Ces chiens effraient les ours… pour les protéger
Les chiens d'ours de Carélie sont la nouvelle solution non léthale à disposition des agences de protection préoccupées par l'aisance grandissante de certains visiteurs ursidés aux côtés de l'Homme.
Lorsque des dizaines d'ours polaires ont fait irruption sur l'archipel de Nouvelle-Zemble dans le nord de la Russie en février dernier, personne ne savait comment réagir. Les ours pénétraient dans les bâtiments publics et les habitations, les habitants avaient peur de mettre le pied dehors. Cependant, compte tenu du statut d'espèce en danger des ours polaires en Russie, le gouvernement fédéral avait refusé de délivrer des permis de tuer.
Qualifié d'invasion, cet événement a suscité le débat sur le niveau de préparation des agents nord-américains de gestion de la faune vis-à-vis d'un potentiel afflux d'ours polaires à mesure qu'ils perdent une partie essentielle de leur habitat avec le recul de la banquise et s'introduisent toujours plus loin sur les terres à la recherche de nourriture. De la même façon, les aires de répartition des ours noirs sont en expansion et le développement de l'industrie gazière ou pétrolière ne cesse de se rapprocher ou d'empiéter sur leur territoire.
Généralement, si un ours s'approche d'une décharge ou des poubelles d'une habitation, « on a le choix entre le piéger dans un coin et l'euthanasier ou l'endormir, le mettre en cage et le relâcher à plusieurs kilomètres de là, » explique Alan Myers du Washington Department of Fish and Wildlife. « C'était les deux seules options et aucune d'entre elles n'était vraiment efficace. »
La biologiste des ours Carrie Hunt s'est fixé pour objectif d'identifier des méthodes efficaces et non léthales pour empêcher les conflits ours-humains. Après avoir vu la façon dont les chiens des gardes forestiers faisaient fuir les ours, elle a été gagnée par l'inspiration. En 1996, Hunt fonde le Wind River Bear Institute dont le siège se trouve à Florence, dans le Montana, afin de former une race spéciale de chiens au poste de « berger des ours », dont la principale fonction est d'aboyer pour effrayer les ours afin qu'ils ne s'approchent pas trop des établissements humains et prennent l'habitude de rester à l'écart.
Depuis, les autorités et les agences de protection de la faune aux États-Unis et au Canada ont de plus en plus fait appel aux chiens comme solution alternative pour tenir les ours à bonne distance. Des chiens d'ours travaillent aujourd'hui avec les services de gestion de la faune dans les états de Washington et du Nevada ainsi qu'à Alberta, au Canada, et même au Japon. Plusieurs parcs nationaux, dont celui de Banff, du Yosemite et de Glacier ont également recruté des chiens d'ours.
« Les ours ont naturellement peur des canidés, » explique Hunt. « Pourquoi ? Parce que les meutes de coyotes peuvent s'en prendre aux oursons. »
Pour chasser l'ours, la race la plus répandue est celle des chiens d'ours de Carélie, un chien de travail blanc et noir provenant de Carélie, une région située entre la Russie et la Finlande. À l'origine, les éleveurs finlandais utilisaient ces chiens pour la chasse au gros gibier, mais Hunt s'est aperçu qu'ils pouvaient également être entraînés pour gérer la faune. Le Wind River Bear Institute élève, entraîne et vend les chiens d'ours de Carélie ; il travaille également comme sous-traitant pour les agences qui ne disposent pas de moyens suffisants pour mettre en place leur propre programme.
« Je pense pouvoir affirmer que des milliers d'ours ont été épargnés grâce à cette technique non léthale, » affirme par e-mail Rich Beausoleil, biologiste au Service de la faune de l'état de Washington, qui emploie huit chiens.
UN OURS EN DÉROUTE
Les chiens d'ours sont particulièrement utiles lorsqu'un ours commence à s'habituer à un lieu précis, par exemple une décharge. L'agent de la faune devra alors mettre l'ours en cage à même le site puis apporter les chiens.
« Ils vont aboyer et effrayer un bon coup l'animal pour lui faire savoir qu'il n'est pas censé être là et qu'il ne devrait jamais revenir, » explique Myers. Après cette séance d'aboiements, l'agent n'a plus qu'à ouvrir la cage de l'ours.
« L'ours déguerpit immédiatement. Il prend la fuite sur les chapeaux de roue, » témoigne Myers. Parfois, les agents tirent des balles à blanc ou en caoutchouc pour lui faire encore plus peur, puis ils lâchent les chiens.
« Ils veulent courir et attraper l'ours, » indique Nils Pedersen, coordinateur du programme des chiens de faune au chenil du Wind River Bear Institute de Fairbanks, en Alaska. Ils le pistent, aboient, mordillent les talons de l'ours jusqu'à ce qu'ils soient rappelés par leur maître. Le but étant qu'entre-temps, l'ours ait eu suffisamment peur pour retenir la leçon : il est dans son intérêt de ne pas revenir à cet endroit.
« Ce qui est bien avec les ours, c'est qu'ils sont suffisamment intelligents pour apprendre et retenir rapidement. Les études ont montré que le taux de non-retour était très bon, » déclare Myers.
Au cours de ses vingt années de travail avec les chiens d'ours, Beausoleil indique ne jamais avoir vu de chien blessé au travail. Comme le souligne Hunt, la sécurité des chiens est l'une des principales préoccupations lorsqu'ils sont lâchés à la poursuite des ours, elle affirme également ne jamais avoir eu de blessures à déplorer sur le terrain.
SOLEDAD, LA CHASSEUSE
Pedersen a tissé des liens très étroits avec Soledad, son premier chien d'ours de Carélie.
