Les moules d'eau douce sont victimes d'une hécatombe dans l'indifférence générale

Le coupable serait-il le changement climatique, la pollution, une maladie inconnue ? Ils sont plusieurs scientifiques à faire tout leur possible pour tenter de percer ce mystère.

De Carrie Arnold
Publication 15 janv. 2020, 11:55 CET
Epioblasma capsaeformis est une espèce en danger native de la rivière Clinch, un cours d'eau qui ...
Epioblasma capsaeformis est une espèce en danger native de la rivière Clinch, un cours d'eau qui traverse les états de Virgine et du Tennessee aux États-Unis.
PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

Pour un œil non averti, les eaux cristallines de la rivière Clinch qui s'écoulent paisiblement entre la Virginie et le Tennessee peuvent sembler propres et saines. Mais pour celui de Jordan Richard, quelques secondes suffisent pour repérer les cadavres.

Par une vivifiante matinée automnale sur l'île de Sycamore, en amont de la frontière avec le Tennessee, Richard se penche pour arracher au lit de la rivière une coquille brune de la taille d'une paume de main. Ce qu'il reste de la chair qui autrefois retenait l'une contre l'autre les deux parties de la moule (Actinonaias pectorosa) fait aujourd'hui saillie à la manière d'une langue visqueuse dont il se dégage une odeur nauséabonde. Après avoir noté que cette moule était morte la veille ou l'avant-veille, le biologiste du Fish and Wildlife Service des États-Unis (USFWS) la jette dans un sac poubelle pour une analyse ultérieure.

Avec un peu de chance, le défunt mollusque contiendra des informations sur l'origine de l'hécatombe dont sont victimes les moules de la rivière Clinch.

Depuis 2016, les populations de moules A. pectorosa, jadis l'une des plus grandes de la rivière Clinch, ont chuté de plus de 90 % selon les études menées par Richard et Rose Agbalog, également biologiste à l'USFWS. Quant à la trentaine d'espèces de moules d'eau douce de la rivière, leur nombre aurait diminué de moitié. Cette mortalité est l'une des raisons pour lesquelles la rivière Clinch possède la plus grande concentration d'espèces aquatiques menacées du continent, avec 29 espèces de moules en danger d'extinction et 19 espèces de poissons vulnérables.

Toutefois, cette situation est loin de se cantonner aux États-Unis : à travers l'Europe également, un nombre alarmant de moules d'eau douce meurt. Et pour ne rien arranger, personne ne sait pourquoi, les enquêtes se multiplient donc en suivant différentes pistes, des maladies infectieuses au changement climatique en passant par la pollution de l'eau.

Il n'a pas été facile d'attirer l'attention sur cette apocalypse des moules, comme la surnomme Richard, notamment parce que les mollusques ne disposent pas du cachet culturel et de l'image attendrissante des pandas ou des tigres.

Pourtant, les moules jouent un rôle crucial au sein de leurs écosystèmes, à la fois en débarrassant l'eau de ses impuretés et en procurant un abri aux autres espèces grâce aux coquilles qu'elles libèrent après une vie longue de plusieurs dizaines d'années. Bien que les moules d'eau douce ne soient pas consommées en raison de leur dureté et leur mauvais goût, elles sont utilisées par des pêcheries qui alimentent une industrie de boutons et de perles évaluée à plusieurs millions de dollars chaque année aux États-Unis. De plus, les écologistes estiment que les services qu'elles rendent à l'environnement pourraient également se chiffrer en millions de dollars.

Spécialiste des maladies de la faune rattaché à l'université du Wisconsin à Madison, Tony Goldberg ne mâche pas ses mots quant à l'importance des moules : sans elles, dit-il, « l'écosystème d'eau douce changera à jamais. »

 

MYSTÈRE ET MOULE D'EAU DOUCE

Lorsque Richard est arrivé dans les bureaux de la USFWS à Abingdon, en Virginie, à l'automne 2016, il était loin d'imaginer qu'il venait de poser le pied dans l'un des plus grands mystères écologiques de la décennie. Quelques semaines plus tard, des habitants de Kyles Ford, dans le Tennessee, avaient signalé une explosion du nombre de moules mortes.

