Braconnage : les tigres de l'Amour sont désormais chassés de nuit
Alors que les tigres de l’Amour ne sont plus que quelques centaines au Primorié, une expédition inédite dévoile le mode opératoire des braconniers russes qui déciment leurs populations pour envoyer leurs os et leurs organes en Chine.
Les tigres de l’Amour (ou tigres de Sibérie) vivent principalement dans l’Extrême-Orient russe. Le déboisement des routes forestières permet aux braconniers de trouver et de tuer plus facilement des félins protégés dont les membres sont prisés par la médecine traditionnelle chinoise.
À en croire les chasseurs, le tigre était déjà mort quand ils sont tombés dessus ; un amas de fourrure ocre sur l’écrin enneigé des immensités du Primorié, à huit fuseaux horaires de Moscou, dans l’Extrême-Orient russe.
Les sept hommes ont posé devant la carcasse imposante de ce tigre de l’Amour, bras jeté nonchalamment sur l’épaule du voisin, fusil soviétique suspendu à la nuque. La chaleur du corps de l’animal avait déjà commencé à faire fondre la neige.
Quatre d’entre eux sourient en inspectant le cliché. Mais quand Allison Skidmore, spécialiste des crimes liés à la faune et exploratrice National Geographic, se penche au-dessus d’eux et leur demande l’autorisation de prendre une photo de leur image-trophée, ils objectent. En Russie, la chasse au tigre est interdite depuis 75 ans. Ils ne veulent pas qu’on pense qu’ils ont commis un crime.
Mais alors, comment expliquer cette carcasse criblée de balles ?
« Le braconnage varie en fonction de la probabilité de tomber sur un tigre dans la nature », affirme Roman Kozhichev, ranger officiant dans le nord du Primorié. Mais selon Allison Skidmore, loin d’être accidentels, ces « escarmouches » sont souvent le fait de chasseurs venus expressément braconner un tigre.
Les tigres de l’Amour (ou tigres de Sibérie) sont les seuls à vivre sous ces latitudes septentrionales. Ils peuvent peser près de 275 kilogrammes et mesurer jusqu’à 3 mètres de long du nez à la queue. Cela en fait sans aucun doute la plus grande des six sous-espèces de tigres encore en vie. D’après certains spécialistes, le tigre du Bengale ferait à peu près la même taille.
Il y a un siècle, il était quasiment impossible d’apercevoir un tigre de l’Amour : la chasse avait réduit leur population à 30 individus. Les efforts de sauvegarde réalisés ces dernières décennies leur ont permis de reprendre du poil de la bête. En Russie, on en compte désormais 600, et les deux tiers vivent au Primorié.
Cela ne dissipe pas pour autant les inquiétudes d’Allison Skidmore. Ces derniers temps, la traque et l’assassinat de ces tigres est facilitée par l’accélération de la déforestation illégale et du rétrécissement de leur habitat.
« Un réseau routier en expansion constante multiplie les occasions de braconnage et leur simplicité », fait-elle remarquer dans son travail. Selon des estimations qu’elle a fait paraître en juin 2021 dans la revue Crime Science, les chasseurs ont désormais accès à environ 52 % de la taïga du Primorié, la forêt boréale où vivent ces tigres. Pour enquêter sur le statut des tigres de l’Amour en Russie, Allison Skidmore a effectué deux voyages au Primorié, en 2019 et 2020, et y a passé cinq mois au total. Elle a pu s’y entretenir avec plus d’une centaine de chasseurs ainsi qu’avec douze acheteurs de membres de tigre. Ces entretiens ont pris la forme de brefs dialogues de 30 minutes mais aussi de « conversations informelles s’étirant sur plusieurs jours » en allant pêcher, chasser, boire ou en parcourant des albums photo. Les braconniers lui ont volontiers présenté d’autres braconniers, et même des acheteurs de tigres démembrés.
