Un orang-outan a été vu en train de soigner ses blessures avec des plantes médicinales
Ce comportement, qui a été observé pour la première fois, donne un indice sur la manière dont nos propres ancêtres ont pu développer leurs remèdes naturels.
Cette photo du mâle adulte Rakus, arborant un disque facial, a été prise le 23 juin 2022, deux jours avant que l’orang-outan ne commence à appliquer les plantes écrasées sur sa blessure.
- Nom Commun: Orangutans
- Nom Scientifique: Pongo
- Genre: Mammifères
- Durée de vie moyenne à l'état sauvage: De 30 à 40 ans
- Taille: Taille debout : 1,10 à 1,40 m
- Poids: 40 à 80 kg
- Taille comparée à un humain de 1,80 m:
Au plus profond d’une forêt équatoriale indonésienne, une équipe de chercheurs a enregistré un événement qui n’avait jamais été filmé auparavant : un orang-outan de Sumatra (Pongo abelii), qu’ils avaient affectueusement baptisé Rakus, soignait minutieusement une vilaine plaie sur sa joue avec une plante dont les propriétés antibactériennes, anti-inflammatoires, antifongiques et antioxydantes ont été démontrées.
« Quelques jours seulement après avoir appliqué ce remède, l’horrible blessure a commencé à guérir et, en l’espace de deux jours, elle s’était complètement refermée », détaille Isabelle Laumer, biologiste spécialiste en cognition animale et primatologue au Max Planck Institute of Animal Behavior, institut de recherche sur le comportement animal en Allemagne, et autrice principale d’une étude récemment publiée décrivant l’événement en question. « Il s’agit de la première fois qu’un animal sauvage a vraiment été observé en train de soigner sa blessure avec une plante médicinale. »
Ce comportement observé offre un nouveau point de vue sur les méthodes et les comportements permettant de soigner de manière naturelle, ainsi que sur leur origine.
« Nous perdons souvent de vue que la médecine moderne est dérivée d’un système de connaissances très ancien qui a vu le jour il y a des millions d’années dans divers habitats sur lequel notre savoir commence seulement à se développer », explique Mary Ann Raghanti, anthropobiologiste et directrice du département d’anthropologie de l’université d’État de Kent. « D’un point de vue évolutionniste, cet exemple permet d’avoir un aperçu de la manière dont nos propres ancêtres ont pu développer leurs remèdes naturels. »
L’événement s’est produit au cours de l’été 2022, à la station de recherche Suaq Balimbing, dans le parc national de Gunung Leuser, à Sumatra, en Indonésie.
Cette photo du mâle adulte Rakus, arborant un disque facial, a été prise le 23 juin 2022, deux jours avant que l’orang-outan ne commence à appliquer les plantes écrasées sur sa blessure.
La forêt équatoriale qui entoure le centre de recherche abrite la plus grande concentration d’orangs-outans de Sumatra de la planète. Leur habitat est toutefois détruit à mesure que la déforestation progresse, ce qui oblige un nombre croissant de ces individus, autrement solitaires, à vivre de plus en plus près les uns des autres. Selon les estimations, il ne reste plus que 14 600 orangs-outans de Sumatra. L’espèce est considérée comme étant en danger critique d’extinction par le Smithsonian’s National Zoo and Conservation Biology Institute à Washington, D.C., institut formant à la défense de l’environnement et travaillant pour la protection des espèces sauvages menacées d’extinction.
Depuis 1994, ces orangs-outans résident ou fréquentent la forêt protégée autour du centre de recherche. Les chercheurs présents dans ce dernier suivent, surveillent et enregistrent avec attention les mouvements et les comportements des primates, de manière purement observatrice, sans interférer.
« Les animaux ne sont jamais dérangés et, au fil des décennies, ils se sont habitués à la présence de nos équipes, si bien qu’ils ont appris à nous ignorer et vivent de manière complètement sauvage », explique Isabelle Laumer.
En observant et en partageant les comportements extraordinaires des grands singes qui sont en danger critique, la primatologue spécialiste en cognition animale et ses collègues espèrent que les êtres humains se rendront compte à quel point ces animaux sont exceptionnels et proches de l’homme, et qu’ils s’efforceront de les sauver de l’extinction.
