Singapour, nouveau paradis des loutres
Comme de nombreuses autres espèces, ces mammifères aquatiques modifient leur comportement pour s'adapter à leur nouvel environnement.
Sur une bande de pelouse le long de l'autoroute, une masse de fourrures brunes se déplace rapidement, laissant de temps à autre apparaître un petit museau qui, tel un périscope, vérifie qu'aucun danger ne se dresse à l'horizon. Le peloton, une famille de sept loutres, se dirige probablement vers sa tanière installée dans le Jardin botanique de Singapour. Les automobilistes qui avancent péniblement dans les embouteillages de fin de journée sont impassibles, probablement habitués à croiser la route de ces mammifères charismatiques qui flânent ici et là dans cette métropole de 5,7 millions d'habitants.
Un scénario bien différent de ce qu'il était il y a 50 ans, lorsque les cours d'eau traversant Singapour débordaient d'animaux en décomposition, de carcasses et de détritus charriés par les eaux usées. Natives de la région, les loutres à pelage lisse avaient fui la cité-État et certains les imaginaient déjà localement éteintes. En 1977, le gouvernement de Singapour lançait la Clean River Campaign, un programme visant à nettoyer ses rivières, et à partir de 1998, les loutres ont progressivement regagné l'île tropicale de leur propre chef.
Aujourd'hui, ce sont plus de 90 loutres appartenant à 10 familles prospères qui peuplent cet État insulaire. De plus, leur population est à la hausse grâce à de généreuses ressources alimentaires (comme les étangs de carpe koï) et une quasi-absence de prédateurs. Ces animaux ont su s'adapter à l'espace urbain, ils installent leurs tanières sous les ponts de béton et se prélassent sur les bandes de sable qui séparent les dalles de la chaussée. Les loutres se sont tellement habituées à leur nouveau foyer que certaines d'entre elles empruntent désormais les échelles après leur baignade.
Cependant, l'émergence de ces loutres citadines ne s'est pas faite sans provoquer certains conflits avec les habitants de la région. Certains propriétaires de l'enclave communautaire de Sentosa ont fait savoir en 2015 que les carpes koïs qui peuplaient leurs étangs avaient été décimées par les loutres. Non loin de là, un hôtel a déclaré dans la presse locale avoir perdu des poissons d'ornement pour une valeur de 85 000 dollars singapouriens (54 000 €) en l'espace de huit mois. En 2017, des médias annonçaient qu'une petite fille âgée de cinq ans avait été mordue par une loutre dans le parc des Jardins de la Baie.
Malgré ces écarts de conduite, les Singapouriens sont généralement affectueux envers leurs petits voisins. Lorsqu'ils ont dû élire une mascotte qui représenterait Singapour à l'occasion des festivités de la fête nationale en 2016, c'est la loutre qui a été choisie avec enthousiasme. Les petites créatures sont d'ailleurs mises à l'honneur sur plusieurs pages Facebook, notamment Ottercity créée par le photographe Jeffery Teo.
« Il y a cinq ans, les habitants ne savaient quasiment rien des loutres, » affirme Teo. « Mais si vous posez aujourd'hui aux Singapouriens des questions sur les loutres, ils peuvent non seulement vous dire de quelle espèce elles sont, mais également à quelle famille elles appartiennent et le nombre de loutrons que compte cette famille. »
Le regain d'intérêt des citoyens pour les loutres a incité la science à en faire autant et les biologistes cherchent actuellement à comprendre comment ces loutres urbaines trouvent leur place dans un environnement aussi dynamique.
Biologiste au Yale-NUS College de Singapour, Philip Johns fait partie d'une équipe qui étudie ces loutres urbaines et a créé une application baptisée Otter Spotter sur laquelle les locaux peuvent consigner leurs rencontres avec ces animaux. « C'est une population en bonne santé, » déclare Johns. « Le seul problème que nous prévoyons à l'heure actuelle est le manque d'espace pour ces animaux territoriaux. »
De telles recherches apportent par ailleurs des informations cruciales sur la façon dont cette espèce s'adapte aux nouveaux environnements. Des informations qui pourront être reprises pour les autres populations de loutres que l'on trouve en Asie, de l'Inde au Myanmar en passant par la Malaisie. À cause de la pollution de l'eau, de la perte d'habitat et d'autres facteurs, les loutres à pelage lisse sont considérées vulnérables à l'extinction par l'Union internationale pour la conservation de la nature.
DES DÉBUTS DIFFICILES
Pour repeupler Singapour, les loutres ont probablement traversé à la nage le détroit de Johor depuis la Malaisie dans les années 1990. Elles vivent aujourd'hui un peu partout sur l'île, de la région agricole de Kranji au nord à l'étincelant quartier financier de Marina Bay au sud en passant par les Jardins botaniques manucurés de Singapour au centre.