Les tigres abattus en pleine nuit depuis la route ne meurent en général pas sur le coup. Les braconniers doivent parfois suivre les traces de sang et s’enfoncer dans les bois pour retrouver un animal blessé. Ce tigre du Primorié a probablement été tué pour le plaisir (et non pour ses organes), car sa carcasse est intacte.
Plus d’un tiers des hommes avec lesquels elle s’est entretenue (elle n’a eu affaire qu’à des hommes) ont admis être impliqué dans le braconnage de tigres. Ils lui ont décrit les raisons qui les poussent à braconner mais aussi leurs méthodes et comment ils s’y prennent pour faire passer des morceaux de tigre en Chine. Ces découvertes ont été rapportées dans sa thèse de doctorat, soutenue au printemps dernier à l’Université de Californie à Santa-Cruz, et publiée ensuite dans des revues inter-évaluées.
Des braconniers lui ont raconté sillonner les routes à la nuit tombée avec des armes et des lunettes infrarouges pour repérer les tigres. Ils les abattent depuis leur véhicule ou bien vendent les coordonnées GPS de l’animal à d’autres malfaiteurs. Ils lui ont également dévoilé leurs techniques de contrebandiers : verser de pots-de-vin aux douaniers, dissimuler abats et os dans des cargaisons de rondins de bois, moudre les os des tigres et les répandre dans des sacs à main, etc.
D’après ce que lui ont confié la dizaine d’acheteurs qu’elle a rencontrés, elle estime dans sa thèse entre 49 et 73 le nombre de tigres de l’Amour braconnés chaque année au Primorié. « C’est trois à quatre fois plus que ce qu’annonce le gouvernement russe [pour l’ensemble du pays] », déplore-t-elle.
Elle a obtenu ce chiffre inédit pour l’instant grâce à cinq années de registres de ventes récupérés auprès d’acheteurs de tigres. « Les acheteurs savent de quelle région viennent les tigres qu’ils achètent », explique-t-elle avant d’ajouter que ses données portent sur une large portion de l’habitat des tigres de l’Amour. La fréquence de ces assassinats la bouleverse. « Même en se fiant aux estimations conservatrices, leur population finira par s’effondrer. » Selon elle, les tigres de l’Amour mettent beaucoup de temps à atteindre la maturité sexuelle et à remplacer leurs congénères.
On doit le décompte officiel du nombre de tigres morts aux mains de braconniers au Centre pour le tigre de l’Amour, association à but non lucratif créée sur ordre de Vladimir Poutine dont la mission est de faire des recherches sur les tigres de Russie et de les sauver. D’après le centre, 10 à 15 tigres auraient été braconnés dans le pays en 2020. Cette estimation a été obtenue en ajoutant l’ensemble des crimes répertoriés à des témoignages de citoyens et de policiers sur des cargaisons et des activités suspectes.
Sergei Aramilev, directeur général du Centre pour le tigre de l’Amour, a assuré à National Geographic que les recherches d’Allison Skidmore relèvent « largement de la fiction » et sont fondées sur des « erreurs factuelles ».
On utilise les os de tigres pour fabriquer du vin ou des onguents en Chine. On fabrique parfois des bijoux à partir de leurs canines.
Marshall Jones, biologiste et spécialiste de la conservation de l’environnement à la Smithsonian Institution, n’est pas du même avis. D’après lui, les découvertes d’Allison Skidmore sont « les meilleures informations à ce jour » sur le trafic de tigres en Russie et sur ses méthodes. Selon cet ancien responsable des efforts de conservation et de recherche sur les tigres du Service américain de la pêche et de la faune (FWS), si les nombres qu’elle avance sont corrects, ce serait « terrible » pour les tigres. « Après l’Inde, il s’agit de la plus grande population de tigres », ajoute celui qui a d’ailleurs officié en tant que conseiller sur des programmes internationaux de formation de rangers et de responsables de l’habitat des tigres.
