Cambodge : l’espoir renaît pour le crocodile du Siam

L’espèce, qui a été chassée jusqu’au bord de l’extinction, fait l’objet d’importants efforts de réintroduction dans le pays.

De Stefan Lovgren
Publication 5 janv. 2023, 15:42 CET
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Un crocodile du Siam est relâché dans la province de Koh Kong, au Cambodge, en mars 2022.

PHOTOGRAPHIE DE Jeremy Holden, Fauna & Flora International

La plupart des gens seraient terrifiés à l’idée d’entrer dans des eaux peuplées de crocodiles, mais pas Sao Chan. Comme d’autres habitants de son village situé en pleine jungle, au cœur de la chaîne des Cardamomes, dans le sud-ouest du Cambodge, ce paysan de 73 ans estime qu’en dépit de leur apparence féroce, les crocodiles du Siam qui vivent dans les cours d’eau alentour ne doivent pas être craints. « Lorsque vous vous approchez d’eux, ils s’enfuient », dit-il.

Et il n’a pas tort. Rares sont les attaques de crocodiles du Siam sur les humains dans le monde. Et aucune n’a jamais été rapportée au Cambodge. Ce sont plutôt les reptiles qui ont toutes les raisons de craindre les gens. Autrefois présent dans toute l’Asie du Sud-est, le grand timide qu’est le crocodile du Siam, peut mesurer jusqu’à 3 mètres de long. Il a été chassé pendant des années pour sa peau et sa viande. À tel point qu’au début des années 1990, l’espèce était considérée comme éteinte à l’état sauvage. Elle figure aujourd’hui sur la liste des espèces en danger critique de l’Union internationale pour la Conservation de la nature (UICN).

Dans la région des Cardamomes cependant, certains individus sont parvenus à échapper aux chasseurs. Des populations disséminées du reptile, comptant au total moins de 200 individus, y ont été découvertes au tournant du millénaire. Depuis, les locaux patrouillent régulièrement la région pour notamment protéger les animaux des braconniers. « Nous pensons que les crocodiles sont sacrés », confie Chan, ranger en chef de sa zone.

Si l’espèce a pu échapper à l’extinction grâce aux patrouilles et aux efforts de conservation menés, l’inquiétude demeure quant à sa survie à long terme. Depuis sa redécouverte, sa population n’a pas vraiment augmenté.

Mais l’avenir de ce reptile, l’un des plus rares sur Terre, s’annonce enfin un peu plus radieux. 2022 a été l’année de réintroduction du plus grand nombre de crocodiles dans la nature jamais enregistrée auparavant, dans les Cardamomes mais aussi, et pour la première fois, dans une réserve faunique située dans le nord du pays, laquelle faisait autrefois partie de l’aire de répartition du reptile. Grâce aux progrès réalisés en matière de tests génétiques, l’identification des crocodiles prêts au lâcher est désormais plus simple. Et les efforts de protection ont bénéficié du suivi satellite des individus réintroduits.

« Le chemin est encore long, mais l’éventuel rétablissement du crocodile du Siam pourrait bien être l’effort de conservation rencontrant la plus grande réussite au Cambodge », indique Pablo Sinovas, qui supervise le programme de Fauna and Flora International dans le pays, l’une des organisations à but non lucratif relâchant les animaux.

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Ce crocodile du Siam a été photographié au centre de conservation et de reproduction de Fauna and Flora International à Phnom Tamao, au Cambodge.

PHOTOGRAPHIE DE Jeremy Holden, Fauna & Flora International

DES CROCODILES HYBRIDES

Des 24 espèces de crocodiliens connues dans le monde, sept sont considérées comme en danger critique. C’est le cas du crocodile du Siam. Le déclin du reptile a débuté lorsque les riziculteurs ont commencé à empiéter sur les milieux humides où il vit. Mais c’est la chasse commerciale, pratiquée pour répondre à la demande mondiale en peaux et viande de crocodile, qui l’a poussé au bord de l’extinction.

De nombreux crocodiles du Siam capturés dans la nature ont été envoyés dans des fermes d’élevage. En 2010, au plus fort de leur activité, elles étaient environ 900 au Cambodge et abritaient plus de 250 000 reptiles. Le secteur s’est effondré depuis quelques années, la demande en produits en peau de crocodile ayant baissé suite à l’évolution des tendances de mode et la hausse des coûts d’élevage.

Face à cette situation, les éleveurs tentent désespérément de vendre leurs fermes. C’est le cas d’Aim Kim San, à la tête d’une petite infrastructure située près du lac Tonle Sap, dans la banlieue de Siem Reap. « C’était une activité très lucrative », explique l’homme âgé de 65 ans, debout sur une passerelle surplombant un triste enclos en béton dans lequel s’entassent quelques-uns des 135 crocodiles reproducteurs de la ferme. « Tout ce que je veux maintenant, c’est arrêter pour vendre des pièces détachées de moto ».

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, relâcher les reptiles dont les fermes veulent se débarrasser dans la nature est loin d’être une bonne idée. En raison d’une hybridation avec des crocodiles marins et des crocodiles de Cuba, espèce introduite au Cambodge il y a plusieurs décennies, les crocodiles du Siam d’élevage ont en grande partie perdu leur distinction génétique. Et cela a transformé ces grands timides en animaux particulièrement agressifs, les rendant inaptes à la vie sauvage.

