Inédit : des trafiquants d'espèces sauvages condamnés à défendre la cause animale
Aux États-Unis, des trafiquants d'espèces sauvages ont été condamnés à des travaux d'intérêt général afin de mettre leurs compétences au service de la cause animale.
Yuan Xie a introduit clandestinement en Chine des centaines de tortues en provenance des États-Unis, dont des individus de l'espèce Terrapene carolina carolina comme ceux-ci. Il a été condamné à des heures de travaux d'intérêt général en collaboration avec une chercheuse spécialisée dans les crimes contre la faune sauvage.
Il a fallu attendre exactement 16 minutes après le début de la réunion Zoom pour que le sujet du contrôleur judiciaire de Yuan Xie soit abordé.
Xie, un trafiquant de tortues condamné par la justice, bouge sur son siège.
« Je ne sais pas à quelle fréquence nous sommes censés entrer en contact avec votre contrôleur judiciaire, mais je pense que nous devrions être en mesure de montrer que nous faisons de bons progrès », lui explique Meredith Gore, spécialiste de la criminalité liée aux espèces sauvages. Xie collabore avec elle dans le cadre d’un projet de recherche sur le commerce illégal d’espèces sauvages en ligne.
L’homme acquiesce.
Chaque semaine, ils se réunissent pour discuter des messages annonçant la vente d’espèces sauvages interdites découverts par Xie sur différents réseaux. Une grande partie de la conversation du jour porte sur les annonces pour la vente de tortues protégées, comme les centaines d’individus que Xie a fait passer en Chine depuis son domicile d’Eugene, dans l’Oregon, avant d’être arrêté par des agents du Fish and Wildlife Service des États-Unis en 2018.
En septembre dernier, un juge fédéral a condamné Xie à cinq ans de probation fédérale, à verser une amende de 15 000 dollars (environ 14 450 euros) à un fonds fédéral de lutte contre la criminalité faunique, et environ 2 000 dollars (environ 1 950 euros) à des groupes chargés de s’occuper des tortues interceptées par les forces de l’ordre. Le juge a également ordonné à Xie d’effectuer 500 heures de travaux d’intérêt général.
Ces travaux d’intérêt général ne sont pas ordinaires. Le juge a demandé à ce qu’une partie au moins de ce temps se fasse aux côtés de Meredith Gore, une professeure de l’université du Maryland dont le travail consiste à comprendre et à prévenir des crimes contre la faune sauvage. Pour Xie, cela impliquait de parcourir Facebook, WeChat et d’autres réseaux à la recherche de messages publicitaires pour des produits illégaux issus de la faune sauvage, puis à enregistrer ses découvertes dans une base de données partagée avec Meredith Gore et ses confrères.
Ces peines, qui obligent les trafiquants condamnés à participer à la recherche sur la criminalité liée aux espèces sauvages, sont une nouvelle tactique en phase de test avec Xie et deux autres personnes condamnées, avec le soutien du bureau du procureur des États-Unis dans l’Oregon et du Fish and Wildlife Service.
Ces Terrapene carolina carolina comptaient parmi les 769 tortues que Xie et un coaccusé ont fait passer en contrebande en Chine en 2017 et 2018.
De mars à juin 2018, les tortues trafiquées par le couple comprenaient 17 Terrapene carolina de Floride, 13 tortues ponctuées, 13 Malaclemys terrapin, deux tortues des bois nord-américaines et une tortue mouchetée, selon les documents judiciaires. Cette photographie a été prise à Shanghai en juin 2018.
« Le travail de Meredith est révolutionnaire », affirme Andrew Lemieux, qui coordonne un groupe de recherche sur la criminalité liée aux espèces sauvages à l’Institut néerlandais pour l’étude du crime et des forces de l’ordre. Selon Gore et d’autres spécialistes de la criminalité liée aux espèces sauvages, c’est la première fois qu’un pays ou une autorité utilise la justice restaurative pour lutter ainsi contre cette forme de criminalité.
« J’ai été agréablement surprise que nous ayons pu intégrer cette mesure dans la condamnation », se réjouit Pam Paaso, assistante du procureur des États-Unis qui a instruit le dossier de Yuan Xie. Elle ajoute que c’est Paul Monturoi, agent spécial du Fish and Wildlife Service, qui lui avait suggéré cette idée. « Je pense que c’est une bonne chose d’approfondir les causes profondes, de comprendre les raisons pour lesquelles ces personnes font ce genre de choses, afin d’empêcher que ça se reproduise à l’avenir », ajoute Paaso.
Monturoi a également demandé l’avis de Gore, qui affirme avoir sauté sur l’occasion de compléter son travail en passant du temps avec les personnes qui ont commis des crimes.
« Le système actuel ne fonctionne pas », estime Gore, mais avec ce programme, nous en apprenons davantage sur ces crimes et donnons aux délinquants l’occasion d’apporter leur aide à la cause.
« Comprendre ce qui pousse certaines personnes à s’impliquer dans le trafic d’espèces sauvages est essentiel pour empêcher les individus et les groupes de s’impliquer en premier lieu », a déclaré le Fish and Wildlife Service dans un communiqué. Adapter la partie « travaux d’intérêt général » de la peine d’une personne inculpée, lorsque c’est possible, aide à soutenir la mission de l’agence.
