Découverte : les animaux à dents de sabre n'étaient pas tous des prédateurs
Leurs crocs ne servaient pas qu'à infliger des morsures féroces mais pouvaient également servir à séduire ou intimider, même chez les herbivores.
Le mammifère disparu Uintatherium, ci-dessus tel qu'il apparaît sur un timbre du Cambodge, vivait il y a 56 millions d'années et ressemblait à un rhinocéros sur la tête duquel auraient été ajoutées six petites cornes et de longues canines.
Aucun félin ne ressemble au smilodon. Ce prédateur de l'âge de glace dont la taille dépassait parfois celle des plus grands tigres actuels s'appuyait sur la formidable force de ses membres pour clouer ses proies au sol avant de lacérer leur gorge ou leur ventre à grands coups de canines frôlant les vingt centimètres de long. Des canines qui lui vaudront d'ailleurs son nom, smilodon provenant du grec ancien smílê, « ciseau », et odontús, « dent ». Le portrait du smilodon dressé par les musées, les livres ou les films est généralement celui de l'incarnation-même de la férocité, redécorant du sang de ses victimes les prairies nord-américaines du Pléistocène.
« Les proies se vidaient de leur sang plus rapidement avec ces dents de sabre, » explique Larisa DeSantis, paléontologue de l'université Vanderbilt, contrairement à la morsure suffocante des lions modernes. Grâce à cette tactique de chasse, le prédateur pouvait s'attaquer à des proies plus imposantes, comme les camelops ou les chevaux qui arpentaient également la planète au cours de la dernière période glaciaire dont la fin remonte à 12 000 ans.
Cependant, le smilodon n'avait pas l'exclusivité des dents de sabre. Ce superprédateur n'était que le dernier et le plus grand d'une lignée de félins à longs crocs dont le règne avait débuté 16 millions d'années plus tôt. D'autres animaux arboraient des dents de sabre similaires à celles du smilodon, notamment le Thylacosmilus, une espèce proche des marsupiaux. Toutefois, une étude récente montre que Thylacosmilus n'avait a priori rien d'un prédateur. Ce parent du kangourou et du wombat aurait plutôt mené une vie de charognard au cours de laquelle ses longues canines lui auraient probablement servi à découper les carcasses et exploiter au maximum les repas délaissés par d'autres créatures.
« Thylacosmilus n'était pas simplement la version marsupiale d'un félin à dents de sabre, » indique DeSantis. « Son écologie était probablement très différente de ce qui existe aujourd'hui : un carnivore spécialisé dans les tissus mous. »
Cette illustration représente le protomammifère Tiarajudens eccentricus, le premier animal à dents de sabre connu apparu il y a 260 millions d'années environ.
La découverte met en lumière la façon dont les dents de sabres sont apparues chez divers animaux en l'espace de centaines de millions d'années, surprenant parfois les scientifiques par leur multifonctionnalité. Il est même arrivé que des herbivores développent des dents allongées dont ils se servaient pour se défendre contre leurs rivaux dévoreurs de feuillage ou tout simplement pour impressionner leurs congénères.
« Les canines peuvent avoir de multiples fonctions, » indique Julie Meachen, paléontologue à l'université de Des Moines.
À LA RACINE
Pour savoir si une canine est une dent de sabre, il faut s'attarder sur les détails. « Le terme dent de sabre fait référence aux canines à la fois longues et comprimées latéralement, » explique Meachen. Parfois, ces dents sont dentelées afin que la partie tranchante soit plus efficace, mais ce n'est pas toujours le cas.
Des lémuriens aux babouins en passant par les chimpanzés, bon nombre de primates arborent de longues canines. Face à leur crâne, l'observateur non averti pourrait être tenté de les qualifier de dents de sabre. Cependant, leurs canines sont de forme conique plutôt que plate et amincie comme celles du smilodon, ce qui veut dire qu'elles n'entrent pas dans la catégorie des véritables dents de sabre, et ce, aussi impressionnante puisse être la mâchoire de l'animal.
Le plus ancien animal à dents de sabre découvert à ce jour vivait il y a 260 millions d'années… et ce n'était pas un carnivore. Baptisé en 2011 sur la base de fossiles mis au jour au Brésil, Tiarajudens eccentricus faisait la taille d'un chien moyen et ressemblait au croisement entre un cochon et une tortue. L'animal appartenait à un groupe de vertébrés connu sous le nom de synapsides, une grande famille qui compte parmi ses membres les mammifères et leurs proches parents. De la mâchoire supérieure de Tiarajudens jaillissait une paire de canines longues et plates, les toutes premières dents de sabre au monde selon nos connaissances actuelles.
