Gyaros : comment l'île grecque est devenue le refuge des phoques moines
Après avoir été victimes de la chasse pendant des dizaines d'années, les phoques moines de Méditerranée disposent aujourd'hui de cet havre de paix. Cela sera-t-il suffisant pour empêcher leur extinction ?
Un phoque moine de Méditerranée adulte nage dans les eaux qui entourent le parc national de Madère, où vit l'une des trois populations restantes.Un phoque moine de Méditerranée adulte nage dans les eaux qui entourent le parc national de Madère, où vit l'une des trois populations restantes.
Protégé par son épaisse fourrure grise, un jeune phoque écume les rochers de la mer Égée à la recherche de la pieuvre qui pourrait le contenter, opérant de temps à autre un bruyant retour en surface. À la manière d'un labrador des mers, il chasse en cercle les bancs de petits alevins et ne s'arrête que lorsque ses yeux se posent sur une proie plus appétissante.
Épuisé ou simplement repu, le jeune phoque moine de Méditerranée décide après quelques temps de s'affaler sur un rocher pour profiter du soleil de février.
Malgré son apparente insouciance, ce jeune spécimen appartient à une espèce qui lutte chaque jour pour sa survie, la plus rare des 33 espèces de pinnipèdes, dont il ne reste aujourd'hui que 600 représentants à l'état sauvage. Cette population précaire pourrait facilement connaître le même sort que le phoque moine des Caraïbes, une espèce disparue. L'unique autre espèce vivante de phoque moine est le phoque moine d'Hawaï, également menacé, dont il ne reste qu'un millier de représentants environ.
Alors qu'il peuplait autrefois l'ensemble de la Méditerranée ainsi que certaines régions du Pacifique Est et de la mer Noire, le phoque moine de Méditerranée est aujourd'hui dispersé en trois groupes isolés vivant respectivement en Mauritanie, sur l'île portugaise de Madère et le long des côtes grecques et turques.
Leur déclin prend racine à l'époque romaine, lorsqu'ils étaient chassés pour leur viande, leur graisse et leur peau. Plus récemment, l'aménagement du littoral est venu grignoter l'habitat de ces animaux et malgré leur naturel très social, ils n'ont eu d'autre choix que de se réfugier en petits groupes dans les grottes marines. Enfin, le dernier coup en date porté à ces mammifères marins est venu des pêcheurs, qui les tuent accidentellement et parfois même volontairement, en représailles des poissons qu'ils dévorent.
Toutefois, sur Gyaros, une île grecque au passé douloureux qui abrite aujourd'hui une réserve naturelle, le phoque moine de Méditerranée semble préparer son grand retour, aidé par les écologistes qui souhaitent transformer l'île en sanctuaire pour phoques.
Inhabitée et presque abandonnée en raison de son passé de prison et de pas de tir naval, l'île est sauvage et son littoral truffé de grottes marines ; un habitat parfait pour ces monstres de 300 kg connus pour leurs cris gutturaux et leurs manières cavalières.
Pour attirer les phoques à cet endroit, les écologistes s'efforcent depuis 2017 de retirer les nombreux obus de l'artillerie navale non explosés ; de débarrasser les grottes des filets de pêche abandonnés, un piège fréquent et souvent mortel pour les phoques ; et d'établir une surveillance quasi militaire depuis les plus hauts points de l'île pour décourager les intrus.
« L'idée est de créer une sorte de refuge, un lieu sûr où les phoques pourront prendre du bon temps en cas de situation difficile ailleurs, » explique Christos Papadas, environnementaliste du Fonds mondial pour la nature (WWF) qui dirige le projet aux côtés de la Société hellénique d'étude et de protection du phoque moine et d'autres organisations, gouvernementales et non.
« Mais ce n'est pas que pour les phoques. On ne sait pas ce qui se passera si l'écosystème perd son prédateur supérieur, » indique Papadas pendant qu'il manœuvre un bateau à l'approche des côtes de Gyaros. Comme pour illustrer son propos, un jeune phoque fait irruption à côté du bateau, probablement à l'affût d'une pieuvre cachée au creux des roches sous-marines.
L'île de Gyaros sert aujourd'hui de lieu de villégiature à 60 phoques, soit 10 % du total mondial, et le statut de l'espèce fixé par l'Union internationale pour la conservation de la nature a récemment été réévalué, de « En danger critique » à « En danger ».
Les ruines de la prison où étaient autrefois enfermés les prisonniers politiques, sur Gyaros.
Cependant, le retour des phoques n'est pas toujours vu d'un bon œil pas les pêcheurs des environs qui estiment que les initiatives de conservation de la faune se font à leurs dépens.
« Nous ne voulons pas blesser les phoques, » déclare Maria Budori, ex-directrice de la petite coopérative de pêcheurs de Syros, l'île habitée la plus proche. « Mais ils sont soutenus par des organisations. Et nous, qui nous aide ? Personne. »
Et en ces temps de pandémie, une pandémie à l'impact colossal pour le secteur de la pêche, ce type de conflits pourrait s'aggraver comme l'affirment les experts.
UNE HISTOIRE DIFFICILE
Dénuée d'arbres, recouverte d'oiseaux marins tapageurs et flanquée de falaises déchiquetées, certains diront que Gyaros n'est qu'un rocher à l'allure menaçante ; rien d'étonnant, penseront-ils, à ce que Romains et Byzantins l'aient trouvée parfaitement adaptée à l'accueil des indésirables en exil.
Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, l'armée s'est approprié l'île, située à quelques heures de navigation au sud d'Athènes, et en a fait une sorte d'Alcatraz à la grecque en y enfermant plus de 20 000 opposants politiques. Hommes et femmes y étaient détenus dans des conditions brutales et bon nombre d'entre eux ont gravé leur nom sur les murs, des marques toujours visibles aujourd'hui dans les ruines de la prison.
Plus récemment, la marine grecque a utilisé Gyaros comme pas de tir pour ses navires, criblant ses collines d'un nombre incalculable d'explosifs.
Cette histoire singulière lui aura évité d'être prise d'assaut par l'industrie mondiale du tourisme de masse qui a eu raison de plusieurs îles voisines, notamment Mykonos, Andros et Tinos.
Même s'il est trop tôt pour évaluer entièrement l'impact de Gyaros sur les populations de phoques, les habitants des îles voisines signalent déjà un plus grand nombre de rencontres et les résidents de certaines régions de la Méditerranée occidentale rapportent même avoir aperçu pour la première fois les animaux.
« Il n'est pas rare que les petites îles contribuent au rétablissement d'une population. Nous l'avons déjà vu,et ça peut se faire facilement, » déclare Jason Baker, spécialiste des phoques et conseiller de la Marine Mammal Commission, une agence gouvernementale des États-Unis.
« Du moment qu'ils ont un endroit pour leurs petits et pour manger, ils sont généralement contents. »
LA PÊCHE, UN ENJEU MAJEUR
La plupart des insulaires semblent soutenir le retour de l'une des espèces emblématiques de la Grèce, à l'exception des pêcheurs.
« Rien que ce matin, deux phoques ont poursuivi mon bateau pour prendre mon poisson. C'est difficile de coexister avec eux, » lâche Marcos Denaxas qui à l'âge de 81 ans pêche depuis 75 ans dans les eaux de Gyaros. « S'il y en a plus, ce sera encore plus difficile. »
Étant donné le statut de réserve naturelle dont jouit l'île de Gyaros, la pêche est interdite dans les eaux qui l'entourent. C'est pourquoi les pêcheurs de Syros et des îles voisines martèlent que les écologistes privilégient le bien-être des phoques au détriment du leur, en ajoutant à leurs problèmes financiers.
En Grèce, le prix du poisson a déjà chuté à cause de la crise économique et il est fort probable qu'il continue sur cette lancée avec la pandémie, alors que de plus en plus d'insulaires prennent la mer en quête d'un complément de revenus.
Comme en témoigne Papadas, les autorités et les écologistes se disent conscients du besoin d'accorder aux pêcheurs une rétribution pour la survie des phoques et prévoient de les impliquer dans les futurs projets d'écotourisme sur Gyaros.
DANS LA NUIT NOIRE
En attendant, l'escalade des tensions incite certains pêcheurs à sortir illégalement la nuit pour profiter des eaux de Gyaros, d'où la nécessité d'installer un système de surveillance sophistiqué sur l'île. Si un navire s'approche à moins de cinq kilomètres de l'île, des caméras haute définition le suivent et transmettent les images aux garde-côtes.
Afin de prendre les pêcheurs sur le fait, les équipes du WWF se lèvent parfois à 4 h du matin pour prendre la mer. « C'est un peu comme un jeu d'espionnage. On sait qu'ils nous observent, » déclare Ventouris Mpountouris, technicien de terrain pour le WWF.
Aux premières heures d'une matinée de février, le téléphone de l'un des membres d'équipage du WWF n’arrête pas de sonner : le poste de surveillance de Gyaros vient de repérer un intrus. Un bateau naviguerait à quelques centaines de mètres de l'une des grottes préférées des phoques. Cette fois, ce n'était qu'une fausse alerte.
Néanmoins, les pêcheurs semblent déterminés à poursuivre leurs activités de pêche illégale. « Vous devez comprendre que ce sont nos zones de pêche, » m'a confié un pêcheur sous couvert d'anonymat en raison de la clandestinité de son travail. « Pas celles des phoques. Nous n'arrêterons pas. »
Le porte-parole des garde-côtes de Syros n'a pas souhaité témoigner.
UNE LUEUR D'ESPOIR ?
Les phoques ont évolué pour prospérer dans les eaux méditerranéennes, mais la Méditerranée d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui.
Tout d'abord, ces animaux ne sont pas particulièrement fertiles, ils ont donc eu beaucoup de mal à remplacer leurs pertes fréquentes à mesure que l'Homme proliférait autour d'eux. Par ailleurs, ils n'ont jamais eu besoin de parcourir de longues distances, leur instinct premier n'a donc pas été de trouver de nouveaux terrains de chasse alors que leur habitat se transformait en zone maritime la plus fréquentée de la planète.
Les phoques sont également vulnérables aux épidémies : en 1997, plus de 150 phoques moines de Méditerranée sont morts d'un mystérieux virus en Mauritanie. Ce facteur est particulièrement inquiétant, car les phoques sont répartis en trois populations fragmentées et si l'une d'entre elles venait à disparaître, ce serait sûrement pour de bon.
Enfin, la hausse du niveau des mers induite par le changement climatique a englouti plusieurs des bancs de sable qui, d'après Baker, sont utilisés par les phoques comme lieu de repos et de socialisation.
Pourtant, malgré tous ces facteurs, la plupart des personnes impliquées dans la conservation des phoques restent optimistes quant aux chances de survie de l'espèce.
« Ils sont incroyablement tenaces, » conclut Baker. « C’est une espèce qu’il suffit d’arrêter de tuer pour lui donner une chance de se rétablir. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.