Les requins du Groenland peuvent vivre 400 ans. Comment est-ce possible ?

Un animal ne peut normalement pas vivre aussi longtemps. Et pourtant, parmi tous les vertébrés présents sur Terre, cette espèce est celle qui vit le plus longtemps, demeurant des siècles dans les profondeurs glacées.

De Jude Coleman
Publication 28 févr. 2025, 10:28 CET
Une toute première analyse du génome complet du requin du Groenland donne aux scientifiques quelques indices ...

Une toute première analyse du génome complet du requin du Groenland donne aux scientifiques quelques indices sur le secret de leur longévité.

PHOTOGRAPHIE DE Sergio Riccardo

Chez les humains, la puberté frappe au bout d’une dizaine d’années. Les requins du Groenland (Somniosus microcephalus), quant à eux, doivent attendre bien plus de cent ans pour cela. Une enfance qui dure près d’un siècle peut sembler relever de la science-fiction mais les requins du Groenland sont les vertébrés qui ont la plus longue durée de vie sur Terre, pouvant selon les estimations aller jusqu’à près de quatre cents ans. Ces poissons passent des siècles à nager dans les eaux glacées des océans Arctique et de l’Atlantique Nord, où ils atteignent des tailles impressionnantes en se développant de presque un centimètre par an. Les requins du Groenland adultes les plus imposants peuvent mesurer davantage qu’une voiture de type berline en termes de longueur et peser plus de 900 kilogrammes.

En temps normal, un animal ne peut vivre aussi longtemps. Au fil du temps, les fonctions physiologiques déclinent et à cela s’ajoute des maladies comme des cancers, entraînant de lourdes conséquences. Pourtant, le requin du Groenland semble défier ce schéma, ce qui signifie qu’il a dû développer des outils génétiques lui permettant d’éviter les affections liées à l’âge.

Il y a peu, une équipe de recherche a trouvé de nouveaux indices génétiques sur leur longévité. Si les récentes découvertes n’offriront pas aux humains de vivre jusqu’à quatre cents ans, elles ouvrent néanmoins aux scientifiques des perspectives fascinantes quant à la manière dont nous pourrions rester en bonne santé plus longtemps.

 

COMMENT ATTRAPER UN ÉNORME REQUIN DU GROENLAND

En 2021, Arne Sahm a décidé de partir à la recherche d’indices sur la longévité des requins, non seulement pour en savoir davantage sur eux, mais aussi pour éventuellement comparer leur biologie à celle d’autres animaux présentant une longue durée de vie, comme le rat-taupe nu (Heterocephalus glaber).

Les requins peuvent nager jusqu’à 2 130 mètres de profondeur et atteindre des mensurations similaires au ...

Les requins peuvent nager jusqu’à 2 130 mètres de profondeur et atteindre des mensurations similaires au gabarit d’une voiture. Leur taille imposante n’a cependant pas empêché les humains de les pêcher. Les Inuit du Groenland, le Canada et l’Islande chassent les requins depuis des décennies pour l’huile de leur foie.

PHOTOGRAPHIE DE Sergio Riccardo

« Il est intéressant d’étudier s’il existe des artifices communs [du point de vue de] l’évolution qui rallongent la longévité des espèces vivant déjà très longtemps », indique Arne Sahm, bio-informaticien à l’Institut Leibniz de recherche sur le vieillissement – Institut Fritz Lipmann (FLI) en Allemagne.

Il avait en premier lieu besoin d’un génome complet de requin du Groenland, ce dont les scientifiques ne disposaient pas avant ce travail. Pour assembler le génome, il a d’abord dû prélever des échantillons frais sur des requins, mais attraper un poisson d’une tonne pouvant nager à des profondeurs allant jusqu’à 2 130 mètres n’est pas une mince affaire.

« On met dix hameçons sur une palangre », explique John Fleng Steffensen, biologiste marin à l’université de Copenhague, au Danemark, qui a travaillé avec Arne Sahm sur le projet et a passé les deux dernières décennies à capturer ces requins pour la recherche. « On les appelle des hameçons à requins ; ils sont énormes ». Y sont accrochés de gros morceaux de viande avariée dont une odeur nauséabonde se dégage. Un ensemble de cordes et de chaînes très résistantes font descendre la collation malodorante sur des dizaines de mètres, puis la remonte à la surface avec un requin, voire plusieurs, dans son sillage.

Pour les recherches de Arne Sahm, John Fleng Steffensen et d’autres pêcheurs ont capturé des requins dans les fjords du sud du Groenland et ont envoyé des échantillons de cerveau à l’équipe. Celle-ci en a ensuite extrait l’ADN afin de compiler et examiner avec attention le génome de ces poissons. Elle a publié ses résultats sur un serveur de prépublication en septembre.

 

INDICES GÉNÉTIQUES SUR LA SOURCE DE LA LONGÉVITÉ DES REQUINS

Si un génome représentait un mode d’emploi, l’ADN serait les mots et les gènes les paragraphes. Pour la première fois, l’équipe a reconstitué en intégralité celui des requins du Groenland, soit leur génome chromosomique. Ils ont découvert que ce manuel était près de deux fois plus épais que celui d’un être humain, comptant 22 634 gènes et presque 6,45 milliards de paires de bases. Ces dernières forment les « barreaux » de l’« échelle d’ADN » à la structure en double hélice composée de deux brins, ou en d’autres termes, de manière individuelle, les lettres d’une « page » d’ADN.

