Ce poisson féroce remplace vingt de ses dents chaque jour
La morue-lingue du Pacifique, qui se nourrit d’une grande variété de proies, renouvelle sa dentition bien plus rapidement que ne le pensaient les scientifiques. Et elle ne serait pas la seule.
Une morue-lingue du Pacifique dans le District du parc régional d’East Bay à Alameda, en Californie. La dentition de ces poissons se renouvelle à raison de 20 nouvelles dents par jour en moyenne.
Connue pour son mauvais caractère, la morue-lingue est un poisson omnivore doté d’une bouche semblable à un range-couverts en pagaille. Ses 500 et quelques dents sont positionnées pêle-mêle sur deux paires de mâchoires très mobiles. Et selon une nouvelle recherche, parue en octobre 2021 dans la revue scientifique Proceedings of the Royal Society B, le poisson perdrait 20 dents par jour en moyenne, qu’il remplace par des nouvelles.
Si nos dents poussaient ainsi, nous en remplacerions une chaque jour. « Cela rendrait les appareils dentaires inutiles, tout comme le brossage des dents », plaisante Adam Summers, professeur de biologie à l’université de Washington et coauteur de l’étude.
Le rythme de renouvellement de la dentition de la morue-lingue du Pacifique a surpris les chercheurs, confie Karly Cohen, coautrice de l’étude et étudiante en doctorat à l’université de Washington spécialisée en biomécanique alimentaire.
« Les études existantes à notre disposition sur le renouvellement des dents portent sur des animaux excentriques », explique-t-elle, à l’image des baudroies et leur dentition qui pousse sur leur front, ou encore des piranhas, qui peuvent perdre un quart de leurs dents à la fois. « Mais la plupart des poissons ont une dentition semblable à celle de la morue-lingue. Il se pourrait donc bien que la plupart d’entre eux perdent leurs dents en nombre chaque jour » et les remplacent rapidement, comme c’est le cas chez cette espèce, ajoute l’étudiante.
DENTS DE RECHANGE
Pouvant mesurer environ 1,20 mètre à l’âge adulte, la morue-lingue du Pacifique est un poisson de pêche sportive peu sympathique. Ce prédateur qui chasse à l’affût se livre fréquemment à des actes de cannibalisme. Il est présent dans les eaux de la côte ouest de l’Amérique du Nord, de l’Alaska (États-Unis) à la Basse-Californie (Mexique). La morue-lingue est également importante sur le plan économique pour les pêcheurs, en partie parce qu’elle est « très bonne en tacos », précise Karly Cohen.
Ce poisson est cependant loin d’être charmant. « Je dis toujours pour plaisanter que nous ne nous sommes jamais entendues, la morue-lingue et moi », confie Emily Carr, étudiante en licence à l’université de Floride du Sud et autrice principale de l’étude. « Nous avons dû mettre du scotch sur les coins des bassins, car elles essayaient d’en sortir dès qu’elles voyaient quelqu’un passer… Je n’ai jamais été mordue, mais je suis certaine qu’elles auraient essayé si l’occasion s’était présentée ».
Ce chasseur vorace se nourrit de « tout ce qu’il peut mettre dans sa bouche », souligne Karly Cohen. D’ailleurs, il s’en passe des choses dans celle-ci.
Une morue-lingue du Pacifique sous fluorescence dans un laboratoire laisse entrevoir ses dents.
« Comme nous, la morue-lingue dispose d’une paire de mâchoires supérieure et inférieure, mais elles sont plus mobiles. Elles peuvent avancer et se déployer », explique-t-elle. « Si vous regardez leur palais, vous verrez qu’il est aussi couvert de dents ». Le poisson est également doté de mâchoires pharyngiennes : celles-ci courent de l’arrière de la gorge jusqu’à l’œsophage, et ressemblent à des plateformes osseuses parsemées de dents formées à partir d’arcs branchiaux modifiés.
Quand la morue-lingue passe à l’attaque, sa première paire de mâchoires avance et entraîne la proie dans sa bouche. Les mâchoires pharyngiennes inférieures entrent alors en action et commencent à broyer et déchiqueter la victime du poisson. Pour ce faire, la morue-lingue compte sur ses dents acérées, mais qui ont tendance à se briser. Alors, pour ne pas perdre de son mordant, elle renouvelle sans cesse sa dentition, et pas qu’un peu.
UN RENOUVELLEMENT DENTAIRE SURPRENANT
Dans le cadre de l’étude, les chercheurs ont utilisé une série de colorants afin de créer une chronologie visuelle du renouvellement dentaire.