D’après Masha Vorontsova, directrice de la branche russe du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) de 1994 à 2019, il est difficile d’étudier le braconnage de tigres et les témoignages de braconniers et d’acheteurs sont particulièrement rares. « Je pense qu’il est important de dévoiler la vérité et de dire que c’est en train de se produire », nous a-t-elle confié par téléphone depuis Moscou. Elle dit admirer le courage d’Allison Skidmore (il n’est pas sans danger d’enquêter sur la pègre des tigres) ainsi que ses résultats « fantastiques ».
RECENSER LES GRANDS FÉLINS
La chasse et la destruction des habitats sont largement responsables de la décimation mondiale des populations de tigres sauvages. Il y en avait environ 100 000 il y a un siècle et on en dénombre à peine 5 000 aujourd’hui. Hormis les tigres de Sibérie, les cinq autres sous-espèces rescapées vivent dans des forêts tropicales, des forêts de palétuviers et des savanes.
Le dernier recensement officiel des tigres de l’Amour a eu lieu en 2015. On en avait alors dénombré 532, soit 67 de plus qu’une décennie auparavant. Environ 50 de ces félins vivent en Chine septentrionale, près de la frontière russe. Et un petit groupe se balade peut-être en Corée du Nord ou à couvert dans d’autres pays d’Asie.
Le recensement des populations de tigres n’est pas une science exacte. Les méthodes les plus fiables sont trop chères (survol, installation de pièges photographiques, etc.) À la place, les équipes russes se contentent surtout de compter les empreintes dans la neige et de comparer leur taille, ce qui donne lieu à des résultats géographiquement restreints, souvent imprécis ou incomplets.
En 1947, l’Union soviétique a été la première juridiction à criminaliser la chasse des tigres. En 2013, la Russie a criminalisé la détention de parties corporelles de tigres. Selon le Centre pour les tigres de l’Amour, leur habitat restant est aujourd’hui en partie protégé dans des réserves naturelles qui occupent 22 000 kilomètres carrés à travers la Russie, dont 16 000 au Primorié.
Ces mesures ont permis aux tigres de l’Amour de revenir à pas de loups, alors même que les tigres disparaissaient ailleurs. Au Kazakhstan, on n’a par exemple pas aperçu de tigre de la Caspienne depuis 1948. Le pays espère réintroduire des tigres de l’Amour en 2025 pour remplacer ses populations décimées.
Mais le retour des tigres de l’Amour au Primorié est précaire. Les cerfs et les sangliers dont ils se nourrissent sont de plus en plus difficiles à trouver car la déforestation détruit les forêts de pins. Et s’il y a moins d’arbres, il y a moins de pignes, un aliment de base pour leurs proies. En outre, selon la branche russe de la WWF, une pandémie de peste porcine africaine ayant d’abord tué des cochons en Afrique subsaharienne a fini par gagner l’Asie du Sud-Est, la Mongolie et l’Europe et a entraîné la mort d’au moins la moitié des sangliers de la région. À cause de cela, des tigres affamés font parfois irruption chez les humains pour leur arracher bétail et chiens.
Il est plus rare qu’ils tuent des humains mais cela arrive. D’après le Centre pour les tigres de l’Amour, la plupart de ces attaques surviennent dans le kraï de Khabarovsk, au nord du Primorié, région la plus septentrionale à accueillir des tigres en Russie. Un incident mortel s’y est produit en août 2021 lorsqu’un bûcheron a été attaqué en s’éloignant de son camion. Son corps a été traîné dans les bois et partiellement dévoré. Avant cela, en janvier 2021, un autre homme du kraï de Khabarovsk avait été tué et dévoré. Des rangers ont traqué et abattu les deux tigres responsables.
Des rangers inspectent des empreintes de tigre sur une route de la Réserve naturelle d’Ussurisky, au Primorié.