La plupart des crocodiles du Siam relâchés ces 10 dernières années par Fauna and Flora International dans les Cardamomes sont donc issus d’un petit programme de reproduction que l’organisation gère près de Phnom Penh, la capitale cambodgienne. Le processus, complexe, n’a pour l’heure abouti qu’à la réintroduction de 130 reptiles dans les Cardamomes, dont certains proviennent de fermes.

Bien que cela ait permis l’augmentation de la population du reptile dans la région (estimée à environ 300 individus), les organisations de conservation souhaitent passer à la vitesse supérieure pour garantir la diversité génétique de l’espèce et sa survie.

Pour les aider dans cette tâche, elles peuvent compter sur une méthode éprouvée : la réalisation de tests ADN pour identifier les crocodiles du Siam les plus génétiquement purs. Des chercheurs cambodgiens effectuent désormais ces tests dans le pays au lieu d’envoyer les échantillons à l’étranger. « Notre travail en a été grandement facilité », indique Pablo Sinovas, également explorateur National Geographic.

 

BALISES ET ADN ENVIRONNEMENTAL

Les activités de patrouille sont également plus faciles dans les Cardamomes grâce à la multiplication des activités de répression dans la région, qui a permis de faire reculer l’exploitation forestière illégale. En outre, les braconniers sont bien moins nombreux à cibler les crocodiles. Toutes les menaces pesant sur le reptile n’ont cependant pas disparu, la principale étant les pêcheurs locaux, qui blessent voire tuent les crocodiles lorsqu’ils pêchent.

Les locaux semblent souvent se réjouir des efforts de protection du crocodile du Siam, notamment parce que les dépenses en matière de conservation dans la région ont permis la construction de nouvelles infrastructures, dont un temple bouddhiste et une école. Les villageois qui signalent les nids et les œufs de crocodile reçoivent également des récompenses financières. « Je suis heureux de signaler un crocodile que j’aperçois dans mes champs de riz, ce qui s’est déjà produit à deux reprises », confie Srey Ny, un paysan âgé de 78 ans, qui se souvient qu’à une époque, les crocodiles du Siam ainsi que les tigres étaient aussi nombreux dans la région.

Les reptiles relâchés cette année dans les Cardamomes ont été équipés pour la première fois de balises satellites. D’après les données, la plupart des individus se sont peu éloignés de leur site de lâcher.

Les chercheurs ont également commencé à utiliser l’ADN environnemental (ou ADNe) pour identifier les crocodiles du Siam dans la nature. Malgré la complexité de cette technologie, les scientifiques sont parvenus à détecter l’ADNe des reptiles dans 19 milieux sur 21. « Cela pourrait marquer le début d’une nouvelle façon révolutionnaire d’évaluer la présence de crocodiles menacés dans la nature », souligne Pablo Sinovas.

 

RÉÉQUILIBRER LES ÉCOSYSTÈMES

La réintroduction de 15 crocodiles du Siam un peu plus tôt cette année, dans la réserve faunique de Siem Pang dans le nord du Cambodge, est la première effectuée dans le pays hors des Cardamomes.

Organisé par le groupe de conservation Rising Phoenix, le lâcher a constitué un défi, les locaux étant bien plus méfiants vis-à-vis du retour du reptile que dans les Cardamomes. Les crocodiles ayant disparu de la région depuis plusieurs décennies, de nombreux habitants vivant à proximité du site de lâcher étaient peu rassurés à l’idée que les cours d’eau voisins soient peuplés de grands prédateurs.

Après plusieurs mois de travail, les défenseurs de l’environnement sont parvenus à rassurer les populations locales. Les crocodiles issus d’une ferme d’élevage et ayant fait l’objet d’un test génétique ont ainsi pu être relâchés dans un étang. Dans un premier temps, ces derniers sont restés dans un grand enclos en bois, conçu pour se désagréger sous une pluie diluvienne et ainsi permettre aux animaux d’accéder aux chenaux des marais.

Le projet pilote prévoit pour l’année prochaine le lâcher de 20 crocodiles supplémentaires, toujours dans la réserve de Siem Pang. « À terme, nous souhaitons voir une population de crocodiles du Siam autonome faisant partie intégrante d’un écosystème aquatique sain », explique Jonathan Eames, président de Rising Phoenix.

Bien que l’espèce ait toujours été présente au Cambodge, l’impact des réintroductions sur les populations de poissons et d’autres d’animaux reste flou. « Je serais étonné si le retour d’un superprédateur comme celui-ci ne provoquait pas d’importants changements au sein de l’écosystème », reconnaît Jack Eschenroeder, biologiste des pêches pour le groupe de conservation californien FISHBIO, qui a étudié les habitats propices au lâcher de crocodiles à Siem Pang et a réalisé plusieurs des études sur l’ADNe.

Pour Pablo Sinovas, la campagne de sauvetage du crocodile du Siam de l’extinction fait partie d’efforts plus grands.

« Sa survie n’est pas une simple nécessité écologique ; c’est un impératif symbolique si nous espérons préserver la nature sur Terre », déclare-t-il.

 

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    Chhut Chheana a contribué à cet article depuis Pur Boeung, au Cambodge.

    Stefan Lovgren travaille pour le programme Wonders of the Mekong, financé par l’USAID. Il a coécrit avec Zeb Hogan le livre Chasing Giants: In Search of the World’s Largest Freshwater Fish (À la poursuite des géants : les plus grands poissons d’eau douce au monde).

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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