Chez les orques, la ménopause repose sur une rivalité mère-fille
L’étude de traces de morsures sur les nageoires d’un petit groupe d’orques montre qu’une fois ménopausées les mères dépensent de l’énergie pour protéger leurs fils, mais pas leurs filles, ni les petits de leur progéniture.
Un groupe d’orques et un veau, ainsi que l’on nomme les petits des orques, se nourrissent de larges bancs de harengs dans les eaux froides du large de la Norvège. Les orques (ou épaulards) sont l’une des six espèces animales à continuer de vivre après la ménopause. Des chercheurs tentent de comprendre en quoi cela bénéficie à l’espèce.
De notre point de vue anthropocentrique, l’aptitude à faire jaillir de l’encre ou à changer de couleur peut sembler étrange, mais voilà qui peut sembler encore plus bizarre chez un animal : la ménopause.
« C’est un trait extraordinairement rare dans le monde naturel », fait observer Charli Grimes, éthologue de l’Université d’Exeter. Seuls six animaux (les humains et cinq espèces d’odontocètes) survivent aux années pendant lesquels ils peuvent se reproduire.
Les orques (Orcinus orca), qu’on appelle également épaulards, font partie de ces animaux. Depuis un certain temps déjà, on les étudie en détail afin de découvrir en quoi le fait de continuer à vivre après la ménopause bénéficie à leur espèce. Cet examen approfondi a révélé un nouveau pouvoir de la ménopause, un phénomène souvent représenté de manière négative dans la culture populaire.
Charli Grimes et ses collègues ont identifié une façon jusqu’alors inconnue qu’ont ces aînées d’aider leur groupe : elles empêchent leurs fils de se blesser lorsqu’ils se battent avec d’autres orques.
Ils y sont parvenus en examinant certaines marques caractéristiques présentes sur leur épiderme. Celles-ci ressemblent à s’y méprendre aux traces laissées par un râteau, mais il s’agit en réalité de cicatrices laissées par les dents de rivaux.
Cependant, cette protection est réservée aux fils. Filles et petits-enfants ne sont pas concernés.
« Ça a été proprement saisissant de constater que ces femelles concentrent ce soutien social sur leur progéniture masculine. »
DES CICATRICES ET UN DEMI-SIÈCLE DE DONNÉES
L’étude, publiée dans la revue Current Biology, porte exclusivement sur des orques résidentes du Sud, une population menacée des eaux américaines du Pacifique Nord-Ouest. En sont à l’origine des chercheurs de l’Université d’Exeter, de l’Université d’York et du Centre de recherche sur les orques de l’État de Washington.
Les épaulards sont des superprédateurs. Et puisque cette population en particulier se nourrit exclusivement de poissons, elle ne risquait pas d’avoir été mordue par des prédateurs plus haut placés dans la chaîne alimentaire.
Une orque (Orcinus orca) frappe la surface de la mer avec sa queue (marquée par des cicatrices dues à des morsures) après avoir bondi hors de l’eau. Des chercheurs se sont aperçu que les orques mâles dont la mère est ménopausée ont moins de traces de morsures, signe que les mères jouent un rôle protecteur auprès de ces derniers.
« Nous pouvons affirmer avec certitude que ces marques de râteau trouvent leur origine au sein de la population elle-même », affirme Charli Grimes. Les marques en question sont dues à des affrontements ou bien peut-être à une forme de jeu qui finit par dégénérer. Mais sans observer les interactions des orques, il est difficile de trancher.
« C’est une chose que nous voulons vraiment explorer davantage, notamment à l’aide de drones afin d’observer directement ce comportement », indique Charli Grimes.
Le Centre de recherche sur les orques recueille des informations sur ce groupe d’orques depuis quarante-sept ans et possède près de 7 000 photos des 103 membres qui composent cette population. Les chercheurs connaissent si bien chaque orque qu’ils sont capables de les identifier à leur nageoire dorsale et au motif blanc qui se trouve derrière et qu’on appelle la selle.
Dans le cadre de cette étude, les chercheurs ont mesuré la densité de ces « marques de râteau », c’est-à-dire le nombre de pixels où de telles traces étaient présentes sur une photographie donnée, chez des spécimens individuels. Ils ont découvert que les mâles dont la mère ménopausée évoluait au sein du même groupe présentaient moins de marques de râteau que les mâles dont la mère était encore fertile.
Il n’y avait en revanche pas de différences entre les cicatrices des mâles dont la mère était encore en âge de se reproduire et ceux appartenant à des groupes dépourvus de mères.