« LES FOURMIS PEUVENT ATTENDRE ! »
Quelques heures après avoir vu la photo du tigre mort dans la neige, Allison Skidmore s’est assise avec les chasseurs autour d’un feu vif dans la maison de l’un d’eux. D’après le récit qu’elle fait de la soirée, les langues se sont déliées à mesure que les bouteilles de vodka se vidaient et leur version des faits à commencer à changer.
Un des hommes a admis qu’ils avaient abattu eux-mêmes le tigre et qu’ils avaient partagé en sept parts égales les 4 000 euros de la vente.
D’après lui, ils n’ont eu aucun mal à trouver un acheteur. De l’autre côté de la frontière, en Chine, la médecine traditionnelle a besoin d’os et de pénis de tigres ainsi que d’autres organes. Les chasseurs « étaient vraiment sur la défensive et assuraient ne pas être venus dans la taïga pour débusquer des tigres ». Ils lui ont dit que « n’importe qui abattrait un tigre s’il en voyait un. Ce n’était rien d’autre qu’une occasion à saisir. »
Si Allison Skidmore avait un tant soit peu de crédibilité aux yeux de ces chasseurs russes, c’est selon elle parce qu’elle sait manier une arme et aussi parce qu’elle est enthousiaste à l’idée d’aller pêcher par -28°C. Ils ont semble-t-il été pris au dépourvu par cette Américaine sortie de nulle part et se confiaient volontiers sur leur vie, mentionnant au passage le nom d’autres chasseurs et d’acheteurs.
Allison Skidmore a commencé sa carrière dans l’écologie de la conservation il y a plus dix ans, en étudiant les termites au Zimbabwe. Une nuit, recroquevillée dans une tente avec des collègues, elle a entendu un coup de feu. Le lendemain, guidés par la danse des vautours dans les airs, les chercheurs sont tombés sur trois éléphants morts auxquels ils manquaient leurs défenses. C’est cet incident qui a déclenché sa passion pour la lutte contre les crimes liés à la faune. « Je me suis dit : "Bon, il y a des problèmes plus importants dans le monde, les fourmis peuvent attendre !" », se remémore-t-elle.
Elle a alors déménagé en Afrique du Sud pour devenir ranger au Parc national Kruger. Puis elle a fini par s’intéresser aux tigres. Elle dit avoir voulu apporter « les premières preuves empiriques du braconnage de tigres en Russie ».
La plupart des braconniers de tigres dont elle a croisé la route affirment tuer des tigres parce qu’ils ont besoin de cet argent pour survivre. La demande de fourrure diminue à l’international et les zibelines qu’ils trafiquaient par le passé (des animaux semblables à des furets longtemps prisés pour leur manteau soyeux) ne leur permettaient plus de payer les factures. Ils se sont donc tournés vers le trafic de tigres. Quelques-uns affirment avoir tué des tigres car ceux-ci harcelaient leur bétail et leurs chiens ou admettent l’avoir fait par plaisir.
En dînant, en buvant de la vodka et en discutant avec des chasseurs du Primorié, Allison Skidmore a recueilli des informations précieuses sur le trafic de tigres.
Comme le raconte Allison Skidmore dans un article académique à paraître dont National Geographic a pris connaissance, un homme lui a avoué avoir tué dix tigres. « J’ai deux fils dans le FSB, donc qui va m’arrêter ? », s’est-il vanté en faisant référence au service de renseignement intérieur russe.
Selon Allison Skidmore, certains braconniers et acheteurs lui ont confié que ces transactions étaient possibles uniquement parce que des représentants du gouvernement prenaient des pots-de-vin. « Les personnes au sommet gagnent de l’argent grâce à ça. Si je ne parlais pas à des membres du gouvernement, je ne pourrais pas être acheteur », a affirmé un homme.
Allison Skidmore indique que les principales routes de contrebande passent par cinq postes-frontières situés long de la frontière sino-russe, dont la majorité se trouvent au Primorié. Des acheteurs lui ont expliqué que certains douaniers prenaient de petites commissions de 40 ou 50 euros par cargaison.