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    Cette moule de l'espèce Epioblasma brevidens est en danger d'extinction, elle a ici été photographiée au Conservation Fisheries de Sneedville dans le Tennessee.
    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    Richard et Agbalog ont donc grimpé dans leur SUV cabossé pour rouler vers le sud pendant une heure jusqu'à la rivière Clinch, remplir plusieurs sacs poubelle de coquilles de moules mortes et les rapporter dans leurs bureaux d'Abingdon. La première analyse du binôme n'a pas permis de révéler la cause de la mort et lorsqu'ils sont retournés sur les lieux du crime une semaine plus tard, ils ont découvert que le lit de la rivière était à nouveau constellé de moules mortes.

    À l'automne 2017, nouveau coup de théâtre : un autre pic de mortalité chez les moules A. pectorosa. Vient ensuite 2018, d'autres espèces de moules commencent à succomber, notamment les Medionidus conradicus, Dromus dromas, Hemistena lata, Lemiox rimosus et à mesure que l'hécatombe remonte le cours d'eau pour passer du Tennessee en Virginie, la Ptychobranchus subtentum. Lorsque Richard se tourne vers la communauté soudée de chercheurs spécialistes des moules d'eau douce, ses homologues du pays tout entier font état de disparitions similaires, de Washington à l'Oklahoma en passant par le Wisconsin.

    À cette époque, la doctorante en écologie Traci Dubose et son maître de thèse, Caryn Vaughn de l'université d'Oklahoma commencent à s'intéresser aux décès des moules dans les rivières Kiamichi et Mountain Fork. Dans leurs recherches, elles tentent d'expliquer le pic de mortalité des moules par les sécheresses qui ont sévi dans la région.

    Pour toutes les autres populations en revanche, la cause reste un mystère. Face à cette absence de solutions qui le ronge, Richard décide de retourner le bureau à la recherche d'anciens documents dans l'espoir d'y trouver quelques indices, des documents qu'il classe dans une chemise en accordéon dont l'état témoigne d'un usage intense.

    Premier indice : en 1998, un camion rempli de catalyseur pour caoutchouc s'est renversé dans un fossé près de la rivière Clinch, tuant l'intégralité des moules sur des centaines de mètres en aval. Néanmoins, ce déversement avait également annihilé de nombreuses autres espèces dans la rivière, un phénomène non constaté par Richard et Agbalog.

    De l'autre côté de l'Atlantique, 26 pays européens ont fait état d'un déclin pouvant atteindre 90 % chez différentes populations de moules, notamment chez la moule perlière d'eau douce. Les mêmes menaces potentielles entrent en jeu, en plus des barrages, des espèces invasives et du déclin des poissons-hôtes, qui aident les moules à se reproduire.

     

    RECHERCHES EN EAUX TROUBLES

    Cette moule de l'espèce Epioblasma triquetra est en danger d'extinction. On la trouvait autrefois dans 18 ...
    Cette moule de l'espèce Epioblasma triquetra est en danger d'extinction. On la trouvait autrefois dans 18 États des États-Unis ainsi qu'en Ontario, au Canada, mais elle a aujourd'hui disparu de 60 % de son aire de répartition.
    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    Afin de déterminer la cause de la mort des moules de la rivière Clinch, Richard savait qu'il allait devoir réfléchir de façon plus systématique.

    Avec l'aide de Goldberg, Richard a donc créé une expérience visant à comparer les populations de moules malades aux populations saines, une étude cas-témoins conçue pour déterminer s'il y avait quelque chose de différent chez les moules malades qui pourrait expliquer leur mort.

    En l'absence d'idées sur la nature de la maladie et sans même savoir si le problème était réellement causé par une maladie, Richard et Goldberg ont été forcés de ratisser large, au sens littéral comme figuré. Ils ont donc commencé par séquencer l'ADN du tissu de moules mortes afin d'identifier les agents pathogènes potentiels ou les changements induits par le stress dans leurs microbes qui pourraient rendre les invertébrés plus vulnérables aux maladies.