On ne sait pas encore exactement ce que les chercheurs et les forces de l’ordre apprendront de cette approche, ni de quelle manière celle-ci pourra être appliquée dans les politiques de prévention du crime à l’avenir. Mais, selon les mots de Gore, « j’observe beaucoup plus d’éléments sur les motivations, les attitudes, les comportements, et tout simplement les émotions qui accompagnent ce phénomène ».
« Je serai impatient de voir les résultats et ce que nous pouvons en tirer », affirme Sheldon Jordan, expert canadien en criminalité liée aux espèces sauvages et coordinateur analytique à Interpol.
Delcianna Winders, professeure à la faculté de droit du Vermont, estime que les approches de justice réparatrice ont « longtemps été négligées » dans le domaine de la criminalité liée aux espèces sauvages, mais qu’elles pourraient jouer un rôle important dans l’élaboration de meilleures politiques, ainsi que pour aider aussi bien les victimes que les auteurs de ces crimes.
En plus de Xie, deux autres personnes condamnées pour des crimes contre la faune sauvage participent à ce programme. En avril 2021, Agnes Yu a plaidé coupable d’avoir vendu des écailles de pangolin importées illégalement aux États-Unis. Avec son mari, Ken, elle possède et dirige le Wing Ming Herbs, une boutique de médecine traditionnelle chinoise à Portland, dans l’Oregon. Agnes Yu a été condamnée à une amende de 5 000 dollars (environ 4 900 euros) et à trois ans de probation fédérale. Elle travaille actuellement avec Gore de manière bénévole : un service communautaire qui pourrait réduire sa période de probation, selon les documents du tribunal.
Darren Dennis Drake, un troisième trafiquant établi dans l’Oregon, a plaidé coupable en mars d’avoir importé et exporté illégalement des centaines de scorpions vivants depuis l’Allemagne. Le 22 juin, il a été condamné à deux ans de probation, à 250 heures de travaux d’intérêt général, dont le programme de Meredith Gore, ainsi qu’à une amende de 5 000 dollars.
LE FONCTIONNEMENT DU PROGRAMME
En général, Meredith Gore se réunit avec ses étudiants ou d’autres collaborateurs de recherche chaque semaine pour des séances Zoom d’une heure avec les délinquants pour apprendre de leurs expériences.
Lorsque Xie faisait entrer clandestinement en Chine des tortues originaires des États-Unis, il emballait les animaux vivants dans des chaussettes. Certains mouraient pendant le transport, une conséquence qu’il dit regretter profondément, d’autant plus qu’il a lui-même eu des tortues comme animaux de compagnie.
Selon lui, après avoir plaidé coupable de conspiration pour la contrebande de 769 tortues en violation de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), il a voulu accomplir ses travaux d’intérêt général le plus rapidement possible. Il reconnaît que la mission, qui consiste à faire des recherches en ligne sur les ventes illégales d’espèces sauvages, est tout à fait logique puisque c’est exactement ce qu’il faisait pour son propre commerce illicite.
Ken Yu, le mari d’Agnes Yu, n’a pas été accusé de ce crime mais il participe tout de même aux réunions à distance d’Agnes avec Gore ou ses étudiants deux ou trois fois par mois. Selon lui, l’une des raisons pour lesquelles il participe est pour servir de traducteur car il est plus à l’aise en anglais que sa femme. Ils discutent notamment de la façon dont Agnès s’est appuyée sur son expertise en tant que propriétaire de magasin pour acquérir des produits de la faune, explique Gore.
Depuis l’arrestation de sa femme, Ken dit qu’ils vérifient régulièrement auprès du Fish and Wildlife Service si les produits de la faune qu’ils prévoient d’acheter pour leur boutique sont légaux ou non. On leur répond souvent de demander à leurs fournisseurs les documents d’exportation et d’importation des produits afin de vérifier si les permis sont en règle. Cependant, ces derniers sont réticents à partager cette information, selon Ken, notamment car ils suspectent qu’il essaie de les écarter du processus de vente en passant directement par leurs sources. « Ce n’est pas ce que nous faisons, mais c’est ce qu’ils craignent ».
Les Yu espèrent que leur travail avec Gore montrera aux autorités les difficultés auxquelles sont confrontés les propriétaires de boutiques de médecine traditionnelle, et aidera les entreprises comme la leur à rester du bon côté de la loi. « Nous souhaitons mieux éduquer les gens, et nous pensons que nous n’étions pas assez informés dans ce domaine, ce qui nous a valu des ennuis », déclare Ken Yu.
En outre, la formation continue devrait selon lui être une obligation pour les boutiques de médecine traditionnelle. Les autorités, telles que le Fish and Wildlife Service ou des représentants de la ville ou de l’État, pourraient organiser régulièrement des séances obligatoires destinées à informer les propriétaires des restrictions à l’importation ainsi que des modifications apportées aux lois nationales ou internationales sur le commerce des espèces sauvages.
Ryan Bounds, le procureur adjoint des États-Unis qui a instruit l’affaire des Yu, estime que le point de vue de ces propriétaires de magasins est précieux. Agnes Yu peut fournir « un aperçu de ce qui motive le trafic, en tant que petit commerce sur ce marché, ainsi que de la manière dont le trafic est entrepris ».
De son côté, Gore pense que de nombreux enseignements peuvent être tirés des entretiens avec les délinquants eux-mêmes, et que cette forme de justice restaurative pourrait également être une bonne solution pour d’autres États. La question clé, d’après elle, est la suivante : « À quoi devrait ressembler la justice pour la conservation ? ».
Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.