Cela dit, le reste des dents du proto-mammifère suggère qu'il se nourrissait de plantes. Mais alors, pourquoi avait-il besoin de crocs aussi spectaculaires ? Tiarajudens les utilisait probablement pour impressionner ses pairs ou combattre les membres de sa propre espèce. Lorsqu'un conflit éclatait, la victoire revenait probablement au Tiarajudens équipé des plus grandes dents et si l'intimidation ne fonctionnait pas, les animaux pouvaient aller jusqu'à se lacérer mutuellement pour régler leur différend.
UN COUTEAU SUISSE ÉVOLUTIONNAIRE
Alors que les paléontologues étudient et décrivent les dents de sabre depuis le 19e siècle, la façon dont les animaux utilisaient leurs dents de sabre continue d'animer les débats. Le smilodon lui-même, qui était à coup sûr un carnivore, s'est vu prêter différentes techniques d'abattage de ses proies, certains soutenant qu'il utilisait ses longues canines comme un ouvre-boîte et d'autres qu'il se nourrissait du sang de ses victimes à la manière d'un vampire.
Grâce aux techniques analytiques modernes qui permettent aux paléontologues de simuler la morsure des prédateurs à dents de sabre, les scientifiques ne sont que très récemment arrivés à la conclusion que le smilodon et les chasseurs similaires utilisaient leurs dents pour infliger des morsures dévastatrices à la gorge ou d'autres parties molles du corps, entraînant des dégâts catastrophiques destinés à maîtriser rapidement leur futur repas. De plus, certains crânes de smilodons présentent de profondes ponctions, ce qui suggère que ces superprédateurs n'hésitaient pas à faire usage de leurs crocs les uns sur les autres.
Depuis leur antique origine au Permien, les dents de sabre n'ont jamais cessé d'apparaître dans la chronique fossile. Des carnivores rappelant vaguement les chiens, appelés gorgonopsiens, qui vivaient il y a 252 à 270 millions d'années — dont certains pesaient autant qu'un ours polaire adulte — ont développé des crocs de sabre pour percer l'épaisse peau de leurs proies.
Cependant, différentes espèces ont utilisé les canines allongées de multiples façons. Les herbivores comme les Tiarajudens ou les actuels moschidés utiliseraient leurs longues canines pour se battre ou comme argument lors de leur parade nuptiale. Et bien que les primates ne possèdent pas à proprement parler de dents de sabre, ils utilisent leurs longues canines pour se défendre contre leurs prédateurs, intimider les autres mâles de leur espèce ou engager le combat.
Curieusement peut-être, les dinosaures n'ont développé aucune espèce à dents de sabre. Les tyrannosaures juvéniles arboraient parfois des crocs prononcés, mais rien de comparable avec ceux du smilodon.
D'après nos connaissances actuelles, avant la disparition des dinosaures non-aviaires il y a 66 millions d'années, les mammifères n'avaient jamais développé de dents de sabres. Apparu il y a 56 millions d'années, l'herbivore Uintatherium, un mammifère de la taille d'un rhinocéros au crâne pourvu de six cornes trapues, disposait également de dents de sabre aplaties dont il se servait probablement pour séduire ses potentielles partenaires et intimider ses congénères.
Il faudra ensuite attendre plusieurs millions d'années pour voir les dents de sabre évoluer à nouveau. Il y a 40 millions d’anneés environ apparaissent les premiers nimravidés, une espèce féliforme qui évoluera pour donner naissance au tout premier félin à véritables dents de sabre 24 millions d'années plus tard. À compter de ce moment, les prédateurs à dents de sabre allaient régner sur la planète jusqu'à l'extinction du smilodon il y a tout juste 10 000 ans.
En l'absence de carnivores à dents de sabre, la palme des canines les plus impressionnantes revient aujourd'hui aux herbivores et aux omnivores. Néanmoins, étant donné la longévité de la canine allongée dans l'histoire de l'évolution, il n'est pas impossible de voir naître à nouveau des créatures au sourire aiguisé.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.