Les États-Unis seraient complices du trafic d'ailerons de requins à leur insu

Les territoires américains servent d'escales lors de la livraison d'ailerons de requins, légale et illégale.

De Rachel Fobar
Publication 9 mars 2020, 16:02 CET
Si les États-Unis ne sont pas de gros producteurs ou consommateurs d'ailerons de requins, l'emplacement du ...
Si les États-Unis ne sont pas de gros producteurs ou consommateurs d'ailerons de requins, l'emplacement du pays le long des routes commerciales en fait cependant une plaque tournante du transport.
PHOTOGRAPHIE DE Jim Wilson, T​he New York Times, Redux

Le 24 janvier, un avion-cargo à destination de l’Asie fait une halte à l’aéroport international de Miami, l’espace de quelques heures, pour refaire le plein. À bord de l’avion, dix-huit gros cartons qui, à l’insu des inspecteurs chargés de la protection de la faune alors en service, renfermaient des produits très protégés et, dans certains cas, illégaux : des ailerons de requins.

« Les inspecteurs se sont tout simplement dit, ‘Eh bien, voyons si quelque chose ne tourne pas rond’ », déclare Eva Lara, inspectrice en chef du Fish and Wildlife Service, un organisme chargé de réglementer les importations et les exportations d’animaux sauvages aux États-Unis.

Les premiers cartons ouverts par l’organisme en question et le Service des douanes et de la protection des frontières comprenaient des produits fauniques légaux. En inspectant de plus près le contenu, les agents ont découvert des ailerons de requins. « Ensuite, ce n’était plus que ça dans tous les cartons », ajoute Lara. La plupart des cartons contenaient plus de 25 kilos chacun – 635 kilos au total. Lara affirme qu’il s’agit d’une des plus grandes saisies d’ailerons de requins jamais enregistrées.

Lara explique qu’au départ, ils avaient estimé que plus du quart des 4 000 ailerons (soit au moins mille requins) provenaient d’espèces protégées et étaient donc illégaux. Cependant, après avoir passé des semaines à trier, évaluer et identifier les produits saisis, les inspecteurs se sont rendu compte que 40 % des ailerons étaient illégaux. On retrouve parmi les espèces le grand requin-marteau, le requin soyeux et le requin-renard. Un million de dollars : c'est la valeur commerciale estimée de la cargaison.

Le Fish and Wildlife Service n’a fait mention ni du pays d’origine ni de la destination. Par ailleurs, il n’a pas divulgué la catégorie de la cargaison ni les autres produits qu’elle comprenait en vue de ne pas mettre en péril l’enquête ou d’encourager des comportements similaires.

Les États-Unis ne sont pas de gros producteurs ou consommateurs d’ailerons de requins mais leur rôle de facilitateurs au sein du marché mondial d’ailerons de requins fait d’eux une « plaque tournante du transport », selon les termes de David Jacoby, chercheur à la Société zoologique de Londres. « Les ailerons empruntent la voie rapide pour atteindre leur destination finale, le plus souvent en Extrême-Orient, qu’ils aient été obtenus ou non de manière légale », dit-il. Les Américains « possèdent quelques-uns des plus grands aéroports du monde avec les plus grands nombres de vols et de transporteurs, ce qui garantit le déplacement rapide des marchandises d’un lieu à un autre. » (En savoir plus sur le rôle des États-Unis dans le commerce des ailerons de requins)

On peut dater le début d'existence des requins à plus de 400 millions d’années sur notre planète mais, aujourd’hui, environ un quart des requins, raies et chimères (poissons cartilagineux) sont menacés d’extinction. Certaines populations de requins ont diminué de 90 %, en grande partie à cause de la surpêche. Les populations mettent du temps à se reconstituer parce que les requins ont une maturité tardive et sont peu prolifiques. Les requins du Groenland, qui pourraient vivre jusqu’à 500 ans, ne commencent probablement pas à se reproduire avant l’âge de 156 ans.

Les requins sont convoités pour leurs ailerons, utilisés dans un plat asiatique traditionnel. Il s’agit d’une soupe qui, selon Lara, pourrait coûter jusqu’à 600 dollars le bol. Leur viande a, quant à elle, peu de valeur, ce qui fait que certains pêcheurs prélèvent les ailerons des requins par dépeçage à vif et rejettent les animaux blessés à l’eau où ils se noient, meurent après avoir perdu beaucoup de sang ou sont dévorés par d’autres prédateurs. Cette pratique est illégale dans les eaux américaines depuis l’an 2000 ; nombre d’autres pays et accords internationaux restreignent également la pêche aux ailerons.

