Au Kenya, les chèvres sont le dernier espoir des éléphants abandonnés
Dans le nord du Kenya, un sanctuaire a su tirer son épingle du jeu lors de la pandémie, au bénéfice des éléphanteaux qu’il abrite, de la communauté qui y vit et de ses sols qui se dégradaient.
Au sanctuaire pour éléphants de Reteti, dans le nord du Kenya, les éléphanteaux abandonnés comme Hamsini, ci-dessus, étaient nourris avec un substitut de lait maternel d’origine humaine qu’il fallait importer. Désormais, certains éléphants boivent du lait de chèvre. Une nourriture moins chère, plus durable et plus facile à se procurer.
Un troupeau d’éléphants traverse une zone au sud-est du sanctuaire pour éléphants de Reteti. Les éléphants du sanctuaire sont élevés près de l’endroit où ils ont été sauvés et pour cette raison, certains finissent par retrouver leur troupeau.
Les couleurs tièdes du crépuscule se levaient, et cinq personnes vêtues de camaïeus de vert s’agitaient nerveusement autour d’un éléphanteau. Toute la science et toutes les théories qui avaient mené à ce moment précis se concrétisaient enfin. Tout ce qu’il allait falloir désormais, c’était du savoir-faire : ce nourrisson de moins d’un mètre allait-il aimer le lait qu'on venait de lui concocter ? Comment son corps allait-il réagir ?
Les cinq gardiens du sanctuaire pour éléphants de Reteti, seul en son genre dans la région, se sont attrapés les mains. Ils ont prié pour que cette jeune éléphante recouvre la santé, et ils se sont promis par la même occasion qu’ils feraient tout leur possible pour que ce soit le cas. Les gorgées d’abord timides de la petite Sera se sont allongées, elle a fini un biberon, puis deux, et la tension a commencé à redescendre. Au cours des jours qui ont suivi, ce nourrisson de deux semaines à pris du poids et gagné assez de forces pour aller jouer avec les autres éléphanteaux de l’orphelinat.
Les gardiens ont alors fêté leur découverte et n’en finissaient pas de s’étonner de sa simplicité et de sa viabilité. L’ingrédient principal de leur nouvelle recette était en effet disponible en abondance : du lait de chèvre.
Les chèvres et le bétail forment la pierre angulaire du mode de vie des Samburu, dans le nord du Kenya.
Le petit Meibae joue avec sa gardienne, Naomi Leshongoro.
Le gardien Lemarash Kalteyo salue un éléphant comme le font les aînés Samburu avec les enfants. Placer la paume de la main droite sur la tête est une façon de transmettre la bonté de son propre esprit.
D’après Katie Rowe, co-fondatrice du sanctuaire Reteti, dans la réserve naturelle de Namunyak, cela faisait longtemps que l’équipe réfléchissait à une façon d’améliorer la recette de son substitut de lait maternel. L’orphelinat utilisait du lait d’origine humain depuis sa création en 2016, mais cela coûtait cher, cela demandait d’importer des conserves et les nutriments n’étaient pas toujours d’origine naturelle. « En jetant un œil aux ingrédients et en analysant chaque micronutriment et chaque macronutriment, je me suis aperçu que ce qu’on mettait dans ces boîtes n’était pas fantastique, relate-t-elle. Il y avait de meilleures options à notre portée. »
La pandémie s’est révélée l’occasion dont ils avaient besoin pour se mettre à la recherche d’une meilleure option. L’import de substitut de lait devenait difficile à cause des confinements qui empêchaient de partir des terres éloignées de Reteti pour se rendre dans les villes où se trouvent les bons produits. De plus, avec l’effondrement du tourisme dans la région, l’esprit était plus que jamais à l’économie de moyens.
Des femmes Samburu se rendent à un mariage près du sanctuaire de Reteti. Ce dernier se trouve au sein de la réserve naturelle Namunyak gérée par cette même tribu.
Une équipe de sécurité de l’association Northern Rangelands Trust aide à la protection de la faune dans les réserves du nord du Kenya, où éleveurs, bétail et animaux partagent terres, pâtures et eau, cette dernière étant une ressource de plus en plus rare.
