Les fourmis aussi boivent du "lait", à la grande surprise des scientifiques

Selon une nouvelle étude, les pupes des fourmis créeraient un liquide similaire à du lait. Cette découverte, qui a pris les spécialistes par surprise, pourrait bien être l'une des explications au comportement solidaire de ces petits insectes sociaux.

De Tim Vernimmen
Publication 5 déc. 2022, 18:03 CET
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Des fourmis ouvrières s'occupent de pupes et de petites larves dans une colonie de fourmis pilleuses clonales (Ooceraea biroi).

PHOTOGRAPHIE DE Daniel Kronauer

Depuis plus d’un siècle, les colonies de fourmis font l’objet de nombreuses recherches et d’une grande fascination. Du fait de leur capacité à travailler en groupe comme une seule unité, certains scientifiques les considèrent même comme un superorganisme.

Cependant, malgré toute l’attention portée aux activités frénétiques des fourmis, la recherche ne s’est que rarement penchée sur le stade de la pupe, la période de métamorphose durant laquelle les larves deviennent des fourmis adultes.

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Une fourmi de l'espèce Myrmecocystus mexicanus boit le liquide d'un cocon soyeux. Dans le cadre de cette nouvelle étude, les chercheurs et chercheuses ont teinté le liquide avec du colorant alimentaire bleu.

Droite: Fond:

Les ouvrières des fourmis pilleuses clonales s'occupent des larves, qu'elles ont placées sur les pupes pour se nourrir de la substance similaire à du lait.

Photographies de Daniel Kronauer

« Elles ne bougent pas, ne mangent pas, ne font rien que l’on puisse déterminer de manière évidente au milieu du brouhaha qui règne dans la colonie », explique Daniel Kronauer, qui est myrmécologue, terme qui désigne les scientifiques qui étudient les fourmis, à l’université Rockefeller de New York.

Dans un article publié fin novembre dans la revue Nature, Kronauer et ses collègues indiquent que les pupes des fourmis, souvent négligées par la science, rendent pourtant un service crucial à la colonie : leur corps en développement produit une substance semblable à du lait qui fournit des nutriments importants au reste de la colonie. Et cela ne s’applique pas qu’à une seule espèce, mais à au moins une espèce de chacune des cinq grandes sous-familles de fourmis.

La portée de cette découverte suggère que ces excrétions laiteuses pourraient bien être communes à de nombreuses autres espèces de fourmis, et qu’elles pourraient être apparues au début de leur évolution, selon Kronauer.

« J’ai été surprise », confie Susanne Foitzik, de l’université de Mayence, en Allemagne, qui n’était pas impliquée dans l’étude, « car je n’avais jamais vu cela auparavant, même si j’observe les fourmis depuis trois décennies. Je suis vraiment curieuse et je commencerai mes propres observations dès que possible. »

 

DES QUANTITÉS CONSIDÉRABLES

C’est Orli Snir, une chercheuse postdoctorante qui n’avait jamais travaillé avec des fourmis avant de rejoindre le laboratoire Kronauer, qui a découvert ce liquide mystérieux. Avec son nouveau regard sur ces insectes sociaux, elle n’a pas tardé à remarquer des comportements que la littérature scientifique existante ne semblait pas encore expliquer.

Kronauer se souvient avoir pensé : « La science étudie les fourmis depuis une centaine d’années, alors de quoi parle-t-elle ? ».

Lorsque Snir a proposé une expérience inhabituelle, il a toutefois donné son accord. Plutôt que d’essayer de comprendre l’activité combinée au sein de la colonie, où les pupes et les larves sont constamment nettoyées, déplacées ou même empilées, elle a décidé d’observer les pupes de manière isolée. Il lui a fallu du temps pour trouver le moyen de les maintenir en vie, mais elle est finalement parvenue à trouver une bonne température et un bon taux d’humidité. Puis quelque chose de très étrange s’est produit : les pupes produisaient un liquide, et en quantité considérable.

Cette quantité était si importante que beaucoup s’y noyaient, si elles ne mouraient pas d’abord d’une infection fongique, raconte Snir. S’agissait-il d’un phénomène anormal dû à l’isolement des pupes de la colonie, ou d’un phénomène tout à fait normal qui était passé inaperçu jusqu’à présent ? Pour le savoir, Snir a injecté un colorant alimentaire bleu dans l’ouverture d’où provenait le liquide et a remis les pupes bleutées dans la colonie.

Très vite, elle a remarqué que les fourmis adultes retiraient le liquide des pupes et l’avalaient ; et ce comportement pouvait s’observer très clairement par la couleur bleue qui se répandait dans leurs entrailles. Elles déposaient souvent de jeunes larves sur les pupes, et les laissaient se nourrir du liquide ; les larves, elles aussi, devenaient bleues.

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    UNE SOURCE DE LIEN SOCIAL

    Cette découverte a surpris, mais aussi ravi la communauté des myrmécologues du monde entier.

    « Cette étude est très solide et bien conçue », commente Laurent Keller, myrmécologue à l’université de Lausanne, en Suisse, qui admet que le phénomène pourrait être assez courant.

    Bert Hölldobler, de l’université d’État de l’Arizona, qui étudie les fourmis depuis les années 1960, confie qu’il a un jour soupçonné que les pupes pouvaient avoir un effet d’attraction sur les adultes.

    « Je n’ai jamais repris ce sujet, mais il est resté dans un coin de mon esprit. Je suis absolument ravi que cette équipe l’ait fait. »

    Une analyse chimique du liquide a révélé que, en plus d’autres déchets issus de la métamorphose, celui-ci contenait tous les acides aminés essentiels, mais aussi de multiples glucides et quelques vitamines. Les pupes d’autres espèces d’insectes ont tendance à réabsorber et à recycler ces liquides nutritifs, explique Kronauer.

    Selon Kronauer et Snir, le partage des nutriments entre les différents stades de vie des fourmis pourrait être à l’origine du mode de vie extrêmement social que ces insectes ont développé sur plusieurs millions d’années. « Cela implique que, à différents stades de leur vie, les fourmis dépendent les unes des autres », explique le spécialiste. « C’est comme un lien social, ça les maintient ensemble. »

    Adria Le Boeuf, myrmécologue à l’Université de Fribourg en Suisse, qui étudie l’échange de substances nutritives entre les fourmis larves et adultes, est du même avis. Selon elle, les chercheurs et chercheuses de cette étude ont peut-être découvert une origine des comportements plus complexes qu’elle étudie de son côté. « Ce liquide a pu contribuer à l’évolution du soin coopératif des couvées [des fourmis], car il incite les adultes à s’occuper des jeunes. Lorsque les fourmis ont commencé à boire ce liquide, cela a peut-être préparé le terrain pour le transfert d’autres éléments. »

    Quelques gorgées de liquide nymphal sont-elles vraiment à l’origine de l’immense société de partage dans laquelle les fourmis prospèrent ? Les recherches à venir devraient permettre de faire de nouvelles découvertes sur ces petites créatures qui, bien qu’elles représentent l’un des groupes d’insectes les plus étudiés de la planète, demeurent toujours aussi mystérieuses.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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