La cochenille des agrumes : un insecte dans un insecte dans un insecte

Chez cette espèce étonnante d'insectes, deux bactéries s'allient à leur hôte et modifient leur génome pour pouvoir reposer sur les caractéristiques des autres : la version insecte d'une poupée russe.

De Ed Yong
Publication 24 mai 2022, 11:30 CEST
La cochenille des agrumes.

La cochenille des agrumes.

PHOTOGRAPHIE DE Ryuichi Koga, Institut national des sciences et technologies industrielles, Japon

La cochenille des agrumes ressemble à une pellicule ambulante, ou peut-être à un cloporte qu’on aurait roulé dans la farine. C’est aussi la version insecte d’une poupée russe. Si vous regardez attentivement dans ses cellules, vous trouverez une bactérie appelée Tremblaya princeps. Et si vous regardez dans Tremblaya, vous trouverez une autre bactérie appelée Moranella endobia.

Les deux bactéries ne sont pas seulement des squatteurs de passage chez la cochenille. Ce sont des symbiotes : des éléments constants des cellules de l’insecte, et nécessaires à sa survie. Le trio coopère pour fabriquer des nutriments essentiels, tels que les acides aminés. Cela implique une chaîne de réactions chimiques, et des enzymes des trois partenaires sont nécessaires pour compléter chaque étape. Autrement dit, c’est comme une seule chaîne de production avec des machines provenant de trois fabricants différents. Les matières premières entrent ; les acides aminés sortent.

Et comme si cela n’était pas assez compliqué, certaines de ces machines sont construites à l’aide d’instructions génétiques prêtées par trois autres groupes de bactéries. Ces microbes vivaient probablement dans les ancêtres de la cochenille et ont transféré certains gènes dans le génome de l’insecte. Ainsi, six branches différentes de l’arbre de la vie se sont réunies pour permettre à ce partenariat de produire les nutriments dont ils avaient tous besoin. « C’est presque trop fantastique », déclarait John McCutcheon, de l’université d’Arizona, alors de l’université du Montana, et qui a étudié cette hiérarchie.

« C’est vraiment le genre de découverte qui aurait stupéfié Charles Darwin ou les premiers généticiens », affirmait Nancy Moran de l’université du Texas, alors de l’université de Yale, spécialisée dans l’étude des symbiotes des insectes.

 

TROIS EN UN

Les squatteurs de la cochenille ont été observés pour la première fois au microscope dans les années 1950, mais seule Moranella a été reconnue comme une bactérie. On pensait alors que Tremblaya était créée par l’insecte. C’est Carol von Dohlen, de l’université d’État de l’Utah, qui a reconnu ce partenaire intermédiaire pour ce qu’il était, et a décrit l’agencement de « insecte dans un insecte dans un insecte ».

En 2011, von Dohlen et McCutcheon ont séquencé les génomes de Tremblaya et de Moranella et ont découvert que cette dernière était presque quatre fois plus grosse, et ce même si elle se trouvait à l’intérieur de la première. En fait, Tremblaya possède le plus petit génome bactérien connu à ce jour. De nombreuses espèces réduisent leur génome en l’organisant de manière extrême ; en entassant leurs gènes dans des espaces de plus en plus étroits. Mais le génome de Tremblaya, bien que minuscule, était également flasque. Il comportait de nombreux espaces inutiles et des gènes morts.

Il lui manque également certains gènes fondamentaux, dont un groupe entier essentiel à la construction des protéines. Ces gènes sont vieux de plusieurs milliards d’années et étaient présents chez le dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants. Ils sont aussi indispensables à la vie que les gènes peuvent l’être. Il devrait y en avoir vingt : certains symbiotes en ont perdu quelques-uns, et Tremblaya n’en a aucun. Alors, comment survit-elle ?

Pour McCutcheon, Moranella prend probablement le relais, et c’est son équipe, dirigée par Filip Husnik, scientifique tchèque alors étudiant, qui l’a confirmé. Ils ont étudié la cochenille Phenacoccus avenae, dont les cellules contiennent également Tremblaya, mais pas Moranella. Le génome de cette Tremblaya est lui aussi très petit, mais il est tout de même plus grand et plus étroitement organisé que celui de la Tremblaya de la cochenille des agrumes. Elle donne également à Phenacoccus avenae toutes les enzymes que la cochenille des agrumes obtient grâce à ses deux partenaires.

Ainsi, à un moment de l’Histoire, les cochenilles ont été colonisées par Tremblaya et les deux ont établi un partenariat durable. Tremblaya a perdu un grand nombre de ses gènes lui permettant de vivre en liberté et son génome s’est considérablement réduit. Plus tard, Moranella est entrée dans leur alliance. En s’appuyant sur les gènes de cette nouvelle partenaire, Tremblaya a pu perdre encore plus de ses propres gènes et devenir extrêmement petite.

Cellules de la cochenille, montrant Tremblaya (en rouge), Moranella (en vert) et le noyau de la cochenille (en bleu).

PHOTOGRAPHIE DE Ryuichi Koga, Institut national des sciences et technologies industrielles, Japon

OU PLUTÔT… SIX EN UN ?