Alors que le Soleil se lève derrière les baobabs qui bordent les allées des jardins botaniques, Johns attire notre attention sur une famille de loutres (celle croisée sur l'autoroute) en pleine séance de chasse au beau milieu des roseaux. « Elles poussent le poisson vers le rivage pour que les petits apprennent à les attraper, » nous explique-t-il.
Cette tribu de loutres, la famille Zouk pour les Singapouriens, a permis de saisir de nouveaux aspects de la vie des loutres citadines. Par exemple, alors que ces animaux ont habituellement une réputation de chasseurs hors pair, Johns et son équipe ont découvert que le fait d'avoir des loutrons diminuait considérablement la réussite des loutres adultes lors de leurs parties de chasse. Cela s'explique par le fait qu'elles doivent passer beaucoup de temps à apprendre à leurs petits comment attraper de la nourriture.
« Le taux de réussite des loutrons est d'environ 50 % alors que celui des adultes se rapproche plus des 100 %. Elles prennent sur elles et modifient leur comportement en présence des loutrons. C'est vraiment fascinant, » explique Johns.
De plus, l'équipe a remarqué que pour pallier le manque de territoire disponible, les loutres changeaient leur façon de vivre, par exemple en restant plus longtemps avec leurs parents.
Alors que la plupart des loutres sauvages quittent leur famille vers deux ans, les loutres de Singapour restent avec leurs parents jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, le temps que de nouveaux territoires se rendent disponibles. « C'est un peu comme un grand enfant de 35 ans qui vit dans le grenier de ses parents, » plaisante Johns.
L'espace dont ont besoin les loutres pour vivre dépend de la quantité de nourriture disponible, mais elles n'ont pas peur des grands espaces : un animal peut parcourir près de 15 km par jour. La famille typique de loutre à pelage lisse se compose de parents monogames, de préadultes et de quatre à six loutrons.
Au bord du lac, deux chiens tenus en laisse s'approchent de la famille Zouk. Les loutres sortent immédiatement de l'eau et en un clin d'œil, les loutrons ont disparu. Johns nous fait signe de nous avancer vers la berge où l'on découvre deux petits nichés dans les racines boueuses des arbres ; ils attendent le signal de leurs parents pour sortir de leur cachette.
Une fois la famille réunie, elle reprend une formation en V et repart en glissant sur la surface paisible du lac.
UN LONG FLEUVE (PRESQUE) TRANQUILLE
Même si les loutres semblent avoir trouvé leur place dans cet environnement urbain, elles restent confrontées à des menaces à la fois naturelles et humaines. Tout d'abord, les mammifères partagent les cours d'eau avec un autre superprédateur, le varan malais, qui chasse les loutrons.
Les impacts de véhicules sont la principale cause de mortalité des loutres de Singapour, tuant entre cinq et six animaux par an, d'après les données communiquées par Bernard Seah, membre d'Otter Working Group, une coalition d'organisations caritatives, de représentants du gouvernement et d'universitaires qui surveille les loutres et mène des campagnes de sensibilisation.
Les membres disposent par exemple des panneaux routiers et éducatifs dans les zones où les loutres sont nombreuses et tentent de résoudre les situations de conflit potentiel. En 2016, une famille de loutres avait fait irruption sur le circuit du marathon de Singapour, les bénévoles de l'organisation Otter Working Group se sont empressés de prévenir les coureurs de la présence des loutres et se sont postés le long du circuit pour empêcher les colisions entre animaux et marathoniens.
Les méthodes de l'organisation, comme le rassemblement de divers types de citoyens pour aider les loutres, sont aujourd'hui reprises sur l'île de Kinmen à Taïwan et dans la capitale malaisienne Kuala Lumpur, où les populations urbaines de loutres sont également à la hausse.
DES ANIMAUX MYSTÉRIEUX
Pour Sivasothi N, biologiste à l'université nationale de Singapour, l'arrivée des loutres de Singapour ainsi que leur popularité auprès des résidents est une évolution encourageante.
Lorsque les loutres sont apparues pour la première fois dans les cours d'eau de Singapour, elles étaient si peu connues des habitants que certains « pensaient qu'il s'agissait de castors ou de phoques, » rapporte Sivasothi, à l'initiative du site Web OtterWatch, destiné à éduquer les locaux sur ces nouveaux habitants.
Au début des années 1990, il se souvient avoir dû se rendre à Penang en Malaisie pour étudier l'espèce, marchant pendant des heures à travers la mangrove dans l'espoir d'apercevoir un seul animal.
Aujourd'hui, pour mener ses recherches, il n'a qu'à sortir de chez lui pour observer ces élégantes créatures au tempérament joueur qui se sentent à Singapour comme un poisson dans l'eau.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.