Loin d'être solitaires, ces tortues se déplaceraient en groupe

Une observation inattendue d’une des tortues les plus rares sur Terre révèle que ces reptiles à sang froid entretiennent peut-être davantage de liens sociaux complexes qu'on ne le pensait.

De Jessica Taylor Price
Publication 26 sept. 2023, 09:42 CEST
Ce mâle de l’espèce Dermatemys mawii, nom scientifique la tortue d’Amérique Centrale, capturé en vue d’être relâché au ...

Ce mâle de l’espèce Dermatemys mawii, nom scientifique la tortue d’Amérique Centrale, capturé en vue d’être relâché au Belize, a été immédiatement remis en liberté. Cette espèce en danger critique d’extinction est convoitée, car elle est considérée comme un mets délicat.

PHOTOGRAPHIE DE Donald McKnight

En descendant les eaux troubles d’une rivière du Belize à coup de pagaies, Don McKnight et Jaren Serano tendaient l’oreille dans l’espoir que leur parvienne le son de la tortue aquatique d’Amérique Centrale (Dermatemys mawii), que la langue vernaculaire appelle hickatee.

Un hydrophone placé dans l’eau a détecté des mouvements de ces reptiles dont la carapace était équipée d’émetteurs soniques.

Les résultats ont stupéfait les chercheurs : les tortues nageaient ensemble dans la rivière et, dans certains cas, elles ne s’éloignaient jamais à plus d’un mètre d’un congénère. « J’avais l’impression de suivre un groupe de baleines », raconte Don McKnight, écologue à l’Université La Trobe, en Australie, et au Laboratoire d’écologie des tortues du Belize.

Selon lui, ces tortues sociales pourraient remettre en question nos croyances au sujet de ces animaux solitaires. On pensait que les tortues se réunissaient quand elles recherchaient la même ressource, comme un rocher ensoleillé, mais qu’elles n’interagissaient généralement pas les unes avec les autres.

Mais comme le montre cette étude récente, les tortues semblaient rechercher de la compagnie. « C’était réconfortant à voir », se souvient Jaren Serano, étudiant en master au Département d’écologie et de conservation de la faune à l’Université de Floride. 

De plus, l’étude de ces chercheurs, publiée la semaine dernière dans la revue Animal Behaviour, pourrait aider les défenseurs de l’environnement à protéger cette espèce en danger critique d’extinction qui connaît un déclin sur l’ensemble de son aire de répartition au Belize, au Mexique et au Guatemala. Il n’existe aucune estimation solide des populations de ce reptile particulièrement prisé des braconniers, mais il pourrait n’en rester que 10 000.

Les hickatees sont souvent vendus sur le marché noir pour leur viande, considérée comme un mets fin en Amérique Centrale.

« Le Belize demeure le dernier bastion de l’espèce, mais si elle continue à être braconnée pour sa viande et pour ses œufs au-delà de la consommation domestique, [elle pourrait] s’éteindre dans les trente prochaines années », explique Venetia S. Briggs-Gonzalez, écologue spécialiste de la faune à l’Université de Floride qui n’a pas pris part aux présentes recherches.

 

PHÉMONÈNE FORTUIT OU ESPÈCE SOCIABLE ?

Don McKnight et Jaren Serano entreprenaient d’autres recherches sur les hicatees au printemps 2020 quand ils ont découvert que les animaux de l’espèce se déplaçaient à l’unisson.

« Il s’agit là d’une de ces façons aléatoires et bêtes qu’a la science de progresser parfois », s’étonne Don McKnight.

Des petits de l’espèce Dermatemys mawii s’attroupent dans un enclos en extérieur de la Fondation du Belize ...

Des petits de l’espèce Dermatemys mawii s’attroupent dans un enclos en extérieur de la Fondation du Belize pour la recherche et l’éducation environnementale.

PHOTOGRAPHIE DE Donald McKnight

Pour savoir si les tortues socialisaient réellement, l’équipe a identifié un pan de la rivière dépourvu de toute caractéristique susceptible d’attirer les tortues, comme des rondins, des rochers ou de la végétation. En équipant les carapaces de dix-neuf petits des deux sexes d’émetteurs soniques, l’équipe a également pu exclure les comportements de reproduction.

