La menace du silure plane sur les écosystèmes d’eau douce européens

Le plus grand poisson d’eau douce du continent, originaire d'Europe de l’Est, est une espèce invasive qui menace des populations de poissons déjà en déclin.

De Stefan Lovgren
Publication 15 janv. 2021, 16:47 CET
Le silure glane, une espèce indigène en Europe de l’Est, peut mesurer jusqu’à 3 mètres de long.

Le silure glane, une espèce indigène en Europe de l’Est, peut mesurer jusqu’à 3 mètres de long.

PHOTOGRAPHIE DE Stephane Granzotto, Npl, Minden Pictures

Frédéric Santoul se tenait sur un pont médiéval de la ville d’Albi, dans le sud de la France, lorsqu’il assista à la technique féroce de nourrissage du plus grand poisson d’eau douce d’Europe.

Le pont surplombait un îlot au milieu du Tarn, sur laquelle déambulaient des pigeons, qui ne remarquèrent pas qu’un groupe de silures glanes se rapprochait de la berge caillouteuse. Soudain, un poisson bondit hors de l’eau et atterrit sur la terre ferme, saisissant un pigeon dans un nuage de plumes, avant de retourner dans la rivière en se tortillant, sa prise dans la bouche.

« Je savais que les orques pouvaient s’échouer [pour attraper des phoques], mais je n’avais jamais vu ce type de comportement chez des poissons », confie Frédéric Santoul, écologue spécialiste des poissons à l’université de Toulouse. Le scientifique passa le reste de l’été à documenter le phénomène.

Lorsque l’écologue assista à cette scène, il y a presque 10 ans, les silures glanes étaient une espèce assez mystérieuse en Europe de l’Ouest, où elle a été introduite dans les années 1970 par des pêcheurs à la ligne. Pouvant atteindre jusqu’à 3 mètres de long pour 270 kg, ce poisson originaire d’Europe de l’Est a gagné une dizaine de pays du sud et de l’ouest du Vieux Continent en l’espace de 50 ans.

Dans son habitat d’origine, l’espèce n’est pas considérée comme problématique. Elle y est pêchée et élevée pour être consommée. Là-bas, les populations sont relativement stables depuis des décennies et rien ne semble indiquer qu’elles exercent une prédation excessive sur d’autres poissons indigènes.

Mais, dans les cours d’eau récemment colonisés, ces envahisseurs aquatiques s’attaquent à des espèces de poissons migrateurs menacées et importantes d’un point de vue commercial. C’est notamment le cas de la grande alose et du saumon atlantique, dont la population européenne est en fort déclin, précise Frédéric Santoul.

L’écologue craint que le prédateur élimine de nombreuses espèces de poissons indigènes d’Europe de l’Ouest. Les écosystèmes fluviaux, qui pâtissent déjà des impacts des barrages, de la pollution des eaux et de la surpêche, seraient alors profondément altérés.

« Les effets cumulés de ces facteurs pourraient provoquer un effondrement des populations de poissons d’ici 10 ans », met en garde Frédéric Santoul.

 

UN PRÉDATEUR HORS PAIR

En 1974, un pêcheur à la ligne allemand relâcha plusieurs milliers d’œufs de silures glanes dans le fleuve Ebro en Espagne. D’autres pêcheurs, voulant attraper de si gros poissons, firent de même dans les rivières d’autres pays. Et le poisson se mit à proliférer.

À l’image de nombreuses espèces invasives, les silures glanes se portent à merveille dans les rivières altérées par l’Homme. La température de l’eau et le taux d’oxygène y sont respectivement trop élevée et trop faible pour les espèces indigènes, qui auraient alors quitté les lieux. Le silure glane, qui grandit très vite, a une longue espérance de vie (sans doute jusqu’à 80 ans). Il se reproduit facilement grâce aux femelles qui pondent des centaines de milliers d’œufs à la fois.

Des silures glanes encerclent un îlot dans le Tarn et s’apprêtent à attraper des pigeons inconscients ...

Des silures glanes encerclent un îlot dans le Tarn et s’apprêtent à attraper des pigeons inconscients du danger.

PHOTOGRAPHIE DE Remi Masson, Npl, Minden Pictures

Ce sont cependant leurs aptitudes de chasse qui leur octroient leur plus impressionnant avantage. Comme tous les siluriformes, les silures glanes disposent de sens très développés, notamment pour détecter les vibrations générées par leurs proies. Ils présentent également « une capacité formidable à s’adapter à de nouvelles sources de nourriture », indique Frédéric Santoul. Le scientifique a ainsi décrit la manière dont le silure glane se nourrit de corbicules asiatiques, une autre espèce invasive.

Ce siluriforme exerce aussi une forte prédation sur les poissons migrateurs qui arrivent de l’océan et remontent les rivières pour frayer. Le saumon atlantique, qui comptait autrefois peu de prédateurs ; la lamproie marine, un poisson sans mâchoire primitif menacé en Europe ; et la grande alose, une espèce à la grande valeur commerciale, figurent au menu.

Les silures glanes ont également adopté de nouvelles stratégies de chasse, attraper des pigeons sur terre par exemple, qui n’ont pas été observées dans leur aire de répartition d’origine.

