Les havres de paix pour les animaux doivent-ils être interdits aux randonneurs ?
Dans le Montana, un bras de fer oppose locaux et conservationnistes au sujet d’une portion du Pacific Northwest Trail. L’avenir de la forêt nationale de Kootenai est au cœur des discussions.
Les Cabinet Mountains dominent la forêt nationale de Kootenai, non loin de la vallée de Yaak dans le Montana.
Véritable merveille de la nature, le Pacific Northwest Trail (PNT) traverse l’une des rares forêts pluviales tempérées intérieures du continent américain. Sur près de 2 000 km, il serpente le long de la frontière canadienne, franchit des montagnes accidentées et de vastes vallées dans le Montana, l’Idaho et l’État de Washington, avant de rejoindre l’océan Pacifique.
Depuis sa désignation en 2009, le PNT a rencontré un pâle succès par rapport aux autres sentiers longue distance très appréciés comme le Pacific Crest Trail et l’Appalachian Trail. Alors que les espaces extérieurs ont gagné en popularité à travers le pays à cause de la pandémie, une portion du PNT d’environ 110 km, qui traverse la vallée de Yaak dans le Montana, est devenu un sujet sensible.
Le bras de fer grandissant qui oppose ces acteurs met en lumière une question centrale en matière de conservation. Dans l’un des lieux les plus sauvages et reculés des États contigus, les locaux tentent de définir l’« usage public » et de déterminer qui peut décider de l’avenir d’une forêt.
PROTÉGER LES GRIZZLIS
Fruit de l’imagination de Ron Strickland, concepteur de sentiers, le PNT a bien failli ne jamais voir le jour. En 1980, un rapport du Service des forêts des États-Unis a qualifié le sentier d’inutile, trop onéreux et trop dangereux et a conclu qu’il représentait une menace pour les grizzlis et les caribous (désormais éteints dans la zone). Mais Strickland ne s'est pas laissé décourager. Il a contesté les conclusions du rapport et a fait pression pendant des décennies pour voir son rêve de randonnée devenir réalité.
Aujourd’hui, les randonneurs qui connaissent le sentier - environ 75 par an selon les estimations - profitent « des montagnes, de l’eau de mer, des sommets enneigés, de l’aventure et d’excitation [suscitée par le sentier] », dont Strickland faisait l’éloge.
Mais, alors que la pandémie nous pousse vers de vastes espaces extérieurs, les conservationnistes s’inquiètent de l’arrivée de nouveaux aventuriers. L’été dernier, Nicholas Kristof, chroniqueur au New York Times, a ainsi rédigé une tribune au sujet du sentier, racontant la randonnée qu’il avait entreprise sur le PNT à ses milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Et avec la sortie, cette année, d’un documentaire d’aventure sur le sentier intitulé « Thru », qui bénéficie du soutien d’équipementiers de plein air, le PNT devrait devenir encore plus populaire.
Selon les conservationnistes, cet engouement risque de conduire à des rencontres entre les randonneurs et les grizzlis. « Les prairies alpines de Yaak sont trop petites pour être partagées en même temps par des humains et des ours », déclare Rick Bass, écrivain et porte-parole du Yaak Valley Forest Council (Conseil de la forêt de la vallée de Yaak), qui se bat pour protéger la vallée qu’il glorifie dans plusieurs de ses livres.
Des fougères tapissent le sol forestier à Ross Creek Cedar Grove, dans la forêt nationale de Kootenai.
Il y a 40 ans, les grizzlis ont failli disparaître de la vallée. Depuis, grâce à l’action des organismes fédéraux et d’État, un rétablissement fragile de la population des ours a eu lieu. Alors qu’ils étaient moins d’une dizaine d’individus, les ours sont désormais environ 60 dans toute la région. Selon les spécialistes, environ 30 ursidés évoluent dans les environs du sentier. L’objectif est de porter la population totale dans la vallée à 100 individus.
Les biologistes de la région n’ont rapporté aucune rencontre randonneur-ours sur le PNT ni un flot important de randonneurs poussant les ours à quitter la zone. Mais, en fin d’année dernière, des locaux ont découvert le corps d’une ourse dans une voie privée. Les autorités soupçonnent un acte de braconnage et l’enquête se poursuit.
« Je commence toujours cette conversation en disant que si cela dépendait de moi, je ne voudrais sans doute pas qu’un sentier national traverse l’habitat des grizzlis dans le Yaak », confie Wayne Kasorm, biologiste du programme de la zone. « Le problème, c’est que cette décision ne me revient pas. Et comme le Congrès a déjà désigné le sentier… Il est trop tard. »
Des grizzlis, comme celui-ci photographié dans le Wyoming, vivent dans la vallée de Yaak. Cette espèce est menacée.
Les membres du Yaak Valley Forest Council espéraient pouvoir mieux gérer le flot de randonneurs en attaquant en justice le Service des forêts des États-Unis pour l’itinéraire en retard de neuf ans ainsi que la constitution d’un comité consultatif composé d’acteurs régionaux, deux initiatives censées voir le jour. Selon Rick Bass, il est illégal d’exploiter un sentier sans cette base. Intentée en 2019, l’action en justice suit son cours.
« Nous voulons qu’ils cessent de faire la publicité du sentier et de son emplacement actuel, car aucun plan n’existe », confie Rick Bass. « Ce n’est pas conforme. C’est comme si vous conduisiez une voiture avec un permis invalide. »
UN DÉROUTAGE CONTESTÉ
À terme, le conseil souhaite dérouter le sentier hors de la vallée de Yaak, de manière à ce qu’il fasse une boucle vers le sud le long de la rivière Kootenai. Cette proposition est soutenue par la tribu Kootenai dans l’Idaho.
