Air France renonce au transport des primates : pourquoi cela inquiète les scientifiques
La controverse continue entre scientifiques et animalistes. Le désengagement d’Air France pourrait avoir des conséquences sur la recherche scientifique.
C’est via un tweet que le 30 juin dernier la compagnie aérienne Air France a annoncé mettre fin au transport des primates à bord de ses avions. Dès la fin de ses engagements en cours, la compagnie française va mettre un point final à cet accord de longue date avec une grande partie de la communauté scientifique, afin d’être en « cohérence avec sa stratégie RSE » (Responsabilité sociétale des entreprises, ndlr).
À cette annonce, des associations de défense des droits des animaux comme PETA ou 30 millions d’amis ont manifesté leur joie. « La demande des laboratoires pour davantage de singes décime leurs populations sauvages. […] En plus d'être cruelles, ces pratiques barbares ne sont pas pertinentes sur le plan médical » affirme Amy Meyer, responsable des campagnes sur l'expérimentation sur les primates du département des enquêtes de laboratoire de PETA USA.
D’après les statistiques 2020 du Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les primates représentent 0,2 % des animaux utilisés en recherche. Leur utilisation a augmenté de 20 % depuis 2019. « Les primates non-humains sont une espèce très marginale, entre 0,1 % et 0,2 % c’est-à-dire que finalement ça représente assez peu d’animaux, mais ils restent extrêmement précieux et indispensables pour un certain nombre de recherches » explique le docteur vétérinaire Ivan Balansard du bureau d’éthique et modèles animaux de l’institut des sciences biologiques du CNRS.
La pandémie de Covid-19 a rappelé que la recherche, dans le cadre d'essais cliniques sur des organismes proches de l’être humain, avait toujours besoin de primates. « Avant les essais cliniques, les essais précliniques, le candidat médicament va être évalué sur un certain nombre de modèles in-vitro. Il y a également les méthodes alternatives qui ne sont pas animales, qui reposent sur des organoïdes, des tissus. […] Une fois que le candidat médicament a passé toutes les étapes, avant de l’évaluer sur l’Homme, on l’évalue sur le singe, qui est le plus proche génétiquement. Cette étape est extrêmement importante car des effets peuvent se manifester chez les primates qu’on n’aurait peut-être pas vus apparaître chez les rongeurs ou chez le porc, c’est pour cela qu’il s’agit du dernier recours avant l’Homme. Le fait qu’on ait très peu d’accidents au niveau des essais cliniques, c’est aussi parce que tout ce qui aurait pu se passer a été décelé avant » précise Ivan Balansard.
L’annonce d’Air France surprend et inquiète grandement la fédération de chercheurs du Groupement de Recherche Biosimia (GDR) qui a pris la parole via une tribune afin de préciser ses inquiétudes. Supprimer le transport des primates par voie aérienne reviendrait, selon les dires du Gircor, à freiner et compliquer « le développement de toutes les biothérapies, médicaments du futur, qui ne pourront être utilisés chez l’Homme sans essais précliniques sur des primates. » Cette décision aura un réel impact sur la recherche liée aux neurosciences, aux maladies neurodégénératives selon le Gircor, qui ne soutient pas cette décision qui « contraste clairement avec la position courageuse qui fut celle d’Air France jusqu’alors. »
« Il y a toute une partie des animaux, des singes, qui sont utilisés en recherche fondamentale, pour les mécanismes du vivant, c’est le cas pour ce qui relève du système nerveux, des neurosciences. On s’en sert notamment pour comprendre les maladies neurodégénératives, Alzheimer, Charcot, la sclérose en plaques. Même si d’autres modèles sont utilisables, comme des modèles in-vitro, in vivo avec des rongeurs et d’autres espèces, malgré tout pour certains cas, on est toujours obligé de passer par des primates » explique Ivan Balansard.
Pourtant, l’association PETA et de nombreux autres défenseurs des animaux ne partagent pas cet avis et estiment que « les animaux ne nous appartiennent pas pour faire des expériences. »
Les préoccupations des militants pour les animaux portent sur des questions éthiques et liées aux conditions animales, mais également l’impact de ces expériences sur la biodiversité et les populations de primates. « Dans les laboratoires, les singes sont empoisonnés, brûlés, soumis à des électrochocs, estropiés, dépendants de drogues comme la cocaïne et les méthamphétamines, et atteints de maladies invalidantes » affirme Amy Meyer. « La Société internationale de primatologie (IPS) - l'une des plus grandes organisations de recherche et de conservation des primates au monde - a récemment publié une déclaration dans laquelle elle s'accorde avec d'autres primatologues du monde entier pour dire que le commerce des singes sauvages constitue une menace majeure pour la conservation de nos compagnons primates » ajoute-t-elle.
« Les préoccupations que peuvent avoir des associations animalistes qui souhaitent voir plus d’efforts pour encourager des méthodes substitutives, c’est très positif. C’est une dynamique globale et c’est très bien qu’il y ait aussi une revendication d’associations non-scientifiques » abonde Yvan Balansard.
UN OBJECTIF COMMUN, MAIS UN COMBAT DIFFÉRENT
Le combat de PETA contre ces transports de primates ne date pas d’hier. Les militants se sont battus et continuent de le faire pour anéantir tout projet de transports de singes « vers la mort ».