Dans certains cas, les symbiotes ont déplacé leurs gènes vers les génomes de leurs hôtes, de sorte que les gènes manquants de Tremblaya ont pu se retrouver dans l’ADN de la cochenille. En effet, l’équipe a découvert que le génome de la cochenille contenait au moins vingt-deux gènes d’origine bactérienne. Mais, fait surprenant : aucun de ces gènes ne provenait de Tremblaya, ni de Moranella !

Ils provenaient en réalité de trois lignées distinctes de bactéries. Ces trois groupes contiennent des membres qui colonisent régulièrement les cellules des insectes, mais on n’en trouve aucun dans la cochenille aujourd’hui. Peut-être ont-ils colonisé les ancêtres de l’insecte, leur fait don de leurs gènes, et ont disparu par la suite. « Ces gènes sont comme les fantômes des symbiotes passés », expliquait Molly Hunter, de l’université de l’Arizona. De nombreux exemples de bactéries ayant fait don de leurs gènes à des animaux existent, mais « ce degré est impressionnant, d’autant plus qu’il provient de tant de sources différentes », ajoutait-elle.

Ces gènes empruntés ne restent pas inactifs. Ils participent également à la fabrication d’acides aminés, bouchant ainsi des manques dans la chaîne de production que ni Tremblaya ni Moranella ne sont capables de combler. La cochenille des agrumes est en fait un mélange de six espèces différentes, dont trois qui ne sont même plus présentes !

 

QUEL NOM LEUR DONNER ?

L’histoire de la vie est pleine de bactéries qui sont devenues des résidents permanents d’autres cellules. Nos propres cellules, ainsi que celles de tous les animaux, plantes et champignons, contiennent de petites structures appelées mitochondries, qui étaient autrefois des bactéries libres. Aujourd’hui, ce sont des organites : des compartiments au sein de cellules plus grandes qui effectuent des tâches spécialisées. Par exemple, les mitochondries sont des batteries qui nous fournissent de l’énergie.

Alors, la bactérie Tremblaya est-elle un symbiote, ou est-elle déjà devenue un organite ? « La distinction est une question de débat et de définition », déclarait Martin Kaltenpoth de l’Institut Max-Planck d’écologie chimique. Tremblaya vit en permanence à l’intérieur d’autres cellules, aide son hôte à survivre et a perdu de nombreux gènes. Chacun de ces éléments la place dans la catégorie des organites.

Mais il y a aussi deux grandes différences. Lorsque les bactéries libres se sont transformées en mitochondries, elles ont rétréci en transférant un grand nombre de leurs gènes dans leurs hôtes. Tremblaya n’a pas fait ça : elle est devenue petite parce qu’elle s’est appuyée sur Moranella. De plus, les organites ont tendance à être permanents et irremplaçables : si toutes vos mitochondries disparaissaient soudainement, vous mourriez très rapidement. Mais Tremblaya peut être remplacée. Chez certaines cochenilles, une autre bactérie l’a usurpée. « Je ne veux pas l’appeler un organite », dit McCutcheon.

Plutôt que de chipoter sur les noms que l’on pourrait leur donner, il est plus important pour lui de définir les détails de ce partenariat, et de nombreux mystères restent encore à résoudre. Par exemple, comment Moranella partage-t-elle exactement ses enzymes avec Tremblaya ? Après tout, Moranella ne fabrique aucune des protéines transporteuses qui exportent normalement les molécules. En 2011, l’équipe a suggéré que Moranella pourrait simplement éclater, libérant son contenu dans Tremblaya. « C’était une spéculation. Nous ne pouvions tout simplement pas penser à une autre solution », déclare McCutcheon.

Mais ils avaient peut-être raison. La paroi cellulaire de Moranella, la couche qui maintient ses entrailles à l’intérieur, est constituée de peptidoglycanes, des molécules que la bactérie ne peut pas fabriquer par elle-même. Au lieu de cela, elle s’appuie sur des gènes de la cochenille, y compris ceux qui ont été prêtés par d’autres groupes bactériens ! En désactivant ces gènes, la cochenille pourrait déstabiliser Moranella, la faire éclater et libérer son contenu vers Tremblaya. Peut-être qu’elle contrôle la relation entre ses symbiotes actuels en utilisant des gènes empruntés à ses anciens symbiotes.

Cela ne détruirait-il pas Tremblaya aussi ? Non, car la bactérie a perdu tellement de gènes essentiels qu’elle ne peut pas fabriquer sa propre paroi ou membrane cellulaire. Selon McCutcheon, elle obtient ces barrières grâce à la cochenille. Si c’est vrai, ce serait incroyable, car cela signifierait que Tremblaya s’appuie sur la cochenille pour définir ses propres limites. Sans son hôte, elle ne serait qu’un tas de molécules flottant dans un liquide.

« Il s’agit encore de spéculations, mais au moins nous pouvons désormais faire des expériences », déclare McCutcheon. Il pourrait, par exemple, désactiver les gènes de fabrication du peptidoglycane de la cochenille et voir ce qu’il advient du nombre de Moranella.

Suite à ses observations, les pairs de John McCutcheon étaient déjà très impressionnés. « John est bien connu pour ses contributions exceptionnelles à la compréhension de l’évolution des mutualismes intracellulaires chez les insectes, et il s’agit là d’un autre excellent travail de son groupe », déclarait Kaltenpoth. « J’ai trouvé que cet article était un chef-d’œuvre », ajoutait Hunter.

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise en 2013.

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