La conservation des espèces menacées ne devrait pas dépendre de leur popularité

Les efforts de conservation profitent principalement aux espèces les plus emblématiques, comme les pandas et les tigres, au détriment des espèces moins charismatiques.

De Christine Dell'Amore
Publication 19 avr. 2021, 11:48 CEST
Les nécrophores d’Amérique adultes nourrissent leur progéniture, un comportement parental extrêmement inhabituel chez les insectes.

Les nécrophores d’Amérique adultes nourrissent leur progéniture, un comportement parental extrêmement inhabituel chez les insectes.

PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

Équivalent du vautour chez les insectes, le nécrophore d’Amérique était autrefois présent dans 35 États américains. Aujourd’hui, ce coléoptère qui se nourrit de tous types de carcasses dans les plaines fruitières est considéré comme en danger critique par l’Union internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). À cause, entre autres, de la réduction de son habitat, de l’utilisation des pesticides et de la pollution lumineuse, il n’existe plus que quatre populations disséminées de ce recycleur naturel.

Comme le tigre, le nécrophore d’Amérique arbore des rayures orange et noires. Comme le tigre, ses effectifs diminuent. Mais le coléoptère est méconnu du grand public, alors que le tigre est un symbole immédiatement reconnaissable de la préservation des espèces.

Cette différence de traitement est un exemple de la domination des espèces emblématiques, ces animaux charismatiques utilisés notamment par les organisations à but non lucratif et les organismes gouvernementaux afin de susciter l’intérêt du grand public pour la conservation animale. La plupart d’entre eux appartiennent à seulement trois ordres de mammifères : les primates, les prédateurs et les ongulés. Pourquoi ? Parce que les Hommes sont attirés par les animaux de grande taille, dont les yeux sont situés à l’avant de la tête et qui présentent des traits « humains », des animaux auxquels ils peuvent s’identifier en somme. Comme l’explique Hugh Possingham, scientifique en chef pour l’État du Queensland, en Australie, « il est difficile de regarder une plante dans les yeux ».

Considéré comme en danger critique, le tamarau n’est désormais présent que dans une seule région montagneuse de l’île Mindoro, aux Philippines. Selon les scientifiques, ce buffle nain a le potentiel de devenir une espèce emblématique en raison de sa rareté et de son apparence unique.

PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

En tant que rédactrice et éditrice spécialiste de la faune sauvage, mon travail a toujours porté sur les espèces de l’ombre. Pourtant, rares sont ceux qui partagent mon point de vue. La plupart des fonds des organisations à but non lucratif destinés à la protection animale servent aux espèces « vedettes », telles que les grands singes, les éléphants, les fauves, les rhinocéros et les pandas géants. Le tigre est souvent désigné comme l’animal le plus populaire auprès du public dans les sondages, et l’Inde, qui abrite la majeure partie des effectifs de l’espèce, a dépensé plus de 40 millions d’euros rien que pour la conservation du grand félin en 2019.

C’est très bien, mais dans le même temps, de nombreuses espèces de poissons, de reptiles, d’amphibiens et d’oiseaux moins connues meurent dans l’indifférence. C’est notamment le cas du crocodile des Philippines, dont il ne reste plus qu’une centaine d’individus, ou de l’ange de mer, désormais disparu dans la mer du Nord et dont l’aire de répartition englobait autrefois les eaux européennes. Dans ce concours de popularité, les plantes et les invertébrés figurent dans le bas du classement : ainsi, en Amérique du Nord, il est peut-être déjà trop tard pour une moule d’eau douce. À l’échelle mondiale, ce sont plus de 35 500 espèces végétales et animales qui sont sur le point de disparaître à tout jamais.

Nous sommes donc confrontés à un dilemme. Le financement des efforts de conservation est insuffisant : les organismes fédéraux reçoivent en moyenne moins du quart des fonds nécessaires au rétablissement des espèces menacées. Il en va de même pour la philanthropie privée : en 2019 aux États-Unis, seuls 3 % des dons ont servi à la protection des animaux et de l’environnement. Comment pouvons-nous décider des espèces à sauver avec une cagnotte limitée ? La réponse est loin d’être évidente. Elle dépend de la probabilité de survie d’un animal, de sa contribution à notre économie (pour le saumon de l’Atlantique par exemple), des préférences personnelles des décideurs et, plus souvent, de celles des hommes et des femmes politiques.