« La science montre très clairement que les expériences sur les animaux ne se traduisent pas par des traitements ou des remèdes pour les êtres humains. […] Des études ont montré qu'un pourcentage stupéfiant de 90 % de la recherche fondamentale - dont la plupart impliquent des expériences sur les animaux - ne débouchent pas sur des traitements pour les humains » affirme Amy Meyer de PETA Usa. Elle s'appuie sur une analyse publiée en 2014 dans le British Medical Journal, qui révélait que « les études utilisant des animaux n'ont, dans une large mesure, pas fait progresser les connaissances dans le domaine de la santé humaine ni conduit à la mise au point de traitements pour des pathologies touchant les humains. »
Ivan Balansard assure de son côté que les tests sur les primates permettent des avancées considérables dans le milieu scientifique. « Aujourd’hui, il y a des cancers que l’on peut traiter alors qu’il y a encore cinq ans, l'espérance de vie n'était que de deux mois. Tout cela, grâce à des biothérapies. On parle de molécules du vivant, en particulier liées au système immunitaire, aux anticorps. Les modèles primates deviennent encore plus importants. À l’avenir, sans doute, on aura encore plus besoin de ces modèles en vue du développement de ces biothérapies. »
Le vétérinaire dénonce une incohérence dans un combat qui aurait, selon lui, une finalité et un objectif tout à fait similaires. « On veut guérir du cancer, et en même temps, on ne peut pas le faire en décidant d’arrêter toutes les recherches sur les animaux, parce qu’aujourd’hui on en est incapables. Bien sûr, on peut le souhaiter, la réglementation qui régit l’expérimentation animale est très claire là-dessus. C’est une directive européenne qui mentionne que l’objectif final c’est le remplacement total de toutes ces procédures sur les animaux. » Le scientifique du CNRS assure qu’il ne s’agit pas de questions financières, « il n’y a rien de plus cher que de travailler avec des modèles animaux, c’est très contraignant en termes de dimensions réglementaires, et il y a aussi une dimension éthique à respecter, évidemment. » Il s’agit, selon lui, d’une question de réalité des faits : « aucun scientifique ne dirait aujourd’hui qu’il est possible et que nous sommes capables de remplacer totalement les modèles animaux, et encore moins les primates, par des méthodes alternatives, ça n’aurait aucun sens. »
PETA affirme pourtant qu’à ce jour, la communauté scientifique détient « des méthodes modernes et de pointe comme les puces-organes » qui pourraient leur permettre de stopper les tests sur les animaux.
« Le combat de ces associations, même s’il finit par réussir, les expériences continueront ailleurs » déclare Ivan Balansard, qui assure qu’à ce jour la communauté scientifique ne peut pas se permettre l’arrêt de l’utilisation de modèles animaux. « Ce genre de décisions met en danger la recherche locale et européenne. La décision est à l’opposé de ce qu’elle prétend servir. Elle va à l’encontre de l’intérêt collectif, de la recherche et de la santé publique. Les animaux étaient transportés dans des conditions extrêmement surveillées, il y avait un comité de pilotage fait entre Air France et le Ministère de la recherche et des organismes publics et privés pour veiller à ce que les animaux soient transportés dans les conditions les plus optimales. »
En Europe, la réglementation qui fixe les conditions d’utilisation d’animaux à des fins scientifiques est la directive 2010/63/UE fixée en 2010 par le Parlement européen. Elle serait « la plus stricte dans le monde, […] notamment en termes de bien-être animal, de comité d’éthique, de nombre d’hébergement des animaux, de surveillance, de traçabilité » selon l’expert. L’inquiétude des scientifiques est la potentielle délocalisation européenne suite à l’annonce de la compagnie aérienne française. « Ailleurs qu’en Europe, ce sera forcément moins bien pour les animaux. Ce n’est pas une catastrophe, mais ce sera forcément moins bien. Ça complique la recherche, le bien-être animal, mais pour l’image d’Air France c’est plus avantageux ».
Les associations de défense des droits des animaux insistent pourtant sur l’éthique et le bien-être animal, qualifiant les méthodes de cruelles, allant à l’encontre de la liberté de ces êtres vivants. « Chaque année, des dizaines de milliers de singes sont emprisonnés dans des laboratoires du monde entier, confinés dans de petites cages ou dans des conditions de promiscuité, sans jamais savoir ce que pourrait être une vie normale, en liberté. Ils mènent une vie de misère solitaire dans des cages stériles en acier inoxydable, qui ne peuvent en aucun cas répondre aux besoins de ces animaux émotionnellement complexes et hautement sociaux. Ils sont privés de tout ce qui pourrait rendre leur vie digne d'être vécue, y compris la possibilité d'avoir un quelconque contrôle sur ce qui leur arrive […] » déplore la responsable de campagne PETA Usa.
Ivan Balansard appelle les militants à encourager et à aider les financements publics et privés pour la recherche d’alternatives plutôt que d’opter pour « des discours simplistes » qui, selon lui, prônent « des messages qui ne sont pas réalistes ». Les deux experts se rejoignent sur ce point, « en investissant davantage dans des méthodes non-animales passionnantes et innovantes et en prenant des initiatives politiques audacieuses, il sera possible de mettre au point des remèdes et des traitements beaucoup plus prometteurs pour les humains. Cela permettra également d'atténuer les souffrances inimaginables de millions d'animaux » conclut Amy Meyer.
La semaine dernière, la liste rouge mondiale des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a été mise à jour. Les macaques à longue queue et les macaques à queue-de-cochon sont désormais comptés parmi les espèces « en danger ». « Plus menaçant que la chasse pour l'alimentation, le macaque à longue queue est l'espèce de primates la plus commercialisée et est fortement demandée pour la recherche biomédicale et toxicologique. La demande internationale de macaques à longue queue provient principalement des États-Unis, du Japon, de la Chine et de l'Union européenne. »