La portion du sentier qui fait l’objet de contestations traverse actuellement des lieux de cueillette de myrtilles autochtones traditionnels ainsi que des sites à la grande importance religieuse et culturelle en haute montagne. Des éléments qui n’ont pas été pris en compte par le Congrès avant qu’il ne désigne le sentier.
« Lorsque le Congrès désigne des choses sur un territoire autochtone protégé par des droits religieux et culturels, nous estimons que ses membres devraient en discuter avec les tribus. Cela réglerait bon nombre de ces problèmes », estime Billy Barquin, avocat de la tribu.
La Pacific Northwest Trail Association, une organisation à but non lucratif responsable de l’entretien de l’itinéraire actuel, juge inutile de dérouter la portion qui traverse la vallée de Yaak, qu’elle considère comme la plus belle du sentier. Selon ses membres, le nombre de randonneurs qui empruntent chaque année le sentier ne devrait pas exploser, et ce pour deux raisons principales : il existe peu de points de départ dans le parc national de Glacier et la période pendant laquelle les marcheurs peuvent circuler sans neige est courte.
La brume dérive au-dessus de la vallée de Yaak, alors qu’une tempête de vent automnale s’installe au lever du soleil.
Jeff Kish est le directeur exécutif de l’association. Selon lui, des randonneurs empruntaient déjà le sentier avant qu’il ne soit désigné par le Congrès et « aucun conflit entre les ours et les usagers n’a été enregistré ».
« Ils essaient de nous faire croire que ce sera mieux », confie Jeff Kish au sujet des déroutages proposés. « Ils disent que ce sera mieux pour les randonneurs, pour les ours, pour l’économie locale. Mais c’est faux. »
Dérouter le sentier priverait de revenus certaines entreprises installées dans les petites communautés comme celle de Yaak, estiment les locaux, et notamment Dallas Carr, maire de la ville de Troy. Le PNT serpente dans la forêt nationale de Kootenai, y compris dans la forêt pluviale intérieure de Yaak, qui s’étend sur une superficie presque trois fois plus grande que celle de l’État de Rhode Island.
La forêt était autrefois pourvoyeuse de nombreux emplois valorisés et bien rémunérés. Mais, à la fin des années 1990, l’exploitation forestière a décliné dans la région et un bras de fer oppose le secteur aux organismes de conservation depuis des décennies.
« J’ai vécu, travaillé, ri et pleuré avec des personnes qui ont déménagé, car il n’y avait pas de travail », confie Dallas Carr. « Personne ne reste », ajoute-t-il.
« Nous avions déjà trouvé un compromis », renchérit Josh Letcher, commissaire du comté. « Nous avons abandonné chaque moulin du comté de Lincoln. »
DES TERRES PUBLIQUES
Pour Martin Nie, professeur de politique des ressources naturelles et directeur du Bolle Center for People & Forests à l’université du Montana, cette lutte est un microcosme des types de conflits qui caractériseront les terres publiques à l’avenir.
Fervent routard, Martin Nie pense qu’en raison « du nombre inédit d’espèces protégées et menacées, associé à la disparition des terres non fédérales et au développement qui s’y produit, à l’augmentation des utilisations récréatives, et [à la] popularité des terres publiques fédérales, des décisions devront être prises. »
(À lire : Voyage : l'Amérique des grands sentiers.)
« Ici, il est demandé aux randonneurs et aux amateurs d'activités en plein air de faire les mêmes sacrifices pour les ours et la conservation que ceux qui ont été demandés à de multiples usagers des terres publiques, des secteurs de l’exploitation forestière à l’élevage en passant par les usagers motorisés », explique le professeur. « Nous pouvons chiffrer les différents impacts et coûts écologiques, mais la question suivante demeure au cœur du débat : sommes-nous prêts à abandonner quelque chose pour en sauver une autre ? »
Dans Le livre de Yaak, Rick Bass écrit que la vallée sauvage est un lieu à sauvegarder et non à visiter. Il espère que sa prose inspirera les revendications politiques sans attirer les visiteurs. Mais comment pouvons-nous protéger les arbres et les ours si nous ne les observons pas par nous-mêmes ?
Krisanne Rice a fait une randonnée sur le PNT en 2017. Cette fervente militante des terres publiques et ancienne garde-forestière du Parc national et réserve de Denali prend conscience de la valeur de conservation des lieux en s’y rendant. « Ce sont des terres Publiques, avec un “P” majuscule… Elles n’appartiennent à personne », déclare-t-elle.
Pour l’instant, la situation est bloquée. Tout déroutage majeur nécessite le passage d’une autre loi par le Congrès. Et même si cela devait être le cas, les directives du conseil consultatif concerneraient « le sentier dans son ensemble et n’incluraient sans doute aucun conseil relatif aux problèmes de gestion du site, comme des déroutages spécifiques », indique Stephen Baker, attaché de presse régional pour le Service des forêts de l’USDA.
La controverse et les désaccords sont source de frustration pour les randonneurs et les habitants de longue date comme Randy Beacham. « Il y a quelques années, les trois quarts de la population du Yaak ignoraient l’existence de ce sentier national. J’aimerais qu’un compromis soit trouvé », confie-t-il.
Kylie Mohr est une journaliste spécialiste des questions d’environnement, boursière chez E&E News et diplômée de l’université du Montana. Suivez-la sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.