Pour explorer le monde sauvage, le safari pédestre reste la meilleure option
Traversez à pied le parc national de Luangwa Sud en Zambie pour croiser des éléphants, des grands félins et vous imprégner d’une nature inoubliable.
L'Afrique australe n'a pas besoin de réveil-matin, elle a le touraco, sa coiffure pompadour et surtout, son cri infernal. Chaque matin, il chantonne gaiement : Croaah... Croaah... Croaah… et me force à émerger brutalement… Croaah ! Pas le choix, il faut y aller !
De l'autre côté de la rivière, j'aperçois trois éléphants en plein repas près de la berge. Les plus grands devant, ils suivent leur matriarche en grignotant des touffes d'herbes, leur dos recouverts d'une couche protectrice de boue. Même de loin, ils semblent immenses et même si la lourdeur de leurs pas est bien réelle, ils semblent tout droit sortis de mon imagination. Pour moi, les safaris sont un rêve et pour un bref instant, j'ai l'impression de ne pas être éveillé.
Pour les amateurs de safaris, les 9 000 km² de savane boisée du parc national de Luangwa Sud en Zambie orientale sont l'apanage des connaisseurs, une destination qui ravira les amoureux des animaux. J'ai choisi de passer mon séjour à Zungulila, l'un des six camps installés le long de la rivière Luangwa et gérés par The Bushcamp Company, une organisation inscrite au répertoire National Geographic Unique Lodge of the World qui référence les établissements respectueux de l'environnement.
Je suis venu ici pour marcher avec les animaux dans le but de découvrir le monde sauvage depuis la terre ferme plutôt que confortablement installé dans un Land Rover. Bien que cela puisse paraître étrange, l'idée d'un safari à pied n'est pas arrivée naturellement, elle a été introduite il y a environ un demi-siècle par des garde-chasses et des écologistes dont le souhait était d'instaurer une nouvelle éthique d'engagement avec l'environnement en Afrique. Lors d'un safari à pied, l'Homme est contraint de retrouver son instinct animal, il doit alors renoncer à son statut de dominant et goûter à la vulnérabilité.
À même le sol, tout a l'air plus grand. Je me trouve au confluent des rivières Luangwa et Kapamba et la végétation que j'avais prise au loin pour des feuilles s'avère être en fait un véritable mur d'épines à hauteur d'épaule. Par un après-midi en bord de rivière, je suis mon guide Kelvin Zulu, en compagnie d'Isiah Mvula, garde de la Zambia Wildlife Authority.
Alors que nous menons l'enquête sur une termitière, nous remarquons une empreinte de lion au sol, de la taille d'un chou. Kelvin se rapproche pour « lire le sol » lorsque tout à coup, les fourrés s'agitent…une antilope vient de les traverser, j'en ai la chair de poule. Là, debout au beau milieu de la savane, je me sens nu et vulnérable malgré une ridicule tentative de camouflage à l'aide d'une tenue verte. Le nécessaire de survie que j'ai emporté : crème solaire, gel antibactérien et téléphone portable n'affichant aucune barre de réseau, montre bien que je suis une créature du monde moderne, une personne plus disposée à soumettre la nature qu'à s'y immerger. Et pourtant, me voilà, à l'écoute, aux aguets et sur mes deux pieds qui, l'un après l'autre, me font sentir plus proche de la terre, de l'espace qui m'entoure et me permettent d'envoyer paître les phacochères.
« Des empreintes fraîches de léopard, » indique Kelvin alors qu'il me décrit les caractéristiques des différentes pattes d'animaux. Celles des hyènes sont évasées et charnues ; celles des lycaons sont carrées et nettes ; les empreintes de babouins ressemblent à de petites mains humaines avec une paume supplémentaire. Les safaris sont des promenades rituelles, des quêtes cycliques où une question entraîne une réponse menant à une autre question et ainsi de suite. Chaque détail compte, de la branche brisée au chant d'oiseau, chacun de ces éléments s'inscrit dans une histoire plus vaste qui trouve son sens lorsqu'elle est racontée de la bonne façon. C'est le travail des guides. Ils rassemblent les preuves, percent les mystères et tissent la trame. Les meilleurs guides lèvent le voile, ils ne tamisent pas. La beauté de l'exploration de la nature ne réside pas dans l'inexplicabilité de ses mystères mais bien dans la compréhension de ses vérités. En safari, la curiosité paie.
Après avoir plongé sa main dans le tronc d'un mopani, Kelvin extrait un petit morceau de substance sirupeuse. Dans cet arbre se trouve la ruche d'une minuscule abeille sans dard, les meliponinis. « Vous pouvez prendre du miel sans être piqué, » dit-il. « Mais pas beaucoup de miel. » Aujourd'hui âgé de 34 ans, Kelvin est obsédé par la nature depuis son enfance et le jour où il a failli mourir piétiné par un éléphant alors qu'il puisait de l'eau à la rivière. Plus tard à Mfuwe, un village situé aux portes du parc, il est devenu président du club de conservation de son école et fervent défenseur des espèces sauvages, même lorsque les éléphants ravageaient ou engloutissaient les précieuses récoltes.
