"Pour un chat, vivre dans une famille nombreuse relève presque de la maltraitance"

Alors que l’élevage est régulièrement critiqué par les associations de défense des animaux, l’anthropologue Jean-Pierre Digard retrace l’histoire de la domestication, une relation ancienne et complexe entre hommes et animaux.

De Florent Lacaille-Albiges
Publication 10 oct. 2019, 17:04 CEST
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Général Boots, un chat de race croisée, à la Capital Humane Society de Lincoln, dans le Nebraska.
PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

Mardi 11 juin 2019 : des images choc, tournées dans un élevage de 185 000 poules en Bretagne, sont diffusées par la Fondation 30 millions d’amis et l’association L214. Objectif : dénoncer des maltraitances. Une nouvelle action qui témoigne de l’importance grandissante donnée à la question du bien-être animal. National Geographic n’est pas en reste. En juin dernier, le magazine consacrait une grande enquête aux dessous du tourisme animalier. Cependant, ces actualités cachent une réalité plus complexe, objet du dernier livre de l’anthropologue Jean-Pierre Digard (L’Animalisme est un anti-humanisme, CNRS éditions, 2018). Entretien avec ce spécialiste de la domestication, qui bouscule les idées reçues sur nos relations avec les animaux.

 

La domestication a modifié le comportement des animaux, mais, selon vous, elle a aussi eu des répercussions sur celui des hommes.

Jean-Pierre Digard : J’ai commencé à m’intéresser à la domestication dans les années 1980. Ce domaine était jusqu’alors principalement étudié par les archéologues et les zoologues. Or, d’un point de vue anthropologique, il nous apprend beaucoup sur le comportement humain.

L’origine de la domestication est un moment crucial dans l’hominisation. Elle a lieu à peu près au même moment que les débuts de la culture des plantes, et marque le passage de la prédation à la production. Plusieurs vagues de domestication ont lieu, à chaque fois en lien avec les nouveaux besoins de l’homme. D’abord, le chien, vers 10 000 av. J.-C., probablement à la suite de collaborations entre humains et loups pour la chasse. Puis, les porcs et les herbivores (vaches, chèvres, moutons), lors du développement de l’agriculture. Enfin, vers 3500 av. J.-C., les équidés et camélidés sont domestiqués pour aider au portage et à la traction.

L’homme change son mode de vie, commence à étudier la nature et à agir sur elle. C’est une démarche qui se poursuit avec l’accumulation des connaissances, le perfectionnement de la production et la sélection des espèces. Ce processus continu sur des milliers d’années mène aux espèces actuelles d’animaux de compagnie et d’élevage. Mais il reste réversible puisqu’un animal peut retourner à la nature, comme les chats harets à La Réunion, qui ne sont plus domestiques mais pas non plus sauvages.

Quelles sont les différentes relations que les hommes entretiennent avec les animaux ?

Jean-Pierre Digard : J’en distingue deux grands types. D’un côté, il y a les animaux utilitaires ; de l’autre, les animaux de compagnie. Les premiers peuvent être des animaux d’élevage – pour être exact, j’emploierais plutôt le terme « animaux de rente », car les animaux de compagnie aussi sont élevés – ou des animaux de travail, comme les chiens policiers, chevaux de trait, chiens d’aveugle…

Dans ce cadre, le cas du cheval est intéressant. D’abord parce que sa domestication a eu lieu à une période de réchauffement climatique où la forêt progressait et où les zones de plaines, dont le cheval a besoin, se réduisaient. Son écosystème était donc en train de disparaître et on ne sait pas si l’espèce aurait perduré sans domestication. Comme souvent dans ces processus, les intérêts humains ont rejoint ceux des animaux.

Par ailleurs, phénomène récent : le cheval est passé d’une relation de travail à une relation de loisir, ce qui entraîne une série de changements. Le nombre d’animaux abattus pour la boucherie s’est réduit. Par ailleurs, le nombre de licenciés de la Fédération française d’équitation est en baisse. La tendance est à une sous-utilisation de l’animal et à une réduction aux seules relations affectives. Finalement, si le phénomène se poursuit, il pourrait mener à la fin de l’élevage du cheval et à sa disparition en Europe occidentale.

 

L’élevage est vu par certains comme une relation violente, mais la vie d’animal de compagnie est-elle plus enviable ?

Jean-Pierre Digard : On pense que le statut rêvé pour un animal est celui d’animal de compagnie. Mais la plupart des gens qui possèdent des animaux n’ont pas la moindre idée de leurs besoins. Or, pour que les animaux soient bien traités, il ne faut pas seulement que leurs besoins nutritionnels soient satisfaits, il faut également prendre en compte leurs besoins comportementaux.

Par exemple, pour un chien, qui est un animal de meute, vivre seul avec une vieille dame est très insatisfaisant. Pour un chat, animal plutôt solitaire, atterrir dans une famille nombreuse relève presque de la maltraitance. En outre, l’alimentation la plus adaptée pour lui, c’est une souris par jour, vivante bien sûr, pour le faire bouger. J’encourage donc les propriétaires de chats à se lancer dans un petit élevage de souris…

Plus sérieusement, je propose depuis plusieurs années que l’acquisition d’un animal de compagnie soit soumise à un certificat de capacité, comme pour les éleveurs, afin que tous les propriétaires connaissent leur animal et sachent comment le traiter. Les attitudes inadaptées sont en effet problématiques. Certains animaux de compagnie deviennent fous. Des vétérinaires se sont d’ailleurs spécialisés dans le comportement.

 

Que recouvre pour vous la notion de « bien-être animal » ? 

Jean-Pierre Digard : Cette notion est floue et régulièrement instrumentalisée par l’idéologie animaliste qui place le sort et les intérêts des animaux au-dessus de toute autre considération. Je lie la naissance de ce courant à l’éloignement des urbains de leurs racines paysannes. Ne connaissant plus les réalités de l’élevage, les habitants des villes n’ont de relation qu’avec leurs animaux de compagnie. Ce modèle éclipse donc à leur yeux tous les autres types de relation.

À la place, je préfère parler de “bien-traitance”. Bien traiter un animal, c’est le traiter selon les besoin de son espèce. Cette bien-traitance peut parfois être mise à mal. Mais, dans l’ensemble, les animaux sont bien traités, ne serait-ce que parce qu’on obtient plus de leur part en les traitant correctement. Quand certains critiquent l’enfermement et rêvent de libération animale, ils projettent sur les animaux des envies de liberté. Mais un animal qui a un endroit où bien manger ne rêve généralement pas de courir les champs à la recherche de sa nourriture.

Ce qui est sûr, c’est que nous avons des devoirs envers les espèces animales. Nous nous devons d’agir pour leur conservation : c’est également une responsabilité que nous avons envers nos descendants, afin qu’ils puissent connaître cette biodiversité, domestique aussi bien que sauvage.

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