« Une goutte d’eau dans l’océan. » C’est en ces termes qu’Arthur Florence Jr., chef du Département de transport aérien des produits agricoles au sein du Service des douanes et de la protection des frontières, qualifie la cargaison à l’aéroport de Miami dans le cadre du commerce illégal d’ailerons. En effet, entre 2000 et 2011, les entreprises ont légalement importé près de 17 000 tonnes d’ailerons de requins par an, d’après les estimations prudentes de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Chaque année, les scientifiques estiment que des dizaines de millions de requins sont tués dans le commerce d’ailerons, que celui-ci soit légal ou pas. Ces nombres sont inquiétants si l'on considère que « la reproduction plus faible des espèces utilisées dans le commerce d’ailerons », selon une étude de 2006 qui évalue l’ampleur des captures de requins à travers le monde.

 

OÙ VONT LES AILERONS ?

Treize États et trois territoires ont interdit la vente des ailerons de requins aux États-Unis. Cependant, l’emplacement du pays le long des routes du commerce illicite – entre les pays d’Amérique centrale et du Sud où la pêche aux requins a lieu et ceux d’Asie où se trouvent les marchés d’ailerons – fait que de nombreuses expéditions illicites transitent à travers le pays par voie terrestre, aérienne et maritime, selon un rapport publié en 2019 par le Natural Resources Defense Council (NRDC), une ONG active dans la protection de l’environnement, et portant sur le rôle des États-Unis dans le commerce des ailerons de requins.

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    Le rapport du NRDC indique qu’entre 2010 et 2017, de 591 à 859 tonnes métriques d’ailerons – provenant de 900 000 requins environ – ont transité par les territoires américains. Cependant, ces chiffres sont sans doute des estimations prudentes. Les chercheurs ont uniquement tenu compte de Hong Kong comme destination, ont puisé les informations dans une seule base de données et ont compté les bordereaux de livraison qui mentionnaient explicitement « ailerons de requins » sur la cargaison. C’est une pratique courante d’étiqueter incorrectement les ailerons comme « fruits de mer surgelés » ou « fruits de mer séchés » – ou encore « baskets » dans un tout autre registre s’il s’agit d’un trafic de grande envergure, affirme Elizabeth Murdock, directrice de la Pacific Ocean Initiative du NRDC et auteure principale du rapport.

    Les États-Unis sont tenus de surveiller les expéditions des espèces sauvages en transit conformément à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES), le traité visant à garantir que les échanges commerciaux transfrontaliers ne mettent pas en péril la survie des espèces, et du Code of Federal Regulations des États-Unis. Les ailerons de requins qui sont importés puis réexportés pourraient nécessiter une autorisation en accord avec les deux chartes susmentionnées. Les cargaisons qui ne font que transiter par les territoires devraient faire l’objet d’un contrôle, mais ce n’est souvent pas le cas, souligne Murdock. Elle ajoute que lorsque les marchandises transférées d’un avion ou d’un navire à un autre demeurent sous le contrôle d’une même société d’expédition, elles ne seront probablement pas inspectées.

    Florence soutient que l’inspection qui a eu lieu à l’aéroport de Miami est imputable à la fois à la chance et au réseau de renseignements. Le Fish and Wildlife Service avait informé les douanes qu’une cargaison d’ailerons de requins allait arriver mais vu que le Département de transport aérien des produits agricoles est en charge de plus d’une centaine de vols en transit par jour à l’aéroport de Miami, saisir toutes les marchandises illégales d’ailerons de requins est mission impossible. « C’était comme trouver cette aiguille dans la botte de foin. »

    Michelle Zetwo, agent spécial auprès de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, affirme qu’elle se doutait que les ailerons de requins passaient de temps en temps par les États-Unis mais avoue avoir été très surprise par les chiffres signalés dans le rapport du NRDC.   

    En 2017, Zetwo a pris part à une opération de saisie d’ailerons de requins au port d’Oakland. Plus de 23 tonnes, catégorisées comme concombres et cornichons, ont été découvertes lors d’un contrôle de routine d’un navire de transport qui se rendait du Panama à Hong Kong.  

    Selon Zetwo, la découverte était en grande partie une question de chance, comme dans le cas de la saisie à l’aéroport de Miami.