Sur la route du camp, nous apercevons depuis notre véhicule un léopard, perché dans un arbre, en train de dévorer un babouin. Nous nous approchons pour prendre des photos. Luangwa Sud est l'un des meilleurs endroits au monde pour observer des léopards et celui-là le sait bien. Il est paisible et fier et suffisamment paresseux pour s'autoriser une petite sieste sous nos yeux.
À l'approche du coucher de soleil, le souffle de la savane se cale sur le beuglement des buffles d'eau, le croassement des crapauds et le barrissement lointain des éléphants. La Terre semble évacuer peu à peu la chaleur. Nous retournons au camp sur les traces d'un ratel et je remarque que plus bas, l'étang se remplit d'impalas venus brouter les herbes. Je réalise alors que tous les animaux témoins du coucher de soleil ne seront peut-être plus là pour le voir se lever demain.
Cette nuit-là, un lion passe près de ma tente. Un cri profond de lamentation transperce la nuit et me réveille. Alors que cet appel gagne en volume, il s'accompagne d'un froissement de feuilles. Le lion s'approche de ma tente et rugit en direction opposée à cet écran de toile, à quelques mètres de ma tête. Le grondement faiblit à mesure que la créature s'éloigne en longeant la rivière, une ombre au clair de lune et son cri ? Un effet Doppler tout ce qu'il y a de plus carnivore. Je réussis à trouver le sommeil malgré l'angoisse de devenir le médianoche d'un lion.
Au réveil sous un soleil rose, je retrouve Kelvin auprès du feu de camp alors que la rivière Kapamba émerge de sa nuit étoilée. Je parle du lion et il s'avère que son histoire est haute en couleur. Cassius et son acolyte, Brutus, étaient des mâles dominants qui s'étaient alliés pour contrôler leur territoire, agrandir et protéger leur clan. Les lions avaient reçu leur nom des peuples de la région qui les respectaient pour la domination qu'ils exerçaient sur un vaste territoire.
C'est alors qu'un jour Brutus disparut, la coalition ne résista pas longtemps à ce triste événement et Cassius devint un lion solitaire. Brutus réapparut quelques mois plus tard, il avait perdu sa crinière, n'avait plus que la peau sur les os et sa hanche semblait disloquée. À présent seuls, les deux lions se tournèrent vers des proies plus petites et se résignaient même parfois à se nourrir de charognes, comme les hyènes. Cette décadence est le terrain idéal pour la montée au pouvoir d'un nouveau duo de lions, une histoire qui suit actuellement son cours. Lorsque cette nuit, Cassius s'est aventuré près de ma tente, son cri était un appel, destiné à Brutus peut-être ou simplement pour faire entendre à ses adversaires qu'il ne se laisserait pas détrôner sans un dernier combat.
En traversant le parc, nous assistons à des plongeons de martin-pêcheurs huppés, à l'envol de rolliers à gorge lilas et de guêpiers à front blanc depuis les berges couleur sable de la rivière. Nous mettons pied à terre près d'un groupe d'hippopotames grognons en pleine baignade pour rencontrer une équipe d'écologistes partenaire de la Zambia Wildlife Authority dans le cadre de la surveillance du parc. Cela me rappelle que l'expérience du safari n'est pas que sensorielle, elle est également sociale. L'étude des animaux au cours d'un safari revient à découvrir les interactions au sein d'une espèce, au-delà de cette espèce, avec l'environnement et avec tous les éléments qui influent sur leurs vies, notamment les communautés humaines vivant en périphérie du parc.
BIG RICH BOUTIQUE, c'est le nom d'un magasin à Mfuwe. Lors d'une excursion en ville nous passons devons des monts de pommes de terre empilés sur des tables et des stands de rechargement pour téléphones. L'inscription « God Gives » (en français, Dieu donne, ndlr) recouvre la façade du Project Luangwa, une organisation de développement communautaire.
