Ce drôle de poisson-grenouille se bat, s'accouple et se nourrit sur la terre ferme
Le minuscule sauteur de vase atlantique, un poisson-grenouille capable d'évoluer dans l'eau et à l'air libre, pourrait permettre aux scientifiques de comprendre comment nos ancêtres poissons ont gagné la terre ferme.
Periophthalmus barbarus, ou sauteur de vase atlantique, est une espèce de poissons-grenouilles de la famille Gobiidae qui vit en eau de mer ou saumâtre, parfois en eau douce mais toujours à proximité de la côte.
Il y a 350 à 400 millions d'années, un groupe de nos ancêtres poissons a commencé à ramper sur la terre ferme. Les nageoires qui les propulsaient dans l'eau se sont progressivement transformées en membres robustes et porteurs. Certains poissons sont ainsi devenus des tétrapodes, comme les amphibiens, les reptiles et les mammifères.
Les scientifiques ont étudié l'évolution des membres et des squelettes des tétrapodes avec une précision incroyable, mais d'autres aspects de notre arrivée sur la terre ferme sont moins clairs. Comment, par exemple, nos ancêtres se nourrissaient-ils ?
De nombreux poissons se nourrissent par succion. Lorsque leur mâchoire s'ouvre, un os en forme de fer à cheval, l'hyoïde, appuie sur le fond de la gueule, l'élargissant et créant un courant d'eau qui attire la proie à l'intérieur. Les espèces qui prennent des bouchées et grignotent s'appuient sur une succion similaire pour avaler la nourriture une fois qu'elle est dans leur gueule.
Cette technique fonctionne parce que les poissons sont constamment entourés d'eau. Elle ne fonctionne pas sur la terre ferme. Heureusement, les tétrapodes résolvent ce problème grâce à une langue musclée, qui permet de faire passer les aliments de la gueule à la gorge. Une fois de plus, l'hyoïde est impliqué : c'est l'os auquel la langue est attachée. Mais comment cette structure a-t-elle évolué ? Comment l'hyoïde est-il passé d'un os qui crée une succion à un os qui fait bouger la langue ? Comment les premiers tétrapodes ont-ils avalé ce dont ils se nourrissaient ?
Il est difficile de répondre à ces questions, car très peu de fossiles des premiers tétrapodes ont encore des traces décentes d'hyoïdes. Krijn Michel, biologiste marin de l'université d'Anvers, a tenté une autre approche : il a étudié un poisson-grenouille, le sauteur de vase atlantique. Cette minuscule créature ressemble à un petit butoir avec une paire de nageoires et des yeux globuleux, et vit dans les mangroves de l'Afrique de l'Est, de l'océan Indien et du Pacifique occidental. Le sauteur de vase passe beaucoup de temps sur la terre ferme. Il se hisse sur ses nageoires, se bat, s'accouple et se nourrit à l'air libre.
Krijn Michel a filmé des sauteurs de vase atlantique à l'aide de caméras à grande vitesse alors qu'ils aspiraient des morceaux de crevettes placés sur des surfaces sèches. En visionnant les images, il a remarqué quelque chose d'étrange. Dans les instants qui suivent le moment où un sauteur de vase atlantique se penche en avant et ouvre la bouche, une petite bulle d'eau sort de ses mâchoires ouvertes. L'eau se répand sur le morceau de nourriture, que l'animal enveloppe avec sa bouche. Il aspire ensuite le morceau et l'eau.
L'eau agit comme une langue - une « langue hydrodynamique », selon les termes de Krijn Michel. Elle permet au poisson-grenouille de laper sa nourriture et de l'avaler.
Le biologiste marin a démontré l'importance de cette « langue » en plaçant des bouchées de crevettes sur une surface absorbante et en filmant les sauteurs de vase atlantique à l'aide de caméras à rayons X. Cette fois-ci, lorsque les sauteurs de vase se sont mis à manger, ils se sont déplacés. Et lorsqu'ils se sont penchés, leur gueule pleine d'eau s'est vidée. Ils pouvaient encore saisir les crevettes dans leurs mâchoires, mais ils ne pouvaient pas les avaler. Dans 70 % des cas, ils ont dû retourner dans l'eau avant de pouvoir avaler leur bouchée.
Cela explique pourquoi les sauteurs de vase atlantique remplissent presque toujours leur gueule d'eau avant d'en sortir et de s'aventurer sur la terre ferme. En gardant de l'eau dans leur gueule, ils peuvent avaler plusieurs bouchées avant de devoir retourner à l'eau. Channallabes apus, une espèce de poisson-chat, s'aventure également sur la terre ferme mais n'utilise pas la même astuce : il doit retourner dans l'eau dès qu'il a attrapé sa proie.
« Ces résultats suggèrent que le fait d'avaler de la nourriture à l'air libre a pu constituer un problème important lors de la transition de l'eau à la terre ferme au cours de l'évolution des vertébrés », explique Beth Brainerd, de l'université Brown. « Lorsque les premiers tétrapodes ont commencé à se nourrir sur la terre ferme, ils ont dû trouver un nouveau moyen d'amener les aliments au fond de la gorge pour les avaler. »
Utilisaient-ils l'eau, à l'instar des sauteur de vase atlantique ? Peut-être, mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit de poissons modernes et non de tétrapodes en devenir. Des centaines de millions d'années d'évolution les séparent de nos ancêtres. Tout au plus peuvent-ils donner une idée des stratégies que les premiers tétrapodes ont pu utiliser lorsqu'ils sont arrivés sur la terre ferme.
Une langue entourée d'eau, par exemple, aurait pu constituer une solution provisoire viable, permettant aux animaux de se nourrir avec succès pendant que leur hyoïde se modifiait et qu'ils développaient une langue musculaire. En effet, lorsque Michel a braqué ses caméras à rayons X sur un poisson et un triton pour observer les mouvements de leurs hyoïdes lorsqu'ils mangeaient, il a constaté que les mouvements du triton ressemblaient davantage à ceux du sauteur de vase atlantique. L'os fait les bons mouvements, même s'il n'y a pas d'organe musculaire y étant attaché.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise en 2015.