Pourquoi le singe nasique a-t-il un si long nez ?
Le singe nasique ou singe à trompe, endémique des forêts tropicales de mangroves sur l’île de Bornéo, étonne autant par son apparence que par la manière dont il s'est adapté à son environnement.

Portrait d'un singe nasique à Bornéo. En moyenne les singes de cette espèce mesurent de 62 à 75 cm pour 10 à 20 kg... et un nez de 10 cm !
Le nez du singe nasique est certainement son trait le plus frappant. Imposant, charnu, mou et tombant, il continue de grandir tout au long de la vie des mâles et peut atteindre jusqu’à 10 centimètres de long ! Celui des femelles aussi est tout à fait singulier, bien que de taille bien moindre, et prend une forme retroussée vers le haut. Encore plus étonnant : le nez du singe nasique rougit entièrement lorsque le primate s’agite.
Cet appendice nasal, si caractéristique de l’espèce, est loin d’être inutile. Pour les mâles, « plus le nez est gros, plus il attire les femelles », explique Katharine Balolia, chercheuse et maître de conférences en anthropologie animale au département d'archéologie et d'anthropologie de l’université nationale d’Australie. « Les mâles au plus grand nez sont perçus comme les plus dominants, un atout que les femelles considèrent comme essentiel pour l’accouplement », explique la chercheuse. Une étude de 2018 a d’ailleurs démontré que la taille du nez est corrélée à la masse corporelle et la taille des testicules du primate.
En outre, le nez du singe nasique lui sert également à produire des vocalisations, « de très forts bruits nasaux, comparables à des klaxons », illustre Katharine Balolia. Une caractéristique qui s’explique par la forme du crâne de cette espèce. « Les cavités nasales des mâles sont bien différentes de celles des femelles. Il semblerait qu’au cours de leur évolution, les cavités nasales des mâles se soient agrandies pour former des chambres d'échos », poursuit-elle.
Jusqu’alors, « la raison qui expliquerait cette évolution reste un mystère », admet la chercheuse. Néanmoins, une théorie a été formulée pour expliquer ce trait distinctif. À travers la dense forêt de mangroves, il est difficile pour les individus d’un groupe de se voir, ce qui nécessite de développer une autre manière de communiquer, notamment par des sons distinctifs. Cette théorie reste cependant à confirmer, puisqu’aucun autre singe abroricole n’a développé d’appendice nasal aussi proéminent et doté de telles capacités.
Le nez du singe à trompe, déjà déconcertant, n’est pas la seule caractéristique singulière de sa physionomie. Son estomac, aussi rond qu’un ballon, contient « quatre poches qui lui permettent de digérer les feuilles de son habitat, réputées non comestibles pour la plupart des espèces », souligne la chercheuse. Il doit s’y prendre à plusieurs fois pour espérer en obtenir tous les nutriments « en les digérant un moment, puis en les régurgitant pour les mâcher à nouveau ».
Mais ce qu’il y a de plus déconcertant dans sa physionomie, n’est ni son nez ni son estomac, mais ses pieds qui, au fur et à mesure de son évolution, ont été dotés… de palmes ! Les forêts de mangroves sont traversées par des cours d’eau et des rivières, obligeant ses occupants à savoir nager, afin de la traverser. « Les singes nasiques, eux aussi, ont dû acquérir cette compétence afin de chercher de la nourriture ou pour échapper aux prédateurs qui les guettent au pied des arbres », explique Katharine Balolier.
LA SOCIÉTÉ NASIQUE
Ce même instinct de survie qui les a poussés à apprendre à nager les a aussi poussés à se regrouper. « En nombre, ils ont moins de chances de se faire manger par les prédateurs qu’en étant solitaires », relève la chercheuse.
Hélas, la vie en communauté n’est pas de tout repos chez les singes nasiques. « Les mâles sont intolérants et agressifs avec les autres mâles dominants », souligne-t-elle. Pour éviter toute compétition, le mâle dominant cherche à effrayer ses rivaux en les faisant fuir à coups de « klaxons » et en exhibant férocement ses dents aiguisées en guise de menace. « Une manière de dire à ses rivaux de ne pas se frotter à lui », commente Katharine Balolia.

Un singe nasique mâle dominant, photographié dans le sanctuaire des singes nasiques de Labuk Bay, à Bornéo, en Malaisie.
Pour cette raison, il ne s’entoure que de femelles et de juvéniles pour former un groupe. Les différents groupes uni-mâle tendent ensuite à se réunir pour former une plus grande structure, sans toutefois abandonner les frontières de leur plus petit groupe.
Les jeunes mâles qui n’ont pas encore réussi à s’entourer de femelles forment ce que Katharine Balolia appelle « les groupes de mâles célibataires ». Habituellement, « ces mâles sont ceux dotés de plus petits nez », précise-t-elle. « Une fois que leur nez aura atteint sa pleine maturité, ils tenteront de s’entourer de femelles ».
UNE ESPÈCE EN DANGER
Aussi adapté soit-il à son environnement, le nasique fait face à une menace redoutable : l’activité humaine. Entre la déforestation massive qui grignote son habitat et la chasse qui réduit ses effectifs, le primate a été ajouté en 2015 à la liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN) des espèces menacées d’extinction. « À cause de la déforestation, les nasiques subissent une perte importante de leur habitat, se retrouvant avec un territoire trop petit pour durablement soutenir l’entièreté de l’espèce », déplore la chercheuse
Aujourd’hui, les singes nasiques ne sont présents que dans seize zones protégées listées par l’IUCN. La dernière évaluation démographique estime qu’il ne restait que 7 000 individus en 2007. L’IUCN dénonce « une déficience gouvernementale et institutionnelle dans la défense du singe nasique, avec notamment un manque de financements et de connaissances en matière de conservation, ainsi qu'une gestion inappropriée des zones protégées ». Si le gouvernement de Bornéo interdit sa capture et sa chasse, les mesures ne sont en effet pas suffisament dissuasives contre les braconniers.