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    Une fois le génome assemblé, l’équipe a commencé à chercher des indices sur la longévité exceptionnelle des requins. Un élément est ressorti : une grande quantité de « gènes sauteurs », ou transposons. La plupart des organismes, y compris les humains, en possèdent : il s’agit de séquences d’ADN capables de se dupliquer et de se déplacer d’un endroit à un autre du génome. Les transposons peuvent introduire une diversité génétique mais également être nuisibles si le nouvel emplacement des gènes perturbe le reste d’une séquence. Ce serait comme copier, puis coller, une expression provenant d’un autre endroit du texte au milieu d’une phrase, la rendant absurde, illustre Arne Sahm.

    Ces transposons pourraient néanmoins jouer un rôle bénéfique chez le requin du Groenland. Bon nombre des duplications présentes chez ces derniers comprenaient des gènes liés à la réparation de l’ADN. Ainsi, au lieu d’engendrer une perturbation, ils ont peut-être créé des gènes utiles supplémentaires qui pourraient hypothétiquement ralentir le vieillissement. Si l’ADN est endommagé, cela peut causer des problèmes au niveau des cellules, dont le cancer. L’équipe de recherche pense que, plus un génome est préservé, plus la durée de vie d’un organisme peut être longue.

    Un gène appelé TP53 a également attiré son attention. Présenté comme le « gardien du génome », il est indispensable pour prévenir le cancer. Nombre d’animaux en sont dotés, notamment les humains, les éléphants et les baleines. Le gène TP53 contient des instructions pour la protéine p53, qui intervient dans la suppression des tumeurs et la réparation de l’ADN. Il agit, soit en empêchant les cellules dont l’ADN est endommagé de se diviser davantage jusqu’à ce qu’il soit réparé, soit en provoquant leur mort. Cela les empêche de croître de manière incontrôlable et de former une tumeur.

    Chez le requin du Groenland, une partie de la séquence du gène TP53 est modifiée en ce qui concerne la manière dont elle fonctionne habituellement chez les autres animaux. En se servant d’un modèle d’intelligence artificielle, l’équipe de recherche a prédit que la mutation pourrait avoir un impact sur la structure de la protéine p53 et sur la façon dont elle intervient dans la réparation de l’ADN, ce qui pourrait prolonger la durée de vie. Arne Sahm fait cependant remarquer qu’il ne s’agit que de prédictions : pour comprendre davantage cette modification, il leur faudrait l’expérimenter sur des cellules en laboratoire.

     

    UN SAVOIR QUI POURRAIT ÊTRE MIS AU SERVICE DE LA SANTÉ HUMAINE

    Percer le secret de la longévité du requin du Groenland peut aider les scientifiques à comprendre celle d’autres animaux et pourrait être bénéfique aux humains. Cela ne nous permettra toutefois pas de vivre durant des siècles.

    Les requins sont trop éloignés des êtres humains et nos organismes sont trop différents pour établir des comparaisons directes, affirme Arne Sahm. Plutôt que d’être une des clefs menant à la fontaine de jouvence, le génome du requin vient s’ajouter aux autres données génomiques des animaux possédant une longue durée de vie. Les scientifiques peuvent se livrer à des comparaisons entre ceux-ci et les humains afin d’en apprendre davantage sur le processus de vieillissement. Ils ont par exemple la possibilité de rechercher des gènes qui sont présents chez les animaux dotés d’une grande longévité, mais pas chez ceux dont la durée de vie est courte, et qui pourraient permettre d’éviter les affections liées à l’âge.

     « L’objectif n’est pas de faire vivre les gens plus longtemps mais de les maintenir en bonne santé sur une plus longue durée », précise Paul Robbins, biologiste moléculaire à l’université du Minnesota, qui n’a pas participé à l’étude. La recherche sur la longévité humaine vise principalement à améliorer l’espérance de santé, soit la durée de vie pendant laquelle une personne jouit d’une bonne santé. Un des aspects de la recherche sur la longévité consiste par exemple à trouver un équilibre entre longue durée de vie et prévention du cancer. Étant donné qu’il existe des chevauchements au niveau de nos gènes liés à la longévité, le TP53 tient par exemple son importance. Le génome du requin pourrait permettre de faire apparaître des cibles afin de développer des traitements relatifs à l’espérance de santé, comme des médicaments ou des thérapies géniques, avance Paul Robbins.

    D’autres animaux faisant l’objet d’études pour leur longévité, les résultats qui découlent de celles-ci peuvent également contribuer à ces recherches, ajoute-t-il. À titre d’exemple, les scientifiques peuvent comparer le requin du Groenland à des espèces présentant une courte durée de vie, comme les souris, à la recherche de différences. Leur génome peut aussi être comparé à celui d’autres requins ou d’autres espèces marines dont la durée de vie est longue, comme la baleine du Groenland (Balaena mysticetus), pour rechercher des similitudes.

    Le nouveau génome de requin constitue « un instrument exceptionnel à avoir dans notre boîte à outils », s’enthousiasme Andrea Bodnar, biologiste cellulaire et directrice scientifique du Gloucester Marine Genomics Institute, dans le Massachusetts, qui n’a pas participé aux recherches. Elle étudie la longévité des animaux marins, notamment celle de l’oursin rouge géant (Mesocentrotus franciscanus), qui peut vivre jusqu’à 200 ans. « Ces espèces possédant une longue durée de vie ont vraiment [toutes] trouvé des solutions différentes pour réussir à vieillir en bonne santé et résister au cancer. »

    D’autres études sont nécessaires pour confirmer la fonction des protéines trouvées dans le génome du requin du Groenland. Examiner l’expression génique pourrait être l’une des prochaines étapes durant laquelle des cultures cellulaires seraient utilisées ou des gènes insérés dans d’autres animaux modèles.

    « C’est merveilleux d’avoir un génome, c’est une ressource essentielle pour les études futures », déclare Andrea Bodnar. « Mais ce n’est réellement que le début. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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