Cet espoir est partagé par d’autres chercheurs dans les domaines de la primatologie, de l’ethnobotanique et de l’anthropologie physique et évolutive.
RAKUS SE BLESSE
Rakus vit dans le centre de recherche et ses environs depuis 2009. Un matin de juin 2022, les chercheurs ont aperçu une plaie profonde sur sa joue, située sous son œil droit. Comme il s’était baladé en dehors de la zone d’observation, personne n’a vu de quelle manière il s’était blessé, mais les chercheurs ont émis deux hypothèses de travail.
D’après l’une d’entre elles, Rakus serait tombé d’un arbre et aurait heurté une branche au cours de sa chute. Les orangs-outans de Sumatra passent environ 98 % de leur temps à se laisser vivre, à dormir et à chercher de la nourriture dans les arbres, indique Isabelle Laumer. Comme certains individus peuvent peser jusqu’à 135 kilogrammes, lorsqu’ils s’accrochent parfois à des branches mortes ou mourantes qui ne peuvent pas supporter leur poids, ils dégringolent de 10 mètres ou plus jusqu’à ce que d’autres branches ou le sol amortissent leur chute. Rakus, lui, est probablement plus proche des 91 kilogrammes.
L’autre possibilité est qu’il ait été blessé lors d’un combat avec un autre orang-outan. La primatologue explique que, dans cette région de la forêt équatoriale, les affrontements se font rares, mais qu’ils peuvent se produire lorsque les mâles essaient d’établir leur domination. Rakus avait entre trente et trente-deux ans lorsqu’il s’est blessé, précise-t-elle. Cela ne faisait que peu de temps que son disque facial s’était développé. Les orangs-outans sont connus pour ce renflement graisseux au niveau des joues qui se développe en raison d’une augmentation de la testostérone au cours de la maturation sexuelle.
Isabelle Laumer explique que le jour précédant la découverte la blessure, Rakus et d’autres orangs-outans avaient émis de « longs cris » depuis les arbres, un comportement qui se produit fréquemment lorsqu’un mâle établit sa domination et qui indique aussi souvent que des « combats sont en cours ».
COMMENT RAKUS A SOIGNÉ SA BLESSURE
Indépendamment de la manière dont Rakus s’est blessé, l’équipe a constaté que la plaie de l’orang-outan continuait à suppurer « et paraissait assez affreuse » au cours des jours suivants, explique Isabelle Laumer. Le troisième jour, les chercheurs l’ont observé se diriger vers des Fibraurea tinctoria, des plantes grimpantes médicinales communément utilisées par les Hommes pour traiter les blessures et des affections telles que la dysenterie, le diabète et le paludisme.
L’équipe a vu Rakus chercher, puis manger la plante, ce qui est en soi un comportement très inhabituel. « Nos données montrent que cette population d’orangs-outans ne mange ces plantes que 0,3 % du temps », fait remarquer la primatologue.
Si la blessure de Rakus s’était infectée ou s’il avait eu de la fièvre, consommer cette plante aurait théoriquement pu l’aider. Les membres de l’équipe ont été enthousiasmés à l’idée qu’il puisse utiliser la plante à cette fin, même s’il ne s’agissait que d’une hypothèse.
Ce qu’il s’est produit ensuite, néanmoins, semble indéniablement délibéré.
« Nous avons observé Rakus détacher les feuilles de la plante et les mâcher sans les avaler », raconte Isabelle Laumer. « Il a ensuite appliqué à plusieurs reprises le liquide extrait directement sur sa blessure. »
Il a soigné la plaie de cette manière pendant sept minutes, puis a consommé davantage de cette plante pendant près de trente minutes.
« Il est important de noter qu’il n’a mis le liquide issu de la plante que sur la plaie et qu’il ne l’a appliqué nulle part ailleurs sur son corps », souligne-t-elle. Il a ensuite placé un extrait de la feuille, plus consistant, sur la zone, « comme un cataplasme sur la plaie ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, le lendemain, l’équipe l’a observé retournant manger la plante une nouvelle fois. Trois jours plus tard, la plaie s’était refermée et semblait cicatriser comme il fallait. Au bout d’un mois, la cicatrice était à peine visible.
