Comment ces vers minuscules font-ils pour entendre sans tympans ?
Darwin, qui avait demandé à son fils de jouer du basson à des vers de terre, avait conclu que ceux-ci n’avaient pas d’ouïe car ils ne se tortillaient pas. Une étude récente affirme le contraire.
C. elegans, un vers de terre qu’on trouve partout dans le monde, est une des espèces les plus étudiées en biologie et en génétique.
« Les vers peuvent-ils entendre ? » C’est une question vieille comme le monde à laquelle Darwin a essayé de répondre au XIXe siècle en demandant à son fils de jouer une sérénade à des vers de terres avec son basson pour voir si cela les ferait gigoter. La réponse de Darwin : non. Mais étude qui vient de paraître aurait à y redire.
Alors que d’autres sens complexes comme la vue sont monnaie courante au sein du règne animal, l’ouïe n’était jusqu’alors présente à notre connaissance que chez les vertébrés et chez certains arthropodes. L’ouïe des animaux repose sur un organe qui vibre lorsqu’une onde sonore le percute et qui met en route les neurones associés à la transformation du son. Chez les humains et chez la plupart des vertébrés, il s’agit de notre oreille, qui se compose d’un tympan délicat et d’une oreille interne.
Mais C. elegans, minuscule vers qu’on retrouve partout en biologie, ne possède pas d’organe dédié à l’ouïe. En fait, d’après cette nouvelle expérience, sa peau fait aussi office de membrane sensible au son. C’est donc tout le corps du vers qui est un tympan. Cette étude, publiée dans la revue Neuron, fournit les toutes premières preuves qu’un invertébré non-arthropode peut être sensible au son.
Ces résultats n’auraient pas vu le jour sans une décennie de recherches minutieuses menées au laboratoire de Shawn Xu, à l’Université du Michigan. Son équipe avait déjà réussi à prouver que ces vers d’un millimètre sont doués d’odorat, de goût, de toucher, de proprioception (cette sorte de sixième sens qui nous rend conscients des parties de notre corps) mais qu’ils sont également sensibles à la lumière.
« Et depuis lors, il ne manquait qu’une seule chose, et c’était la sensation auditive », commente Shawn Xu, biologiste spécialiste des sens. « Nous avons passé toutes ces années à chercher celui-ci en particulier. »
Selon lui, cette découverte représente un pas de géant, car nous comprenons bien mieux la façon dont les organismes acquièrent l’ouïe mais aussi de la façon dont ce sens a évolué. Cela pourrait aussi stimuler la recherche d’ouïe chez d’autres organismes qui n’ont pas d’oreilles apparentes comme les mollusques ainsi que chez d’autres espèces de vers (y compris les vers de terre de Darwin) et également apporter un éclairage sur certains animaux doués de capacités auditives que la science a encore du mal à déchiffrer (sur certaines espèces de salamandres et de grenouilles « sans oreilles » notamment).
PERCEVOIR LE SON
Nombre d’animaux dépourvus de tympan dédié, et donc techniquement incapables d’entendre, ont acquis d’autres moyens de saisir le son.
Les grenouilles « sans oreilles » ont une oreille interne mais pas de tympan, ce qui signifie qu’elles font a priori plutôt appel à une combinaison de peau et d’os pour acheminer les ondes sonores jusqu’à leur oreille interne.
Les araignées sauteuses ainsi que de petits insectes arrivent à détecter les ondes sonores en captant les vibrations au moyen de poils extrêmement sensibles situés sur leurs pattes.
Mais cela faisait longtemps que la science échouait à trouver un mécanisme de perception du son qui soit propre à la plupart des invertébrés, qu’on considère généralement comme des organismes relativement simples. La raison principale de cet échec est que ce type d’expérience implique l’utilisation de technologies avancées et que les chercheurs n’ont probablement pas pensé que cela valait le coup, car peu d’entre eux s’attendaient à ce que les vers soient capables de percevoir le son.
Pour savoir si les vers étaient capables d’entendre ou de percevoir le son, le laboratoire de Shawn Zu est parti de là où Darwin s’était arrêté : faire du bruit en leur direction. Pour faire en sorte que les vers détectent bien des ondes sonores se propageant dans l’air plutôt que les vibrations de leur boîte de Petri, l’équipe a génétiquement modifié les vers pour abolir leur toucher.
Elizabeth Ronan, doctorante officiant au laboratoire et co-autrice de l’étude, s’est également assurée que ce n’était pas la substance gélatineuse sur laquelle ils rampaient qui les faisait gigoter. Bien qu’empêchés de sentir par le toucher, les vers reculaient quand on leur projetait le son de face et ils se recroquevillaient vers l’avant lorsque la source sonore était derrière eux.