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    Le tri, bien que controversé, constitue une solution potentielle à ce problème. Il consiste à déterminer rapidement quelles espèces peuvent être sauvées ou non. Lorsque le nombre de condors de Californie, des charognards qui assurent la bonne santé de leur habitat, avait chuté pour atteindre 22 individus à l’état sauvage dans les années 1980, on a débattu de la nécessité d’investir de manière accrue dans la reproduction en captivité de l’espèce ou de ne rien faire. La proposition de la reproduction l’emporta finalement et plus de 500 condors de Californie sauvages vivent désormais en Californie, dans l’Utah, en Arizona et dans le nord du Mexique. Cette décision est souvent saluée comme intelligente.

    Dans d’autres cas, les décisions de conservation non éclairées ou ponctuelles peuvent aboutir à une mauvaise utilisation des fonds, estime Leah Gerber, scientifique de la conservation à l’université d’État de l’Arizona.

    L’U.S. Fish and Wildlife Service a ainsi dépensé plus de quatre millions de dollars (environ 3,3 millions d’euros) par an pour accroître la population de la chouette tachetée du Nord, une espèce endémique des forêts primaires du nord-ouest de la côte Pacifique. Malgré l’investissement, Leah Gerber indique que le nombre d’individus n’augmente pas et que cet effort est considéré comme un « échec onéreux ». À l’inverse, le gouvernement a alloué environ 140 000 dollars (117 000 euros) par an à la conservation du coryphantha ramillosa, une espèce menacée de cactus endémique du Texas. Malgré ces fonds plutôt modestes, la scientifique indique que le rétablissement du cactus ne nécessite plus que quelques dizaines de milliers de dollars d’investissement supplémentaires.

    Afin de mieux identifier les espèces pouvant être sauvées sans être influencés, Leah Gerber et d’autres conservateurs ont mis au point plusieurs outils analytiques. Ils utilisent la méthode du sac à dos pour en « avoir le plus pour leur argent » en matière de sauvegarde d’espèces, indique la scientifique. Celle-ci s’inspire de la nécessité, pour un randonneur, de n’emporter avec lui que les objets les plus importants. L’algorithme employé par cette méthode identifie les stratégies de conservation les plus efficaces en s’appuyant sur plusieurs facteurs, comme les fonds nécessaires au rétablissement d’une espèce et la probabilité qu’elle disparaisse.

    Cousin du tigre de Tasmanie avec des airs d’écureuil, le numbat, ou myrmécobie à bandes, est le dernier marsupial carnivore sur Terre. Il a disparu de plus de 99 % de son aire de répartition.

    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    Hugh Possingham a mis au point un modèle similaire, un protocole de priorisation des projets, qui est utilisé par les gouvernements australien et néozélandais. Celui-ci atténue la pression et la controverse entourant le choix des espèces à sauver en se concentrant sur le rapport coût-efficacité. « La méthodologie employée correspond exactement à celle que vous utilisez lorsque vous achetez des pommes de terre, du riz et de la viande. C’est juste du bon sens », explique le scientifique.

    Une autre approche consiste à classer par ordre de priorité les espèces menacées en fonction de leur singularité. Le programme EDGE (Evolutionarily Distinct and Globally Endangered species, ou espèces à l'évolution distincte et menacées de disparition en français) concerne ainsi les plantes et les animaux dont les proches parents sont peu nombreux et qui sont susceptibles de représenter une branche entière de l’histoire de l’évolution à eux seuls. La disparition d’espèces EDGE comme l’aye-aye de Madagascar, le numbat d’Australie, le Bec-en-sabot du Nil d’Afrique ou encore la salamandre géante de Chine pourrait provoquer la suppression « d’une foule de bénéfices dans l’arbre de vie que nous n’avons pas encore étudiés », indique Nisha Owen, membre de l’organisation britannique à but non lucratif On the EDGE Conservation. Elle donne l’exemple de l’axolotl, une salamandre endémique du Mexique en danger critique d’extinction, dont les propriétés régénératrices pourraient faire avancer la médecine humaine.