    Début 2018, Richard et Agbalog ont choisi de diviser à la frontière leur terrain d'étude de la rivière Clinch. Au Tennessee, ils ont choisi des zones où les moules A. pectorosa mouraient ; sur les sites nord, en Virginie, il semblait y avoir des moules saines, celles qui allaient servir de témoins dans l'expérience. Mais fin août, alors qu'il était l'heure de retourner sur le terrain, le binôme a rencontré plusieurs obstacles.

    Ce qui tuait les moules avait tellement dévasté leurs sites d'étude au Tennessee qu'il ne leur restait qu'une poignée de spécimens à étudier. Pire encore, les moules A. pectorosa de certains sites en Virginie ont commencé à mourir massivement, c'est notamment le cas de l'île de Sycamore. Un seul site n'avait pas été touché.

    Les biologistes n'ont toutefois pas perdu espoir et sont retournés encore et encore sur les mêmes sites en 2019. En décembre 2019, l'année était aussi macabre que les trois précédentes et les biologistes n'étaient toujours pas sur le point de résoudre l'affaire.

     

    UN SERVICE SANS FAILLE

    Alors qu'elle patauge dans les eaux vives et claires qui entourent l'île Sycamore, Abgalog s'arrête sur un banc de sable au milieu de la rivière. « Il y avait 60 000 moules ici, maintenant il n'y en a que 2 000 à 3 000, » dit-elle.

    En haussant la voix pour couvrir le gargouillement de l'eau, Richard ajoute que les moules filtrent chaque goutte d'eau qui passe au-dessus de leur banc au moins trois fois. C'est un service de nettoyage impeccable pour les rivières, mais il implique également que les moules subissent une exposition répétée à de nombreux agents pathogènes.

    « Le système immunitaire d'une moule est une rivière en bonne santé, » indique Agbalog.

    Native du Midwest des États-Unis, la moule Cyprogenia stegaria connaît un déclin en raison des barrages ...
    Native du Midwest des États-Unis, la moule Cyprogenia stegaria connaît un déclin en raison des barrages et des réservoirs qui inondent la majeure partie de son habitat.
    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    Alors qu'il roule le long de la Clinch, Richard énumère les différents maux dont souffre la rivière. Il y a le changement climatique qui pourrait induire un stress lié à la chaleur chez les moules. Mais pour Richard, une force plus grande est à l'œuvre, une force qui prive la rivière de l'ombre et de la fraîcheur que lui offrent les arbres feuillus qui poussent sur la berge : la déforestation. Non seulement la chaleur elle-même stresse les moules, ce qui les rend plus vulnérables aux maladies, mais en plus l'augmentation des températures peut affecter négativement les espèces dont les moules dépendent pour se nourrir.

    « Voilà à quoi ressemble une extinction. Toute une population mise à genoux, » s'attriste Richard. « Ces mecs ne peuvent pas faire une pause ? »

     

    DONNER UNE CHANCE AUX MOULES

    Sans même s'intéresser à la cause de cette hécatombe, il ne fait aucun doute que l'absence de moules dans une rivière aura de grandes répercussions sur les autres habitants du cours d'eau, comme l'a découvert DuBose de l'université d'Oklahoma.

    Lorsque les moules meurent, leurs corps se décomposent dans un dernier élan de productivité, suivi par un important déclin de la diversité des espèces à mesure que les rivières se troublent et s'assombrissent sans moules pour filtrer les sédiments. C'est un phénomène qu'Agbalog et Richard ont constaté tout au long de la Clinch.

    « Et il n'y a pas que les moules. Les cours d'eau douce dépérissent de façon générale, » précise Rachel Mair, biologiste au sein de la Harrison Lake National Fish Hatchery en Virginie orientale qui travaillait auparavant sur la Clinch. « C'est vraiment préoccupant de voir que les moules pourraient ne plus faire partie du paysage à l'avenir. »

    Il pourra être utile pour les biologistes comme Mair de découvrir ce qu'il se passe avec les moules afin de mettre au point un plan pour multiplier les moules restantes dans des couvoirs et les réintroduire un jour dans la nature.

    Il ne sera toutefois pas facile de trouver les financements pour une telle opération, surtout pour une espèce négligée par le plus grand nombre. Ce qui est dommage, déclare Richard.

    « Qu'a-t-on à perdre à s'y intéresser ? Nous aurions une rivière plus propre. »

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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