Ces "abeilles des mers" pollinisent des végétaux marins
La pollinisation, que l'on pensait exclusive aux végétaux terrestres, aurait, en réalité, commencé sous la mer des millions d'années avant l'apparition des plantes sur terre.
Cette image colorisée obtenue par microscopie confocale montre le corps d'un isopode recouvert des cellules germinales d'une algue rouge, Gracilaria gracilis. Selon de nouvelles recherches, ces animaux se propagent autour des spermatides de l'algue, les pollinisant efficacement.
Il y a une dizaine d’années, Vivianne Solis-Weiss, une biologiste marine de l’Université nationale autonome du Mexique qui étudie les vers marins, parlait à une collègue spécialisée dans les herbes marines, des plantes à fleurs qui poussent dans l’océan.
« Chaque fois que nous cueillons les fleurs, nous voyons ces petits animaux éparpillés sur elles », lui a dit sa collègue. Les deux scientifiques se demandaient pourquoi ces petits vers et crustacés, visuellement proches des crevettes, se rassemblaient tous sur ces végétaux. Était-il possible que ces petites créatures pollinisent les plantes, et qu’elles soient l’équivalent marin des abeilles et des papillons ?
Solis-Weiss et ses collègues ont ainsi émis l’hypothèse que ces créatures pourraient effectivement jouer un rôle dans la pollinisation des océans, et ont exposé leur idée dans une étude publiée en 2012 dans la revue Inter-Research Science Publisher.
Un isopode grimpe sur un morceau d'algue rouge, Gracilaria gracilis, qu'il s'est avéré capable de polliniser.
« Il était très difficile de publier ce premier article, car personne ne voulait nous croire », se souvient-elle.
Le rôle des pollinisateurs sur Terre est bien établi. Des centaines de milliers d’espèces à fleurs dépendent des animaux et des insectes pour se reproduire. Les plantes fournissent du nectar ou la promesse de quelque chose à manger, et les pollinisateurs facilitent la reproduction sexuelle de ces dernières. Cependant, jusqu’à récemment, on pensait que ce phénomène était exclusif aux espèces terrestres, et qu’il n’existait donc pas dans l’océan.
« Il y a une idée reçue selon laquelle, dans les milieux marins, toute la fécondation se fait grâce aux mouvements de l’eau », soulève Emma Lavaut, biologiste marine à la station biologique de Roscoff de Sorbonne Université, en France, qui étudie Gracilaria gracilis, une algue rouge qui pousse dans les bassins rocheux côtiers. Chez de nombreux organismes marins, les mâles et les femelles libèrent effectivement leurs œufs et leur sperme dans l’eau, laissant les courants les mélanger et les féconder.
Pourtant, depuis quelques années, de nouvelles preuves suggèrent que l’océan pourrait posséder ses propres pollinisateurs. Ces créatures peuvent être comparées à des sortes « d’abeilles des mers », et pourraient bien être plus répandues que nous ne l’imaginons. Alors que les scientifiques en apprennent de plus en plus sur ces relations symbiotiques, ils changent leur façon de penser à l’évolution de toutes les parties concernées : les algues, les plantes, les insectes et les crustacés. Cette nouvelle notion met également en évidence la complexité de ces interactions mutuellement bénéfiques.
UNE ENTRAIDE SOUS-MARINE
Pour prouver cette théorie, l’équipe de Solis-Weiss a installé des champs de recherche de l’herbe marine Thalassia testudinum sur un rivage et dans des aquariums, documentant le processus de pollinisation par le biais de caméras et d’appareils photo. À chaque coucher de soleil, lorsque les fleurs mâles de Thalassia testudinum s’ouvraient, des vers et autres invertébrés grouillaient parmi elles, se couvrant de leur pollen.
« Nous avons réalisé des expériences afin de montrer qu’ils allaient butiner les fleurs masculines, récupérer le pollen qui se colle à leur corps, puis aller vers les fleurs féminines et y laisser ce pollen », explique Solis-Weiss. En 2016, l’équipe a publié ses résultats accompagnés de photographies de vers marins couverts de pollen dans la revue Nature. Cette étude était la toute première à démontrer l’existence du processus de pollinisation dans la mer.
Dans le cadre de son travail pour sa thèse de doctorat sur les mystères de la reproduction de Gracilaria gracilis, Lavaut a ensuite observé un phénomène similaire. Plutôt que de laisser ses œufs être emportés par les vagues comme de nombreux autres habitants de l’océan, l’algue femelle les garde à l’intérieur de ses thalles, des filaments en forme d’entonnoir. Les mâles libèrent leurs spermatozoïdes, mais les minuscules cellules n’ont pas la queue nécessaire pour nager jusqu’aux plantes femelles et pénétrer dans les filaments.
Ce phénomène, qui paraît désavantageux, n’affecte pas le succès reproductif de l’algue, le groupe taxonomique auquel appartiennent les algues rouges étant le fruit d’une évolution qui a eu lieu il y a environ 1 milliard d’années. Lavaut et sa directrice de thèse Myriam Valero, généticienne des populations au CNRS, ont voulu comprendre comment ces organismes se reproduisent.
Au fil de ses recherches et de son étude des algues dans les marécages d’Europe, Myriam Valero a remarqué que la plupart des fécondations avaient lieu à marée basse, lorsqu’il n’y a que très peu d’eau. À ce moment-là, des essaims de petits isopodes appelés Idotea balthica, des crustacés qui ressemblent à un croisement entre une crevette et une punaise, nagent autour des algues. Valero et son équipe se sont alors demandé si ces créatures se chargeaient de transporter le sperme sur leur corps.