Kelvin me montre une école dont les salles de classe ont été financées par les visiteurs de The Bushcamp Company. Sur un bureau, je trouve un cahier oublié par un élève. Je découvre avec curiosité les quelques phrases qu'il y a inscrites à l'encre bleue ; les voici traduites depuis une langue Bantu : « Comme il est beau et plaisant de vivre ensemble dans la bonne humeur. » « Le jour du jugement viendra pour tous sans exception. » Et enfin, « Il n'y a qu'un fou pour réclamer la liberté totale. »
Les engagements envers la conservation et la communauté sont un pilier central de la mission de The Bushcamp Company. J'ai d'ailleurs entendu parler d'un programme déjeuner qui nourrit 2 500 élèves par jour. Je pompe de l'eau claire à l'un des 17 puits forés en 2017 grâce au financement de Bushcamp. Avec ces forages, les locaux n'ont plus besoin de risquer leur vie en allant chercher de l'eau à la rivière infestée de crocodiles. « Il y a environ 15 ans, il n'y avait pas de route ici, » m'explique Andy Hogg, fondateur de l'entreprise et natif de Zambie. « Mais notre activité s'inscrit dans un écosystème plus vaste qui doit venir en aide aux populations de la région. »
À l'aube du dernier jour, la rivière Kapamba est surplombée d'un soleil de feu aux nuances orangées. Nous suivons la trace d'une meute de lycaons à travers la rivière et tombons sur une lionne en train de dévorer un zèbre, ses deux lionceaux attendent sagement leur tour et les hyènes observent la scène avec envie depuis les hautes herbes. Au loin, un groupe de vautours tournoie dans les airs. Kelvin dirige notre véhicule vers un lagon tacheté d'empreintes d'hippopotames. Les vautours plongent en piqué pour arracher un peu de viande d'une énorme carcasse. L'air est humide et une odeur nauséabonde se fait sentir. Nous examinons la masse inerte. Elle nous laisse perplexe et puis, la réalité nous frappe.
Les safaris ont tant d'images à offrir mais aujourd'hui, nous avons suivi la trace de la plus atroce : un éléphant victime de braconniers, éviscéré, dépecé, la trompe coupée, les défenses arrachées et la cage thoracique exposée au grand jour, grouillant d'insectes. Près de l'éléphant se trouve un feu de camp, encore chaud de la nuit précédente aux côtés duquel les braconniers ont laissé une brosse de nettoyage pour fusils et un large piquet en bois utilisé pour transporter la chair. L'ivoire a déjà été emporté.
Kelvin estime que l'éléphant était âgé de 40 ans. Ses défenses seront revendues 200 $ (175 €) à leur introduction sur le marché noir et les échanges ultérieurs ne feront qu'augmenter la valeur de l'ivoire. Au niveau local, la viande des éléphants vaudrait plus que l'ivoire. Pour le transport de la viande et de l'ivoire, il faut compter environ 10 hommes. Dans les safaris, la mort est tout aussi présente que la vie. La chaîne alimentaire veut que les animaux se tuent entre eux pour survivre. Ainsi va le cycle de la vie. Cependant, ce dont j'ai été témoin ce jour là n'était en aucun cas un acte nécessaire de ce grand scénario et il me faudra du temps avant de digérer cette vision d'horreur.
D'après les données du projet de recensement Great Elephant Census, les populations d'éléphants du parc national de Luangwa Sud seraient à la hausse, le braconnage n'est pas courant ici. Toutefois, dans d'autres régions de Zambie, notamment le long de la frontière avec l'Angola et la Namibie, les populations sont en déclin et font écho à l'extinction des rhinocéros de Zambie survenue en 1993. La disparition de la faune menace les communautés soutenues par le secteur des safaris. Mais vivre aux côtés d'animaux sauvages n'est pas une balade de santé. Ils peuvent dévorer les récoltes ou détruire des villages. Je me souviens d'une conversation avec Kelvin où nous discutions de l'économie des éléphants en comparant leur valeur en tant qu'attraction touristique, en tant que trophées de chasse et sur le marché noir. Pour Kelvin, l'évaluation de la valeur d'un éléphant doit être fondée sur ce qui est le mieux pour les habitants de Mfuwe. « Avec le tourisme, un éléphant vivant profite à bien plus de monde tout au long de sa vie, » dit-il, « mais ce n'est pas facile lorsque ces personnes dépendent de vous pour subvenir à leurs besoins. »
La fin de mon séjour arrive et c'est l'heure du coucher de soleil dans la rivière, une tradition des camps de brousse. Non pas à côté ou à proximité mais bien dans la rivière. Des chaises sont alignées sur un banc de sable au beau milieu de la Kapamba, une table à jouer sert de bar de fortune et des pop-corn explosent dans une poêle mise sur le feu. Les crocodiles doivent sûrement nous prendre pour une bande de Kardashians : bruyants et potentiellement savoureux, sans en valoir réellement la peine.
De retour au camp, un visiteur inattendu nous attend. Brutus est de retour, il rôde près de la rivière en boitant. Sa crinière repousse et le fait qu'il soit aussi proche du camp suggère qu'il est soit rusé, soit désespéré, nous gardons donc nos distances. Cette nuit-là, Brutus dormira à nos côtés, sur le campement. Avant de m'endormir, une dernière pensée me vient à l'esprit : vivre un safari, c'est vivre un rêve.
Cet article a paru dans l'édition avril/mai 2018 du magazine National Geographic Traveler. George W. Stone est l'éditeur en chef de National Geographic Travel. Ken Geiger est un photographe National Geographic récompensé par un prix Pulitzer.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.