Mary Ann Raghanti qualifie ce moment de « découverte remarquable » mais fait remarquer que « ce n’est pas extrêmement surprenant compte tenu de l’intelligence des orangs-outans ».
COMMENT RAKUS A APPRIS À SOIGNER UNE BLESSURE
Isabelle Laumer reconnaît que ces animaux sont dotés d’une intelligence exceptionnelle et indique que cela soulève davantage de questions sur la façon dont Rakus aurait pu savoir que la plante guérirait son visage.
« Il se peut qu’en se nourrissant simplement de la plante et en touchant accidentellement sa blessure avec la main qui était en contact avec elle, les propriétés antidouleur de la plante aient été immédiatement ressenties, si bien qu’il l’a appliquée sur la zone encore et encore », suppose-t-elle.
Il est également possible que sa mère ou un autre orang-outan lui ait enseigné ce comportement dès son plus jeune âge, dans le cadre d’une pratique appelée « peering », un apprentissage social.
« L’une des principales caractéristiques des primates, et en particulier des grands singes, est un stade juvénile prolongé qui permet une quantité extraordinaire d’apprentissages », explique Mary Ann Raghanti. Pendant les sept ou huit premières années de leur vie, les mères orangs-outans s’occupent de manière intensive de leur progéniture, poursuit-elle, permettant ainsi à Rakus d’apprendre cela d’elle. Des orangs-outans adultes qui migrent ont également été observés en train de se livrer au « peering », il a donc tout aussi bien pu apprendre ce comportement plus tard dans sa vie.
Une autre possibilité est que le dernier ancêtre commun à l’Homme et aux grands singes ait adopté une forme ou une autre de ce comportement.
« Cette nouvelle découverte met en évidence l’ingéniosité et l’intelligence adaptative de ces animaux dans leur environnement naturel, contribuant ainsi à faire progresser notre connaissance du comportement animal, de l’utilisation des plantes médicinales et des potentielles origines évolutives de la médecine », déclare Ina Vandebroek, éminente ethnobotaniste et maître de conférences à l’université des Indes occidentales, en Jamaïque, qui n’a pas participé à l’étude.
D’AUTRES PRIMATES ONT UTILISÉ DES PLANTES
Ce n’est pas la première fois que des primates sauvages sont observés en train de mâcher, d’avaler ou d’utiliser des plantes ayant des vertus thérapeutiques.
Au début des années 1960, par exemple, la célèbre primatologue et anthropologue Jane Goodall a décrit pour la première fois la présence de feuilles entières de plantes médicinales dans les excréments de chimpanzés en Tanzanie. Depuis, d’autres populations de primates ont été observées en train de manger ou d’utiliser des plantes, des insectes ou d’autres moyens pour essayer de nettoyer ou d’apaiser leurs blessures ou d’autres maux.
Anne Pusey, éminent professeur émérite d’anthropologie évolutive à l’université Duke, explique que l’agissement des primates sauvages consistant à avaler des feuilles pour « piéger les parasites colonisant le tube digestif et ensuite les expulser ou à mâcher des plantes aux propriétés thérapeutiques connues à des moments de risque accru d’infection », sont des comportements de mieux en mieux documentés. « En revanche, de telles preuves d’utilisation de matériaux potentiellement bioactifs pour soigner les blessures sont beaucoup plus ténues. »
Elle admet qu’il soit déjà arrivé auparavant que d’autres primates sauvages aient essuyé ou nettoyé leurs plaies avec des plantes, « mais les feuilles utilisées dans ces cas-là n’ont pas été identifiées ». Elle cite également des recherches récentes montrant des chimpanzés du Gabon frottant des insectes sur leurs blessures : « un récit fascinant mais incomplet car les insectes et leurs propriétés n’ont pas encore été reconnus ».
Le comportement de Rakus « est important car les feuilles utilisées possèdent des propriétés thérapeutiques bien connues, que le processus d’application a été long et délibéré, et que la blessure a cicatrisé assez rapidement », explique-t-elle. « Le fait que ce comportement n’ait été observé qu’une seule fois dans la population étudiée laisse de nombreuses questions en suspens quant à sa source mais il renforce l’idée que l’automédication pourrait avoir des origines évolutives très profondes dans notre lignée. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.