Toutes les trois heures, les éléphants abandonnés de Reteti ont droit à un biberon de substitut de lait qu’ils boivent à gorgées bruyantes. D’après Katie Rowe, co-fondatrice de l’orphelinat, le passage d’un régime à base de lait maternisé à un régime à base de lait de chèvre a été bénéfique pour les éléphanteaux.
Le lait de chèvre s’est révélé plus facile à trouver et était deux fois moins cher, et en plus, il est également sain pour les éléphanteaux et permet au sanctuaire de contribuer à l’économie de la région.
« Les éléphants sont en pleine croissance. On peut voir d’un point de vue nutritionnel à quel point ça fait la différence ; on s’en rend compte à la façon dont ils guérissent après un sauvetage traumatisant ; on s’en rend compte au temps qu’ils mettent à s’adapter au reste du troupeau », explique Katie Rowe. En plus, cela a fait évoluer la relation entre la communauté et les éléphanteaux. « Quand vous partagez votre lait, quand vous partagez vos ressources, cela suscite forcément de la compassion pour ces animaux. » (À lire : Des guerriers qui avaient peur des éléphants œuvrent aujourd’hui à leur protection.)
Une couverture tricotée dissimule le cathéter intraveineux qui administre des nutriments à une éléphante abandonnée. Âgée d’un mois environ, elle a perdu son troupeau après être tombée dans un puits. Ce type d’accident est de plus en plus fréquent car les communautés creusent des puits toujours plus profonds pour faire face aux sécheresses causées par le réchauffement climatique.
Une femme samburu verse du lait de chèvre dans un bidon que les équipes de Reteti viendront récupérer. Pendant la pandémie, avec la fermeture des marchés de bétail et l’effondrement du tourisme dans les réserves naturelles, la vente de lait au sanctuaire de Reteti a permis à des familles de continuer à envoyer leurs enfants à l’école, de continuer à payer leurs frais médicaux et à acheter de la nourriture, selon l’éleveur Stamen Lemajong.
Des femmes rentrent chez elles après avoir vendu du lait à Reteti.
Des éléphanteaux en bonne santé
Les éléphanteaux boivent du lait jusqu’à l’âge de deux ans environ. Les nutriments qu’il contient stimule le système immunitaire des orphelins du sanctuaire de Reteti et sont particulièrement vitaux. Sera, à l’instar de nombreux autres éléphants orphelins, a été abandonnée après être tombée dans un puits. Autrement dit, elle est restée dans l’eau pendant des heures, voire des jours, avant qu’on ne la découvre, et aurait pu contracter certaines maladies comme la pneumonie. En plus de cela, le traumatisme lié à la séparation de son troupeau d’origine a été un autre coup dur pour son système immunitaire.
Des années de calculs relatifs aux taux de protéines, de matières grasses et de glucides contenus dans des laits différents ont été consignées dans des carnets, dans des tableurs ou sur le tableau noir du sanctuaire, et ont indiqué à maintes reprises que le lait de chèvre pouvait très bien constituer la base d’un régime alimentaire pour les éléphanteaux. Combiné, bien entendu, avec plusieurs autres ingrédients que le sanctuaire utilisait déjà : des feuilles de moringa, des probiotiques, des compléments alimentaires, des noix de coco desséchées, de la présure, de la spiruline, du miel, de la mélasse, de l’avoine, et des comprimés multivitaminés.
Depuis son inauguration en février 2020 avec la petite Sera, la nouvelle recette connaît un succès retentissant. Huit éléphanteaux arrivés au sanctuaire de Reteti dans les mois qui ont suivi ont été soignés avec ce régime et ils se portent à merveille.
Des chèvres sont rassemblées dans une manyatta, un enclos samburu traditionnel, près de Reteti. Le surpâturage du bétail a dégradé la majorité des sols de Namunyuk, mais le sanctuaire de Reteti collabore avec les éleveurs pour mettre en œuvre des pratiques de pâturage durables.