    Entre 2010 et 2017, de 591 à 859 tonnes métriques d'ailerons de requins ont transité par ...
    Entre 2010 et 2017, de 591 à 859 tonnes métriques d'ailerons de requins ont transité par les territoires américains, selon un rapport publié par le Natural Resources Defense Council. L'auteure principale du rapport affirme qu'il ne s'agit là que de « la partie visible de l'iceberg ».
    PHOTOGRAPHIE DE Johannes Eisele, AFP, Getty

    Le rapport du NDRC indique que nombre de pays exportateurs d’Amérique latine sont des « acteurs principaux » dans le commerce international des ailerons et que des pays comme le Panama et le Costa Rica expédient le tiers ou même la moitié de leurs exportations d’ailerons de requins via les États-Unis.

    Selon Murdock, il est quasi-certain que ces ailerons proviennent d’espèces protégées. Une étude publiée en 2018 montre que les principaux pays exportateurs – comme le Mexique, le Costa Rica, l’Équateur et le Pérou – pêchent des espèces habituellement utilisées dans le commerce d’ailerons. Le commerce d’une grande partie de ces espèces est interdit sans autorisation.

    « Nous sommes sûrs d’avoir repéré la partie visible de l’iceberg », dit Murdock en parlant des conclusions du rapport du NRDC. « Reste à savoir de quelle taille est cet iceberg. »

    Si les États-Unis veulent véritablement être à la hauteur de la réputation de foyer de résistance des requins qu’ils ont, ils devraient servir de « filet de sécurité » et mettre la main sur une plus grande partie d’ailerons illégaux, ajoute Murdock. « Lorsque ces marchandises traversent nos frontières sans contrôle, nous devenons le maillon faible, alors que nous devrions être l’un des maillons les plus forts de cette chaîne d’approvisionnement mondiale parce que nous disposons d’un cadre juridique solide et des ressources nécessaires pour lutter contre ce commerce. »

    Eva Lara, du Fish and Wildlife Service, partage cet avis. « Vous devez être capable de dire, ‘Pas sous ma surveillance, pas ici’ », dit-elle. « Si les ailerons de requins transitent par les États-Unis, nous devons plaider la cause des requins, pousser les autres pays à appliquer les règlements et aider les animaux à survivre. »

     

    QUELLE SOLUTION ?

    « Je doute que les organismes de protection des espèces sauvages veuillent que les ailerons des requins illégaux fassent partie du commerce américain », déclare Michelle Zetwo. « Cependant, il est important que les ressources soient disponibles et que nous puissions savoir quand les marchandises traversent nos frontières. Il est vrai que nous ne disposons pas des informations en temps opportun. »

    Le commerce est difficile à contrôler. Selon Jacoby, le meilleur moyen de mettre fin au rôle que les États-Unis jouent involontairement dans le commerce mondial des ailerons de requins est d’imposer une interdiction totale.

    En analysant les réseaux commerciaux des compagnies aériennes, Jacoby a constaté qu’il fallait quatre vols pour que les ailerons de requins atteignent Hong Kong en provenance de l’Amérique latine. Il a établi qu’un embargo américain sur les ailerons de requins augmenterait légèrement le nombre de vols nécessaires ainsi que le coût total du transport d’ailerons.

    « Si vous ne traversez pas ces grands hubs, le passage du point A au point B sera plus coûteux », insiste Jacoby. « Lorsque ce fardeau deviendra trop lourd, l’incitation à pêcher puis à expédier la marchandise deviendra, je l’espère, plus faible. »

    C’était un moment à la fois doux et amer de voir tous ces ailerons de requins exposés après la découverte de Miami en janvier, déclare Arthur Florence du Département de transport aérien des produits agricoles. Doux parce que les ailerons illégaux avaient été saisis. Cependant, l’idée des requins morts le rendait également amer. « Une tonne d’ailerons provenant de jeunes requins avaient été coupés », se souvient-il. « Certains de ces requins mettent vingt ans à se reproduire. »

    D’où l’intérêt d’intervenir de toute urgence. « Les requins ne s’en remettent pas rapidement », insiste Jacoby. Et de conclure : « Si nous nous tournons les pouces trop longtemps, il n’y aurait plus de problème vu que les requins disparaîtraient complètement. »

     

    Wildlife Watch est un projet d’articles d’investigation commun à la National Geographic Society et à National Geographic Partners. Ce projet s’intéresse à l’exploitation et à la criminalité liées aux espèces sauvages. Retrouvez d'autres articles de Wildlife Watch à cette adresse et découvrez les missions à but non lucratif de la National Geographic Society ici. N’hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d’articles et à nous faire part de vos impressions à l’adresse mailto:ngwildlife@natgeo.com

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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