« Au fil des années, Soledad et moi avons évolué ensemble vers ce que je qualifierai d'authentique partenariat, » raconte Pedersen. « Tout d'abord, je pense que nos personnalités ont toujours été complémentaires [...], mais je ne trouve pas de mots pour décrire la joie que me procure cette chienne. Soledad est une chasseuse. »
Ensemble, ils ont pourchassé des ours noirs de plus de 200 kg à Tahoe, ils ont fait fuir des grizzlys femelles avec leurs oursons dans des campements des montagnes Rocheuses. Soledad a également d'autres compétences : elle peut flairer les tanières des ours polaires.
Dans le cadre du Marine Mammal Protection Act, les responsables des terrains de champs de gaz et de pétrole ou d'autres sites d'activité sont tenus d'établir une zone tampon de plus d'un kilomètre et demi autour des tanières des ours polaires dans laquelle toute activité doit être suspendue jusqu'à la fin de l'hibernation.
C'est un rôle qui prend de l'importance à mesure que les ours polaires se rapprochent de l'activité humaine à cause de la fonte de la banquise. Soledad est capable de sentir la présence des ours sous plusieurs mètres de neige puis d'alerter Pedersen lorsqu'elle trouve une tanière, ce qui permet à ses occupants de profiter d'un long sommeil ininterrompu.
UN FLAIR D'EXPERT
Les chiens d'ours se sont également avérés utiles dans la résolution de crimes sur les espèces sauvages. Beausoleil nous explique que même si le principal devoir de ses chiens Indy et Cash est de chasser les ours ou les pumas, ils ont également été mis à profit dans des enquêtes sur le braconnage.
Lorsque le Service de la faune a appris d'un informateur qu'un loup gris avait été victime de braconniers, le premier de mémoire récente, il leur fallait à tout prix trouver sa dépouille.
« Les agents ont passé des centaines d'heures à chercher et quelqu'un a dit "Vous savez quoi, je me demande si les mecs des chiens d'ours de Carélie ne pourraient pas le trouver" » rapporte Beausoleil.
Les chiens ont pisté la carcasse en 40 min. Avec le corps, les autorités ont pu prouver le crime et engager des poursuites.
Dans une autre affaire, cette fois concernant le braconnage d'un élan, les agents étaient allés au domicile du suspect dans le cadre de leur enquête et avaient trouvé une tête d'élan.
Cependant, il leur fallait plus de preuves pour traduire le suspect en justice. Les enquêteurs sont allés chercher le reste du corps de l'élan, mais sont rentrés bredouilles. Il n'aura fallu que 20 minutes à l'équipe de chiens d'ours pour que l'un des chiens trouve les restes de l'élan. L'ADN de la tête correspondait au reste du corps.
« Ils ont une nouvelle fois pu porter l'affaire devant les tribunaux parce qu'ils avaient trouvé la carcasse, ce qui aurait été impossible sans les chiens d'ours, » affirme Beausoleil.
UN DÉFI À RELEVER
Malgré l'enthousiasme pour le programme parmi les responsables de la faune dans les agences d'état, les chiens d'ours de Carélie ne sont pas le choix qui s'impose pour toutes les personnes ou toutes les configurations.
Ann Bryant est directrice du groupe bénévole de conservation des ours The BEAR League basé à Tahoe. Elle a rencontré plusieurs obstacles lorsqu'elle a essayé de les utiliser dans des zones peuplées. Il y a 14 ans, son organisation s'était procuré deux chiens d'ours de Carélie, Anya et Dmytry, auprès d'un éleveur et s'était chargée de les entraîner.
« Anya et Dmytry ont fait fureur lors de nos conférences publiques et nos campagnes de sensibilisation, ils nous ont également aidés à empêcher quelques ours de s'approcher des habitations, » explique Bryant par e-mail, mais « il nous est rapidement apparu évident que leur permettre de chasser les ours à travers les quartiers, les routes très fréquentées et les parkings de centres commerciaux n'était pas une bonne idée. »
De plus, le dressage des chiens d'ours demande beaucoup de travail et tout le monde n'est pas prêt à relever ce défi.
« C'est un boulot énorme et à temps plein, car le chien est tout le temps avec vous, » témoigne Bryant. « Ça peut marcher, mais ce n'est pas un remède miracle… Il faut vraiment prendre le temps de s'y intéresser, il faut lui être dévoué. Ces chiens doivent devenir votre vie. »
Selon Derek Reich, un bénévole qui accompagne l'équipe des chiens d'ours du Department of Wildlife du Nevada, le temps et les ressources nécessaires au dressage de ces chiens sont deux facteurs qui limitent le développement de ce programme.
« C'est également plus facile pour de nombreuses agences de simplement tuer l'ours, » explique Reich par e-mail. « Dans la plupart des états, les ours noirs sont une espèce considérée comme gibier. C'est donc beaucoup d'efforts et de ressources à investir dans un animal qui pourra être chassé la semaine suivante. »
Après plus de vingt années passées à la tête de l'institut, Hunt indique qu'elle se retirera bientôt du programme et Pedersen prendra la relève en tant que directeur.
« Je vais me concentrer sur la reproduction, l'élevage et le placement des chiens dans les agences où je les côtoie, » déclare-t-elle. « Je vais également essayer d'étendre l'utilisation de ces chiens à de nouvelles zones qui ont des problèmes avec les ours, comme la côte est des États-Unis. »
Pour finir, Hunt nous confie être fière de son héritage. « C'était mon rêve et il est devenu réalité parce que je n'ai jamais abandonné, » conclut-elle. « C'était dans mon ADN de vouloir communiquer avec les chiens et les ours et de travailler pour les aider. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.