« Ça a été une surprise », rapporte Deborah Giles, directrice scientifique de l’association Wild Orca qui n’a pas pris part à l’étude. « Je ne me serais attendue à rien d’autre qu’une mère, un point c’est tout. »
Selon elle, les mères non ménopausées pourraient être « occupées à prendre soin de leurs petits actuels », tandis que les femelles plus âgées « ont davantage de temps et d’intérêt ».
Brad Hanson, biologiste de la faune à l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) n’ayant pas pris part à l’étude, reconnaît qu’il n’aurait pas pensé que les marques de dents pouvaient affecter la forme physique générale des orques au vu de ce que subissent d’autres espèces bien plus marquées.
Il est d’ailleurs bien conscient des dégâts que peut provoquer une plaie cutanée. En 2016, une orque équipée d’une balise satellite surveillée dans le cadre d’un programme lancé par Brad Hanson plus d’une décennie auparavant est morte d’une infection fongique qui s’est propagée par le biais de la balise.
« Ça a été bouleversant, c’est le moins que l’on puisse dire. Et cela a clairement mis en évidence la vulnérabilité à laquelle ces animaux sont en proie en ce qui concerne les blessures cutanées. »
C’est quand même mieux quand on a l’aide de maman.
Pour Brad Hanson, cette étude vient garnir nos « connaissances sur la complexité et sur les stratégies à l’œuvre dans les sociétés d’orques et montre d’une nouvelle manière pourquoi les femelles ménopausées sont importantes ».
POURQUOI CE TRAITEMENT PARTICULIER EST-IL RÉSERVÉ AUX FILS ?
Cette étude a également montré qu’il n’existait pas de différence en matière de cicatrices chez les jeunes femelles, qu’importe le statut reproductif de leur mère ; signe qu’aucune protection particulière ne leur était accordée.
De précédentes recherches conduites sur la même population ont montré que le même phénomène se produit dans les autres rôles que jouent les femelles ménopausées dans la société matriarcale des orques.
D’une part, ces femelles conduisent leur groupe vers d’importantes zones de recherche de nourriture, un rôle particulièrement important quand le saumon, principale proie du groupe, vient à manquer. Ces mères coupent le saumon en deux à l’aide de leurs dents et en donnent la moitié à leur fils, qui continuent à être nourris ainsi bien après avoir atteint l’âge adulte, tandis que les filles ont tendance à devenir plus indépendantes quand elles atteignent la maturité sexuelle.
Filles et fils restent avec le même groupe durant toute leur vie, mais les mâles peuvent se reproduire avec plusieurs femelles n’en faisant pas partie. Cela signifie que la prise en charge de la progéniture échoit à un autre groupe, un avantage pour toute famille d’orques cherchant à rogner sur les coûts. Cela donne également à une mère plus de chances de transmettre ses gènes par ses fils que par ses filles.
« Les mâles ont un plus grand potentiel reproductif que les femelles, et les femelles préfèrent s’accoupler avec des mâles plus âgés et plus grands, explique Deborah Giles. Si [les femelles ménopausées] parviennent à faire en sorte que leurs mâles soient bien nourris et à les garder éloignés des conflits, alors ces derniers ont davantage de chances de trouver assez de nourriture pour grossir et vieillir. »
Cet article de recherche vient « étayer cette idée que les femelles s’occupent préférentiellement de leurs fils adultes dans le but d’améliorer leur forme physique et de transmettre leurs gènes », explique Deborah Giles.
Mais quid de la famille élargie ? S’il est bien possible que les orques ménopausées aident leurs petits-enfants en leur transmettant des connaissances écologiques, par exemple en leur montrant les endroits où trouver de la nourriture, cette étude montre en revanche que les blessures ne sont pas moins nombreuses chez ces derniers si une grand-mère ménopausée vit avec eux.
De manière intéressante, il semble que ces mères ménopausées ne s’impliquent pas physiquement pour protéger leurs fils lorsqu’ils subissent une agression ; de précédentes recherches ont montré qu’elles sont les membres du groupe ayant le moins de cicatrices.
Il est possible qu’elles utilisent leur connaissance des dynamiques sociales pour gérer les conflits ou « qu’elles envoient des signaux pour aider [leurs fils] à se sortir d’un comportement risqué ou à l’éviter », explique Charli Grimes. Par analogie, on peut noter que chez les chasseurs-cueilleurs, par exemple, les femmes ont tendance à apaiser les conflits sociaux vocalement et à l’aide gestes physiques.
Quid de l’âge auquel débute la ménopause chez les orques ? D’après Charli Grimes, de même que pour les femmes humaines, pour qui la ménopause survient entre 40 et 50 ans, la ménopause des orques se produit vers l’âge de 40 ans.
Nous, les humains, constituons peut-être bien un cas particulier, mais nous sommes en formidable compagnie.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.