Ces drôles d'amphibiens auraient une salive venimeuse
Le venin est loin d'être la norme chez les amphibiens, ce qui rend d'autant plus singulières les créatures quasi aveugles et sans pattes que sont les cécilies.
Les cécilies du Mexique (ci-dessus, un spécimen du zoo de Saint-Louis dans le Missouri) sont l'une des 200 espèces connues de ces amphibiens fouisseurs.
Également appelées gymnophiones ou apodes, les cécilies sont de petits vermiformes dentés à la peau lisse et soyeuse qui ressemblent beaucoup aux serpents. Mais alors, quelle ne fut pas la surprise des scientifiques lorsqu'ils ont découvert que la salive de ces créatures dépourvues de pattes était potentiellement venimeuse, une première dans le monde des amphibiens.
Près de 200 espèces de cécilies se déhanchent dans les forêts tropicales du monde entier, du Cameroun et son Idiocranium russeli long de 9 cm à la Colombie habitée par le gigantesque Caecilia thompsoni et son 1,50 m de longueur.
La plupart de ces animaux passent le plus clair de leur temps sous terre, ce qui explique pourquoi les « cécilies sont probablement le moins connu des groupes de vertébrés, » indique Carlos Jared, biologiste de l'évolution à l'Institut Butantan de São Paulo, au Brésil, et auteur d'une nouvelle étude sur ces animaux. Certaines espèces se sont tellement adaptées à la vie souterraine qu'elles ont complètement perdu leurs yeux.
Les scientifiques avaient déjà connaissance des trois rangées de dents pointues que possèdent les cécilies, deux en haut et une en bas, et qui aident probablement ces prédateurs à attraper puis avaler les vers de terre. Cependant, en s'intéressant aux cécilies capturées au Brésil, Jared a découvert un tout nouvel ensemble de glandes dentaires productrices de salives et, potentiellement, d'enzymes venimeuses. Il insiste toutefois sur la nécessité d'approfondir les analyses pour confirmer le caractère venimeux de la salive des cécilies.
Le cas échéant, les conséquences seraient remarquables, déclare Emma Sherratt, biologiste de l'évolution extérieure à l'étude rattachée à l'université d'Adélaïde en Australie.
Tout d'abord, cela voudrait dire que le venin a évolué de façon indépendante chez les amphibiens et les reptiles, ce qui nous amènerait à reconsidérer nos connaissances sur l'évolution de la venimosité. Il faudrait ensuite répondre à une intrigante question : pourquoi les grenouilles et les salamandres n'ont-elles pas de salive venimeuse ?
On aperçoit clairement les trois rangées de dents sur ce spécimen de musée d'un gymnophione géant (Caecilia pachynema).
Le seul autre amphibien venimeux est la grenouille de Greening (Corythomantis greeningi), vivant au Brésil, qui parvient à « piquer » ses adversaires en associant ses glandes venimeuses à une multitude d'os pointus disposés sur sa tête.
FOUISSEURS HORS PAIR
En 1935, des chercheurs avaient déjà remarqué la présence de ces glandes dentaires chez les cécilies de l'île de Frégate (Hypogeophis rostratus) mais les avaient prises pour des glandes muqueuses, typiques et nombreuses chez ces animaux.
Par exemple, comme nous l'explique Jared, la tête des cécilies est équipée de glandes qui produisent un lubrifiant leur permettant de se déplacer facilement sous terre. De l'autre côté, les cécilies possèdent sur leur queue des glandes sécrétrices de poison, probablement destinées à décourager les prédateurs de les pourchasser à travers leurs autoroutes souterraines.
Pour cette étude, l'équipe de Pedro Luiz Mailho-Fontana, auteur principal et biologiste de l'évolution à l'Institut Butantan, a analysé des échantillons de salive prélevés sur deux cécilies de l'espèce Siphonops annulatus afin de déterminer leur composition. Leurs résultats ont permis de mettre en évidence une famille d'enzymes, la phospholipase A₂, répandue chez les créatures venimeuses telles que les guêpes, les scorpions et les serpents.
D'après l'étude publiée le 3 juillet dans la revue iScience, l'équipe de chercheurs a également procédé à l'euthanasie de quatre spécimens afin d'étudier la structure de leurs glandes grâce à un examen au microscope électronique de deux d'entre eux.
Même s'ils auraient aimé en étudier davantage, les cécilies sont difficiles à trouver : la localisation et l'extraction de l'un de ces fouisseurs hors pair peuvent demander jusqu'à vingt heures de travail, témoigne Mailho-Fontana.
MAIS POURQUOI SONT-ILS VENIMEUX ?
Dès qu'ils pourront acquérir de nouveaux spécimens, Mailho-Fontana souhaite collaborer avec des experts en biochimie et pharmacologie pour s'intéresser à la véritable fonction des glandes. Il soupçonne toutefois que la salive des cécilies leur permettrait de neutraliser les vers de terre géants dont ils se nourrissent et de les digérer par la suite.
Pour bon nombre d'entre nous, injection de venin rime avec dards d'abeilles ou crochets de serpents mais comme le rappelle Mailho-Fontana, l'évolution de nombreux venins prend racine dans la salive. Au départ, les fluides de la bouche servaient de lubrifiant, puis ils ont évolué pour accompagner la digestion et finalement faire du mal. La salive venimeuse est un trait commun à divers animaux, notamment les serpents ou les dragons de Komodo et même certains mammifères comme les musaraignes, les loris lents ou encore les chauves-souris.
Biologiste et président de Tropical Herping, une agence de voyages centrée sur l'observation des reptiles et des amphibiens, Alejandro Arteaga nous informe avoir déjà été mordus par les cécilies et leur bouche digne de la saga Alien, sans avoir jamais ressenti d'effets persistants « hormis la douleur provoquée par la ponction mécanique des dents. »
Il rejoint les auteurs de l'étude sur un point : si venin il y a, il est probablement adapté pour permettre aux cécilies d'abattre ou de dissoudre leur proie, non pas pour se défendre des prédateurs, explique-t-il.
SURPRISE PERMANENTE
D'après Kevin Arbuckle, toxicologue à l'université de Swansea au Royaume-Uni, il est « tout à fait plausible » que les cécilies soient venimeuses, étant donné le peu de connaissances dont nous disposons à leur sujet.
Cependant, l'analyse des enzymes n'est pas « particulièrement convaincante, » précise Arbuckle par e-mail. « Toutes les glandes orales produisent une grande variété d'enzymes, dont certaines listées dans l'étude. » En d'autres termes, les cécilies peuvent très bien posséder ces enzymes dans leur salive sans pour autant qu'elles soient d'une variété venimeuse.
« Cela dit, c'est une étude clairement intéressante et je ne doute pas qu'elle donnera lieu à de nombreuses études de suivi qui ne feront qu'améliorer notre compréhension de ce groupe de vertébrés si méconnu, » ajoute-t-il.
Pour Sherratt, même si l'article apporte une « solide contribution, » il « soulève plus de questions qu'il n'apporte de réponses. »
« Mais c'est ainsi avec les cécilies, » conclut Sherratt. « Elles nous surprennent constamment. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.