Nturuyayi Lengees récupère du lait pour l’amener au sanctuaire.
Une nouvelle source de revenus
La nouvelle recette est également synonyme de succès pour les Samburu, tribu qui vend le lait de chèvre au sanctuaire.
« Cela nous a rapporté de larges bénéfices », explique Stamen Lemajong, qui est éleveur. Chaque matin, il parcourt avec sa famille et avec d’autres les chemins bordés d’acacias pour aller livrer plus de 150 litres de lait au sanctuaire. Cette quantité suffit aux sept éléphanteaux les plus jeunes, c’est-à-dire à ceux qui en ont le plus besoin, mais le sanctuaire cherche toujours à se procurer assez de lait pour pouvoir mettre ses vingt-trois orphelins au nouveau régime.
« Ces revenus nous servent pour tout : à emmener les enfants à l’école, à payer les frais médicaux, explique Stamen Lemajong. Et avec les temps difficiles que nous avons traversés l’an dernier, ça nous a beaucoup aidé. On pouvait même s’acheter de la nourriture avec. »
La pandémie a durement touché les éleveurs, poursuit-il. Des membres de sa famille ont perdu leur emploi, et la fermeture des marchés de bétail a empêché les membres de la communauté de vendre des animaux (c’est leur principale source de revenus, et bien souvent la seule).
« Par chance, c’est à cette période que nous avons commencé à vendre au sanctuaire pour éléphants, poursuit-il. Sans le lait que nous leur livrons, je ne sais pas ce que nous aurions fait. » (Découvrez comment la protection de la faune dans le nord du Kenya a su relever le défi de la pandémie.)
Mike Learka fait refroidir du lait de chèvre après l’avoir pasteurisé pour les éléphants du sanctuaire.
: Deux éléphants essaient d’empêcher Lemarash Kalteyo de s’en aller après qu’il les a nourris.
Protéger les terres
Les effets de la COVID-19 ont beau s’atténuer, la région affronte déjà une nouvelle épreuve : la sécheresse. Les trop faibles précipitations menacent le bétail, mettent la faune en péril, et accroissent les chances de conflit entre les deux. La situation désespérée qu’a connue Sera va vraisemblablement devenir courante. « Plus la saison sèche dure, plus ces communautés creusent de puits, et plus il y a d’éléphants qui tombent dedans », déclare Dorothy Lowakutuk, gardienne à Reteti.
Même s’il est impossible de se débarrasser de la sécheresse, ses effets peuvent être atténués, notamment en protégeant les sols. D’après Titus Letaapo, qui supervise le projet de marché laitier du sanctuaire, environ 70 % des sols de la réserve naturelle de Namunyak sont dégradés.
En 2017, Mary Lengees, une des premières gardiennes du sanctuaire de Reteti, passait un moment avec Shaba. Cette jeune éléphante a été secourue par le sanctuaire en 2016 après que des braconniers ont assassiné sa mère. Après une période difficile d’acclimatation, Shaba a repris confiance en elle et va désormais accueillir chaque nouvel orphelin.
À l’orphelinat de Reteti, l’adoption du lait de chèvre et les inquiétudes concernant la dégradation des sols peuvent sembler contradictoires : en effet, le surpâturage des chèvres participe à la dégradation des sols. Mais l’équipe d’éco-rangers de Titus Letaapo enseigne les pratiques adéquates aux éleveurs comme le pâturage en rotation, qui permet de préserver l’herbe, mais aussi des méthodes permettant d’accroître les rendements laitiers. Cette méthode en particulier permet aux éleveurs de gonfler leurs revenus sans avoir à acheter plus de bétail.
« La communauté a tiré de grands bénéfices du sanctuaire », explique Stamen Lemajong. Même s’il concède que la première fois qu’il s’y est rendu, il a trouvé cela bouleversant.
« Voir des éléphants en captivité […] comme des chèvres ou des vaches domestiques, ça a été une surprise », dit-il en riant. Voilà encore une preuve que dans cette région du nord du Kenya, le destin des éléphants et celui de ses habitants est étroitement lié.