« Je suppose que [les autorités russes] ont au moins une petite idée de ce qui se passe, mais ils peuvent toujours ne pas être d’accord avec Allison », euphémise Marshall Jones.
Il était minuit passé quand, au cours d’une conversation copieusement arrosée avec quatre des chasseurs ayant posé avec le tigre, l’un d’entre eux a pris son interprète à part et lui a demandé si elle voulait rencontrer leur acheteur qui vivait dans les environs. L’interprète a vite accepté et le chasseur a passé un bref coup de téléphone.
L’acheteur a volontiers accepté de venir en voiture et de parler de ses affaires à la seule condition que l’exploratrice ne dévoile pas son nom. D’après lui, ce sont les liens rapprochés qu’il entretient avec des politiques de la région et avec la police qui lui permettent d’œuvrer dans l’illégalité.
Un autre acheteur du Primorié a accepté de parler à National Geographic au téléphone en juin 2021, à condition lui aussi de rester anonyme. Il semblait nerveux et répétait que le FSB était peut-être en train d’écouter la conversation. Dans une petite communauté comme la sienne, a-t-il expliqué, les braconniers savent qu’il achète des tigres en plus de ses produits légaux, et ils savent comment le trouver. En général, les acheteurs vendent les tigres ou leurs membres à un intermédiaire qui prend des dispositions pour que ceux-ci puissent entrer en Chine.
Il dit avoir été arrêté il y a cinq ans pour avoir vendu des organes de tigre et qu’une carcasse qu’il avait en sa possession lui a été confisquée. (Il soupçonne un acheteur concurrent de l’avoir dénoncé). À l’époque, il craignait d’être condamné à un an de prison ou bien à une lourde amende, mais la date de son procès n’a toujours pas été fixée. « J’ai eu peur les dix premiers jours, confiait-il. Mais ça ne m’inquiète plus. » Selon Masha Vorontsova, ces délais sont normaux.
LA POLITIQUE DE CONSERVATION DES TIGRES
Les découvertes d’Allison Skidmore interviennent à un moment sensible. Cet été, la Russie accueillera le deuxième Forum international du tigre, un sommet mondial de protection de l’espèce. Vladimir Poutine, qui est un amoureux des tigres, avait prononcé un discours fervent lors du précédent forum qui s’est tenu à Saint-Pétersbourg en 2015. Il avait alors apporté son soutien à des programmes visant à lutter plus sévèrement contre le braconnage et s’était engagé à faire doubler le nombre de tigres dans les treize pays où il en existe.
Des chasseurs ont détaillé leurs techniques de contrebande à Allison Skidmore : pots-de-vin aux douaniers à la frontière sino-russe, dissimulation d’organes dans des cargaisons de rondins de bois, moudre des os de tigre et cacher la poudre dans des sacs à man, etc. « Je pense qu’il est important de dévoiler la vérité et de dire que c’est en train de se produire », déclare Masha Vorontsova, ancienne directrice de la branche russe du Fonds international pour la protection des animaux (IFAW).
La réaction des autorités russes aux annonces d’Allison Skidmore a été glaciale. Sergei Aramilev, du Centre pour les tigres de l’Amour, soutient que ses résultats sont incorrects et que la part de tigres de Sibérie vivant en zones protégées dans l’Extrême-Orient russe (20 %) est supérieure à la donnée caduque qu’elle a reprise dans sa publication (3 à 4 %).
En mars 2020, alors qu’elle menait des recherches au Primorié grâce à un visa d’échange scientifique, son voyage a été interrompu. Des chasseurs lui ont appris que des agents du FSB qui la suivaient étaient venus les voir chez eux et leur avaient posé des questions. « Je savais que l’étau se resserrait », concède-t-elle.