Les scientifiques ont ensuite suivi chaque jour pendant quelques mois depuis un canoë les tortues ainsi marquées, en montant et en descendant la rivière, et en effectuant des relevés sur des groupes de deux tortues ou plus qui ont révélé les distances entre chaque individu. 

Cela n’a pas été facile. Un jour, le binôme a fait la rencontre d’un crocodile qui se faufilait à côté de leur canoë. Lors d’une violente averse, ils ont dû arrêter leur travail pour écoper l’eau de leur bateau.

Une fois les données récoltées, Don McKnight, Jaren Serano et leurs collègues ont réalisé des simulations pour savoir si les regroupements et les habitudes de déplacement des tortues étaient aléatoires ou témoignaient d’une forme de sociabilité. Leur modèle randomisé a montré que les distances entre les tortues étaient toujours plus grandes que ce qu’ils avaient observé dans la nature.

Cela signifie que les tortues en chair et en os ne se déplaçaient pas au hasard, elles se déplaçaient ensemble, en troupeau, et ce de manière délibérée, dans des groupes de tailles variées.

 

DES VIES SOCIALES PEU APPRÉCIÉES

« Il y a probablement bien plus de comportements sociaux à l’œuvre que ce que nous avons été en mesure de documenter », observe Don McKnight, qui espère que cette étude inspirera de nouvelles recherches sur les reptiles sociaux, car ces animaux à sang froid ont été négligés au profit des mammifères et des oiseaux. 

« Ces résultats surprendront certains, mais pas ceux d’entre nous qui étudient le comportement social des tortues », affirme par e-mail J. Sean Doody, maître de conférences en biologie de la conservation à l’Université de Floride du Sud. Il ajoute avoir constaté un comportement similaire chez des tortues à nez de cochon (Carettochelys insculpta), mais ne l’a pas encore documenté scientifiquement.

Selon J. Sean Doody, qui n’a pas pris part aux présentes recherches, l’étude « ose envisager le fait que les tortues, des reptiles anciens qui précèdent les humains de plusieurs centaines de millions d’années, puissent avoir des vies sociales complexes ne se résumant pas qu’à la parade nuptiale et à l’accouplement ou aux combats. »

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    Deux mâles captifs de l’espèce Dermatemys mawii face à face à la Fondation du Belize pour la recherche et l’éducation environnementale.

    PHOTOGRAPHIE DE Donald McKnight

    « Il existe bien plus de comportements sociaux dans le règne animal que nous ne pouvons l’imaginer », ajoute Venetia S. Briggs-Gonzalez.

     

    UN BIENFAIT POUR LA CONSERVATION ?

    On ne sait pas non plus exactement pourquoi les tortues forment des groupes, bien que selon Don McKnight, cela puisse être une question de sécurité, pour être en nombre suffisant, en raison de la présence de crocodiles prédateurs.

    Et bien que les crocodiles puissent être moins susceptibles de s’en prendre à un groupe de tortues, les braconniers, eux, préfèrent cela.

    « La stratégie qu’elles ont [vraisemblablement] acquise par le biais de l’évolution pour faire face à la plupart des prédateurs et qui fonctionne bien pour elles se retourne contre elles quand elles ont affaire à des humains, explique Don McKnight. Nous avons toujours entendu ces histoires de braconniers qui attrapent des dizaines de tortues en une nuit, ce qui était vraiment difficile à comprendre pour nous. » 

    Selon Day Ligon, co-auteur de l’étude et professeur de biologie à l’Université d’État du Missouri, cette découverte pourrait également inciter à une révision des lois en vigueur au Belize, et notamment à interdire les filets maillants, qui permettent de capturer d’importants groupes de tortues en une seule fois.

    De telles initiatives pourraient prévenir une nouvelle extinction tragique, s’accordent à dire les spécialistes.

    « Nous ne voulons pas perdre cette espèce comme cela a été le cas avec d’autres qui vivent en groupe, comme par exemple la tourte voyageuse, qui s’est éteinte il y a plus d’un siècle », conclut J. Sean Doody.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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