    Selon Nisha Owen, le modèle du triage permet de savoir quelles sont les espèces que nous allons « abandonner », tandis que le modèle EDGE identifie celles sur lesquelles il faut concentrer nos efforts. En notant les espèces en fonction de leur singularité évolutive et du niveau de menace qui pèse sur elles, le modèle EDGE donne la priorité aux animaux ayant les notes les plus élevées. La conservatrice estime que 90 des 100 espèces dont la sauvegarde est une priorité absolue doivent faire l’objet d’efforts de conservation plus importants.

    Plus grand oiseau terrestre d’Amérique du Nord avec ses 2,90 m d’envergure, le condor de Californie est toujours en danger critique d’extinction. Pour accroître les effectifs de l’espèce, les scientifiques ont relâché en Californie, dans l’Utah et en Arizona, des condors nés en captivité.

    PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore, National Geographic Photo Ark

    D'aucuns estiment que les efforts de conservation doivent porter sur les écosystèmes dans leur globalité et non pas sur des espèces individuelles. D’autres défendent la méthode du parapluie, selon laquelle les plus petits animaux vivant au sein de l’habitat d’une espèce emblématique bénéficient de la protection de cette dernière.

    Mais cela ne fonctionne pas toujours. Prenez le très apprécié panda géant : les nombreux efforts fournis par la Chine pour sauver son icône nationale lui ont partiellement permis de protéger la plupart des oiseaux et mammifères endémiques des forêts où vit l’ursidé blanc et noir, comme le faisan de Lady Armherst et le rhinopithèque de Roxellane, précise Stuart Pimm, conservateur à l’université Duke.

    À l’inverse, la grenouille violette, une espèce menacée que l’on ne trouve que dans l’aire de répartition des tigres du Bengale dans les Ghats occidentaux, en Inde, n’a pas bénéficié des investissements massifs réalisés dans l’habitat des félins, poursuit le conservateur. Cela s’explique par les besoins très différents de l’amphibien et du tigre : pour prospérer, le premier nécessite un territoire parsemé de ruisseaux rapides et exempt de routes.

    Stuart Pimm met toutefois en garde contre l’utilisation des failles éventuellement présentes dans les méthodes de conservation les plus élaborées et les plus rationnelles comme « excuse pour ne pas avoir à prendre de décisions difficiles ». Il estime que les données ne doivent pas être utilisées seules, au risque de donner aux organismes gouvernementaux le feu vert pour laisser des espèces disparaître, et même de fournir une raison scientifique à une décision politique.

    Je pense que la plupart de ceux qui se soucient des animaux sont d’accord pour dire que le charisme est une question de perception. Mais, alors, ne pourrions-nous pas allonger la liste des animaux intéressants, voire beaux ? Selon Bob Smith, conservateur à l’université du Kent, c’est tout à fait possible. Il existe même un nom pour ces espèces : les espèces Cendrillon. Ces dernières sont principalement des animaux menacés très appréciés du grand public mais dont le potentiel d’espèces emblématiques est ignoré. C’est notamment le cas du tamarau, de l’âne sauvage d’Afrique et du raton laveur pygmée. Le conservateur en est convaincu, « les espèces moins connues et qui paraissent moins intéressantes peuvent faire de bons animaux emblématiques si l’on redouble les efforts marketing ».

    Récemment, Bob Smith a enterré un autre mythe sur les espèces emblématiques dans une étude : celles-ci n’aident pas à faire connaître les régions les plus menacées et les plus riches d’un point de vue biodiversité. Grâce au modèle de priorisation qu’il a créé, le conservateur a démontré que les zones de conservation les plus importantes au monde abritent plus de 500 espèces emblématiques et espèces Cendrillon, d’oiseaux et de reptiles. En outre, attirer davantage l’attention sur celles-ci peut accroître les financements et favoriser les campagnes publiques de protection des habitats naturels.

    Ne vous y trompez pas, sauver les pandas et les tigres reste admirable. « J’ai choisi la conservation parce que j’aimais ces espèces », reconnaît ainsi Bob Smith. « C’est très bien, mais en tant que conservateurs, notre travail consiste à faire aimer les autres espèces au public ».

     

    Explorateur National Geographic et photographe, Joel Sartore est le fondateur de la National Geographic Photo Ark, un projet photographique pluriannuel dont l’objectif est d’encourager le grand public à s’investir dans la sauvegarde des espèces menacées avant qu’il ne soit trop tard. Photo Ark bénéficie du soutien de la National Geographic Society depuis 2012.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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