Une confrontation avec les autorités russes a fini par avoir lieu à l’aéroport de Vladivostok le 18 mars. Elle avait prévu de prendre un vol intérieur jusqu’à Khabarovsk, à environ 800 kilomètres de là, dans le sud-est de la Russie. « J’étais terrifiée, reconnaît-elle. Je ne savais pas si j’allais finir en prison. » Selon ses dires, ils ont confisqué son ordinateur et son téléphone ainsi que d’autres affaires. « Ils ont tout pris ».
Tout sauf les notes manuscrites de ses entretiens avec des chasseurs et des acheteurs. Elle les a détruites à la nuit tombée après avoir téléchargé ses informations et ses photos sur le cloud par précaution car elle avait peur que « quelque chose finisse par mal tourner ».
Les autorités l’ont retenue pendant des heures puis l’ont flanquée sur un vol commercial sans lui dire où elle allait, ni sans lui rendre ses affaires. À l’atterrissage, à Tokyo, elle a décroché le premier téléphone public qu’elle a trouvé et a demandé à ses parents de lui acheter un billet pour rentrer.
Peu après son retour, des commentaires racistes et violents à l’égard des Chinois ont été publiés sous son nom sur les réseaux sociaux. Selon elle, ses comptes auraient été piratés et ces publications étaient censées la discréditer, elle et son travail, en la faisant pour une « raciste génocidaire ».
« UN TRAVAIL ÉNORME, DIFFICILE ET DANGEREUX »
Pavel Fonenko, spécialiste des tigres de l’Amour pour le programme « Rare Species Conservation » de WWF-Russie, loue Allison Skidmore pour son « travail énorme, difficile et dangereux » et confirme que son analyse du mode opératoire des braconniers est solide. Il a d’ailleurs pris soin de transmettre ses découvertes inter-évaluées à des responsables régionaux de l’aménagement de la faune. Silence radio.
Pour mieux lutter contre le trafic de tigres, Allison Skidmore propose d’augmenter la paie des douaniers et de faire tourner les effectifs afin qu’il y ait moins de chances qu’un douanier ayant accepté un pot-de-vin soit en poste le jour où un contrebandier de mèche avec lui ou elle essaie de passer en Chine.
Selon elle, il serait bénéfique de renforcer la surveillance des armes en circulation et les imports de lunettes thermiques. De plus, une meilleure régulation des permis de chasse permettrait de réduire le nombre de chasseurs tombant sur des « occasions » illégales sur le territoire des tigres.
Elle demande également la création de canaux anonymes qui offriraient une récompense en l’échange d’un tuyau utile sur le trafic de tigres. Elle presse le gouvernement russe de payer les chasseurs pour qu’ils reboisent les routes forestières et milite pour l’utilisation de pièges photographiques permettant de dater sans contrefaçon la présence des tigres. Selon le Centre pour les tigres de l’Amour, il existe déjà des canaux de dénonciation publics offrant des récompenses « si l’information est crédible » et les arbres repousseraient rapidement sur les routes forestières abandonnées.
Selon l’acheteur auquel National Geographic a pu parler, bien que la pandémie ait mis un coup d’arrêt aux voyages internationaux, celle-ci n’a pas mis fin au trafic transfrontalier de tigres de l’Amour. Des braconniers lui auraient récemment confié avoir tué « cinq ou six tigres » et être en mesure de les vendre rapidement.
Sans la vente de tigres, dit-il, il ne pourrait pas subvenir aux besoins de sa famille. Au fil des années, il s’est essayé à d’autres emplois et travaille désormais comme électricien. Mais son salaire n’est que de 265 euros par mois. « Vous pouvez trouver un emploi qui paye peu, il y en a, mais on peut difficilement se permettre d’acheter de la nourriture », se lamente-t-il. L’argent généré par le trafic de tigre est simplement trop difficile à refuser.
La National Geographic Society, qui s’engage à mettre en lumière et à protéger les merveilles de notre monde, a financé le travail d’Allison Skidmore. Pour en savoir plus sur le soutien apporté par la Society aux explorateurs qui mettent en avant et protègent des espèces importantes, cliquez ici | Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.