Pour vérifier cette idée, l’équipe a utilisé des Gracilaria gracilis qui n’avaient jamais été fécondées et qui n’avaient pas encore de corps de fructification, appelés cystocarpes. Les scientifiques ont placé des plantes mâles et femelles dans plusieurs aquariums et ont ajouté vingt crustacés dans certains d’entre eux. Une fois développés, les aquariums dans lesquels les créatures avaient été placées contenaient vingt fois plus de cystocarpes.
« J’ai été surprise de voir qu’il y avait beaucoup plus de fécondation », confie Lavaut. L’équipe a également rassemblé des crustacés qui ont nagé pendant un certain temps dans les bassins avec l’algue mâle, puis les a relâchés dans des bassins avec des plantes femelles vierges, ce qui a également augmenté le nombre de cystocarpes. Au microscope, les isopodes étaient couverts de minuscules taches de sperme, tout comme les vers marins de l’étude de Solis-Weiss. Le groupe de Lavaut a présenté ses résultats le 28 juillet dans la revue Science.
Dans ce cas, les deux organismes s’entraident. Les algues fournissent un abri aux isopodes, mais aussi de la nourriture sous la forme d’un biofilm d’algues qui se développe pour recouvrir Gracilaria gracilis. Le nettoyage alors fourni par les isopodes aide les algues rouges à faire de la photosynthèse.
« Si la croissance [du biofilm] est trop forte, les algues rouges commencent à mourir », explique Lavaut. Les isopodes aident à nettoyer tout ça.
LA VIEILLE HISTOIRE DE LA POLLINISATION
Si les deux équipes ont décrit un phénomène apparemment similaire, les biologistes de l’évolution et les écologistes de la pollinisation soulignent toutefois que les deux études présentent des différences majeures.
Bien que les algues et les prairies marines puissent sembler similaires, ces deux organismes sont très différents et ont des trajectoires évolutives divergentes. Les herbes marines n’existent que depuis environ 130 millions d’années, explique Jeff Ollerton, écologiste qui étudie la pollinisation à l’Institut botanique de Kunming de l’Académie chinoise des sciences, qui n’était pas impliqué dans ces deux études.
Les herbes marines ont évolué à partir de plantes terrestres qui sont retournées à la mer tout en conservant certaines de leurs caractéristiques terrestres, comme la floraison, mais aussi, il semblerait, le fait de dépendre des animaux pour la pollinisation.
« Il est très intéressant de constater qu’elles ont trouvé dans l’eau différents types d’animaux pour remplacer les abeilles et les papillons », commente Solis-Weiss, au sens figuré.
En comparaison, les macroalgues ne sont qu’un lointain parent des plantes, et ne sont ni des plantes ni des animaux, mais leur propre espèce, selon Ollerton. Ce sont des organismes anciens qui ont évolué bien avant que les plantes ne quittent l’océan et ne commencent à pousser sur terre. Cela signifie que la pollinisation pourrait être antérieure aux plantes, propose Zong-Xin Ren, botaniste et écologiste spécialiste de la pollinisation, également rattaché à l’Institut botanique de Kunming.
« Cette découverte a bouleversé notre idée [de] ce qu’est la pollinisation. Nous pourrions même redéfinir la pollinisation », ajoute le spécialiste.
SAUVER LES ISOPODES
Cette découverte a incité Ren et Ollerton à rédiger un article qui pose la question suivante : La pollinisation existait-elle avant les plantes ? Dans ce dernier, les spécialistes réfléchissent à l’importance de ces interactions mutuellement bénéfiques entre les animaux et les organismes photosynthétiques, qui remontent bien plus loin dans l’histoire de l’évolution qu’on ne le pensait.
Ce sont ces relations entre les espèces qui permettent aux écosystèmes de fonctionner. « Comprendre quand ces interactions ont commencé améliorera considérablement notre compréhension de la biodiversité originelle », explique Ren.
« Nous en savons si peu sur notre monde, si peu sur ce qui se passe sur terre et encore moins sur ce qui se passe sous l’eau », ajoute-t-il. « Cet article nous a donné la partie émergée de l’iceberg. »
Selon la nouvelle recherche, les relations importantes et jusqu’alors inconnues entre les animaux et les plantes aquatiques et algues pourraient les rendre plus vulnérables. Dans le cas des algues rouges, par exemple, la plupart des pollinisations ont lieu dans des mares peu profondes, où la délicate interaction entre les animaux et les végétaux qu’ils pollinisent pourrait se retrouver perturbée par la pollution, le changement climatique et le développement.
Sur terre, les abeilles sont menacées par les pesticides et autres toxines, dont une grande partie est rejetée dans la mer. Les « abeilles de la mer » se retrouveront-elles un jour dans un danger similaire ? Sur son blog, Ollerton met en garde contre cette possibilité.
« De la même manière que "Save the Bees" ["Sauver les abeilles"] a été un cri de ralliement pour la conservation des interactions entre les espèces sur terre, nous pourrions bientôt voir apparaître une version "Save the Isopods" ["Sauver les isopodes"] », écrit-il.
À l’avenir, les chercheurs sont impatients de voir si d’autres types de pollinisation pourront être trouvés dans la nature, et selon eux, ce sera le cas.
« De nombreuses autres révélations attendent sans doute ceux qui observent attentivement », écrivent Ollerton et Ren.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.