« C’était vraiment palpitant de voir que lorsqu’on expose les vers au son, eh bien ils bougent », s’émerveille Elizabeth Ronan, dont l’hypothèse est que ces vers de terre qu’on trouve partout dans le monde ont acquis la capacité à transformer le son afin de pouvoir entendre des prédateurs comme les mille-pattes ou les insectes ailés et leur échapper.
Mais le simple fait d’observer les vers se tortiller pour échapper au son ne constituait pas une preuve suffisante de la capacité des invertébrés à réellement percevoir les ondes sonores. Après tout, peut-être que les vers réagissaient simplement aux mouvements physiques des ondes sonores sur leur peau sans que leur système nerveux détecte aucun signal électrique.
Tout en respectant les standards éthiques liés à l’expérimentation animale, l’équipe a donc ensuite testé un autre type de vers génétiquement modifiés et couverts de boursouflures qui, selon leur hypothèse, devaient interrompre toute vibration potentielle perçue par leur peau et empêcher le déclenchement des neurones concernés. On a donc monté le son, et les vers n’ont pas bougé. Bingo.
En testant davantage de vers et en effectuant une série de tests génétiques avancés, l’équipe a fini par repérer les molécules du système nerveux responsables de leur perception du son : les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine, neurotransmetteurs bien connus et présents chez de nombreux animaux. Les molécules en question, présentes en tous points de la peau des vers, réagissent aux ondes sonores et signalent leur présence au cerveau. Les vers modifiés chez qui cette molécule était inhibée ne réagissaient pas au son.
« Nous avons observé cette molécule plus longuement que n’importe quel autre neurotransmetteur, et personne n’a vu ce qu’ils ont vu », commente Gal Haspel, neuro-éthologue de l’Institut de technologie du New Jersey qui n’a pas pris part à l’étude.
Pour elle, la méthode scientifique de l’étude est impeccable, et elle ajoute que l’équipe « a été regarder derrière chaque buisson et a isolé précisément le mécanisme cellulaire responsable de la réaction [comportementale]. »
MAIS QU'ENTENDENT-ILS ?
De manière assez générale, ces expériences ont montré que C. elegans peut percevoir et réagir à des ondes sonores se propageant dans l’air grâce à un mécanisme génétiquement unique bien que semblable à notre propre ouïe. (Cet animal a les plus grandes oreilles du monde, par rapport à sa taille.)
Mais savoir si les vers entendent bel et bien est une toute autre affaire. Certains chercheurs croient que l’ouïe véritable implique nécessairement des niveaux de perception plus profonds tels qu’une conscience ou encore le fait de relier les sons à une carte cognitive. Pour Shawn Xu, le fait de percevoir et de réagir au son se propageant dans l’air (comportement que son étude nomme « sensation auditive ») ne suffit pas à remplir ce critère.
« Percevoir signifie que vous devez transformer les signaux puis y injecter du sens », explique-t-il.
Mais pour d’autres chercheurs, il y a encore de la marge. « Bien d’autres sous-embranchements perçoivent potentiellement le son de manière inattendue, affirme Elizabeth Ronan. Je veux dire, ce vers est littéralement un tube rempli de fluide capable de détecter des sensations [sonores]. Donc je pense que ça peut au moins pousser les gens à aller explorer ce qu’est l’ouïe. »
Pour Daphne Soares, neuro-éthologue de l’Institut de technologie du New Jersey n’ayant pas non plus pris part aux recherches, il y une distinction de taille à dresser entre la perception d’ondes sonores (ce dont elle croit les vers capables) et l’ouïe véritable. « C’est très, très sympa, mais je ne pense pas qu’ils entendent », confie-t-elle.
Malgré tout, Daphne Soares comme Gal Haspel décèlent là le potentiel d’étendre l’expérience à des conditions environnementales réalistes, et notamment de tester la réaction des vers au bruit de prédateurs se faufilant à toute vitesse. Les auteurs de l’étude sont pour leur part curieux de savoir où ils vont bien pouvoir découvrir ce type de sensibilité au son.
D’après Daphne Soares, cette étude pourrait même remettre en question certains fondements de l’histoire de l’évolution, car les tout premiers animaux de la Terre étaient pour la plupart des organismes à corps souple. « Il fallait bien qu’ils perçoivent leur environnement, d’une manière ou d’une autre ! »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.