCRÉE
En Inde, le tissage du shahtoosh est illégal depuis les années 1970. A. Pragatheesh, formateur auprès du service de lutte contre la criminalité liée aux espèces sauvages du ministère indien de l'Environnement, des Forêts et du Dérèglement climatique, affirme que le gouvernement enquête sur les moyens d'entrée de la laine dans le pays. Toutefois, puisque la demande provient de l'étranger, il convient essentiellement de former les gardes-frontières du pays.
Selon le ministère, 35 shahtoosh ont été saisis en Inde sur la seule année 2018 — nombre record depuis 2011, où 55 étoles avaient été confisquées. Au regard de ses connaissances sur ce commerce, George Schaller estime que le trafic est en réalité bien plus important que ne le suggèrent ces chiffres.
A. Pragatheesh explique que les artisans qui tissent le shahtoosh se cachent désormais au Cachemire afin d'échapper aux autorités et qu'il est « difficile de les trouver ». Les raisons de poursuivre ce travail ne manquent pas. Selon un documentaire réalisé par Wildlife Trust of India, un organisme indien à but non lucratif spécialisé dans la conservation, le tissage du pashmina diviserait le profit des artisans par deux. Les ouvriers qui nettoient la laine brute dépendent de ces revenus pour subvenir aux besoins de leur famille.
Mais ce n'est pas uniquement une question d'argent, précise le formateur. Les tisserands de cette précieuse laine étaient autrefois extrêmement respectés, et cette culture demeure profondément enracinée. Chaque shahtoosh exige un savoir-faire minutieux, un processus qui peut durer des années, et la maîtrise de cette laine délicate est transmise de génération en génération.
Cependant, l'industrie évolue, entravant encore davantage l'application de la loi. D'après A. Pragatheesh, les tisserands mêlent désormais le shahtoosh au pashmina afin d'accroître leurs profits et de s'adapter à l'évolution de l'industrie de la mode.
Les écharpes peuvent ainsi être ornées de motifs plus sophistiqués et ressemblent davantage à du pashmina. « Un châle conçu uniquement à partir de laine shahtoosh est très léger et très fragile. En le mélangeant avec du pashmina, il tolère mieux les broderies », explique le formateur. Plus résistante, cette laine peut également être produite à la machine, ce qui permet aux tisserands de gagner du temps sur une tâche qui, autrement, prendrait des années, ajoute-t-il.
Sur ces écharpes mixtes, les poils de jarre des antilopes du Tibet peuvent alors passer inaperçus. Je me souviens d'une écharpe saisie que Lisa Bradbury m'avait montrée dans la réserve de Berne. Elle était noire avec de minuscules têtes de mort rouges, semblable au drapeau kitsch d'un pirate. À l'exception d'une courte frange, elle ne ressemblait à aucun autre shahtoosh que j'avais pu voir. Aucun poil de jarre n'était visible à l'œil nu, sans doute à cause de la prépondérance du pashmina. Si ce châle n'avait pas été découvert au milieu d'autres shahtoosh — qui eux l'étaient sans l'ombre d'un doute —, il aurait pu échapper aux analyses et passer entre les mailles du filet, déplore Lisa Bradbury.
Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.