Ils ont, dans un premier temps, immergé pendant 12 heures 20 jeunes morues-lingues dans des bassins arrosés de rouge alizarine, un colorant fluorescent attiré par le calcium qui compose les dents. Celles-ci se sont alors parées d’une teinte rouge vif. Les poissons ont ensuite été exposés pendant 10 jours à un second colorant, vert cette fois-ci, appelé fluorescéine de calcéine. Les dents présentes le premier jour de l’étude étaient donc tachées de rouge, tandis que celles apparues ultérieurement étaient vertes.
Emily Carr a ensuite compté et classé avec soin chaque dent aux couleurs de Noël, soit au total 10 580 dents pour les 20 poissons étudiés.
Après examen des sourires de chacun des spécimens, la chercheuse et son équipe ont découvert que la position des dents est prédéterminée chez la morue-lingue, c’est-à-dire que chaque dent sort là où elle passera le reste de sa carrière. Ce schéma dentaire est contraire à celui d’autres poissons célèbres à dents, comme le grand requin blanc. Chez ce dernier, les dents apparaissent toutes petites à l’arrière de la mâchoire avant de se déplacer vers l’avant de celle-ci à mesure qu’elles grandissent.
Les chercheurs ont également identifié des zones où le renouvellement dentaire est plus fréquent. « Les grosses dents ne restent pas plus longtemps et les plus petites ne sont pas remplacées plus souvent », explique Karly Cohen. « Nous avons découvert que le renouvellement est plus rapide dans les zones où une plus grande pression est exercée » quand la morue-lingue mâche. (À lire : Comment ce petit poisson cuirassé peut-il survivre aux morsures de piranhas ?)
Pour identifier l’élément déclencheur du renouvellement des dents chez la morue-lingue, une seconde expérience a été menée. Elle consistait à nourrir régulièrement un groupe de poissons tandis qu’un autre n’avait rien à manger. Les chercheurs n’ont observé aucune différence notable dans le rythme de remplacement des dents entre les deux groupes. Cela suggère donc que les dents de la morue-lingue ne poussent pas suite à une brisure, mais que leur renouvellement suivrait un minuteur génétique, comme c’est le cas avec les dents de lait et les dents définitives chez l’homme.
Pour Emily Carr, le rythme de renouvellement dentaire de la morue-lingue est surprenant. « Il y a cette idée que les dents demandent beaucoup d’énergie à former et à remplacer, mais notre étude remet cette notion en cause », déclare-t-elle. Dans les eaux riches en calcium de l’océan, perdre ses dents pour en avoir de nouvelles bien acérées est une stratégie payante pour la morue-lingue.
UNE ÉTUDE « MODÈLE »
Si ce schéma dentaire est inhabituel dans le domaine des études sur les poissons, il ne l’est sans doute pas dans la nature. L’arsenal de dents de la morue-lingue est très similaire à celui d’autres poissons osseux de par leur nombre, leur diversité et leur forme conique. Il constitue donc un excellent modèle pour de nombreuses espèces différentes issues d’un large éventail de lignées. En outre, la coloration séquentielle des dents « quantifie cela très joliment », souligne Marc André Meyers, professeur en ingénierie et sciences des matériaux à l’université de Californie qui étudie les biomatériaux, dont les dents de poissons.
Chercheur spécialisé dans l’anatomie des poissons, et notamment le développement des dents, Willy Bemis est professeur d’écologie et de biologie évolutive à l’université de Cornell. Bien qu’il n’ait pas pris part à l’étude, il estime que l’expérience était novatrice et qu’elle aide à apporter des réponses à des questions de longue date relatives au renouvellement des dents chez les poissons relativement ordinaires tels que la morue-lingue.
Le rythme de renouvellement de la dentition chez les poissons a toujours été difficile à estimer. « Par exemple, pour les requins, les meilleures données que nous ayons proviennent d’études consistant à ramasser et à compter les dents tombées retrouvées sur le fond des bassins », explique Willy Bemis. Des données à prendre avec des pincettes, puisque des squales ont été observés en train de manger leurs propres dents, sans doute pour absorber le calcium qu’elles contiennent.
L’étude sur la morue-lingue est donc « précieuse », décrit le professeur, puisque la technique employée peut être reproduite pour d’autres espèces. Marc André Meyers confie qu’il aimerait mener une étude similaire sur des piranhas.
Les conclusions de cette étude suggèrent que les dents ne sont pas aussi irremplaçables ou précieuses que nous le pensions. Mais chut, ne le dites pas à la petite souris.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.