Dans la Garonne, ils attendent parfois à l’intérieur d’un tunnel pour poissons afin d’attraper et de tuer des saumons migrant à travers une centrale hydroélectrique.

Une étude publiée en novembre 2020 avance que dans ce même fleuve, les silures glanes ont appris à cibler les grandes aloses lorsqu’elles sont en train de frayer à la surface de l’eau de nuit, profitant ainsi de l’inattention des poissons, occupés par leurs parades nuptiales. Une analyse du contenu stomacal de plus de 250 des prédateurs avait révélé que les grandes aloses représentaient plus de 80 % de leur régime alimentaire. « Un festin de géants », avait alors décrit l’étude.

« Toutes ces études parviennent à la même conclusion : les siluriformes européens sont devenus une réelle menace pour des espèces de poissons migrateurs importantes », déclare Frédéric Santoul.

Il précise toutefois que nous n’avons rien à craindre des silures glanes. Malgré leur réputation de bête à la tête large et à la gueule béante attaquant et tuant même des humains, « ils sont inoffensifs et se montrent curieux envers nous. Vous pouvez nager avec eux dans la rivière », indique l’écologue.

 

EXCEPTION PARMI LES MÉGA-POISSONS

Le silure glane n’est pas l’unique grand poisson invasif qui perturbe les écosystèmes d’eau douce. La perche du Nil, introduite dans le lac Victoria et d’autres lacs d’Afrique de l’Est dans les années 1960 pour la pêche sportive, a provoqué en l’espace de 20 ans de présence l’effondrement des populations d’au moins 200 espèces indigènes de cichlidés.

Cependant, dans la majorité des cas, les grands poissons d’eau douce sont en déclin. Menacés par les espèces invasives, la réduction de leur habitat et la surpêche, ces « méga-poissons » ont vu leur nombre chuter de 94 % depuis 1970 selon une étude parue en 2019.

En raison de leurs capacités d’adaptation et de prolifération, « les silures glanes font figure d’exception parmi les méga-poissons », déclare Zeb Hogan. Cet explorateur National Geographic et biologiste spécialiste des poissons à l’université du Nevada est à l’origine du Megafishes Project (Projet pour les méga-poissons) et étudie la plupart des grands poissons d’eau douce les plus menacés de la région du Mékong, en Asie du Sud-Est.

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    Les écosystèmes d’eau douce dans leur entièreté figurent parmi les plus menacés au monde. L’introduction d’espèces exotiques a été identifiée comme l’une des principales causes à cela, confie Zeb Hogan.

     

    UNE PROLIFÉRATION QUI SE POURSUIT

    Avec le changement climatique, les scientifiques estiment que les variations écologiques telles que la hausse des températures et la modification des régimes pluviométriques, pourraient créer des conditions encore plus favorables à la prolifération des silures glanes.

    « Le changement climatique touche les espèces différemment. Certaines espèces exotiques sont susceptibles d’accroître davantage leur aire de répartition par rapport aux espèces indigènes », explique Rob Britton, écologue spécialiste des espèces de poissons invasives à l’université de Bournemouth, au Royaume-Uni.

    Selon toute vraisemblance, les silures glanes, qui ont besoin d’une eau à 20°C minimum pour frayer, colonisent des rivières belges et néerlandaises où ils n’étaient pas présents. Ce phénomène est rendu possible par le réchauffement de l’eau, indique Frédéric Santoul.

    Il ajoute que les silures glanes frayeraient désormais plusieurs fois par an en France, là aussi grâce aux rivières qui restent plus chaudes plus longtemps.

    Dans la péninsule ibérique, où vivent plus de 40 espèces de poissons d’eau douce endémiques, cet envahisseur aquatique aurait déjà fait une victime, estime Emili García-Berthou, écologue aquatique à l’université de Gérone en Espagne.

    « Nous prévoyons une prolifération en amont considérable du silure glane, qui est présent en abondance dans le bras principal de l’Ebro », poursuit le scientifique. C’est dans ce fleuve que l’espèce a été introduite.

     

    UN MANQUE D'ACTIONS

    Peu de solutions existent pour contrer le phénomène, d’après les conservationnistes. En Espagne et en Italie notamment, un important business de pêche à la ligne avec remise à l’eau des prises s’est développé autour des silures glanes. Les gouvernements et le secteur de la pêche semblent peu enclins à éliminer l’espèce. Si elle est consommée pour sa chair en Europe de l’Est, la pratique n’a jamais vraiment pris ailleurs sur le continent.

    Frédéric Santoul insiste sur le besoin d’une coopération plus étroite entre les pays européens pour préserver les écosystèmes d’eau douce et faire face aux menaces qui pèsent sur les poissons migrateurs, comme les barrages. Selon le scientifique, aucun effort n’est actuellement mené pour éradiquer le silure glane.

    « Je m’inquiète pour ces espèces migratrices dont les populations avaient déjà décliné avant l’introduction du silure glane », confie Frédéric Santoul. « Si nos plans en matière de conservation ne font l’objet d’aucune coordination au niveau européen, nous ne pourrons pas les sauver ».

     

    Collaborateur régulier de National Geographic, Stefan Lovgren s’intéresse particulièrement aux problématiques de conservation des écosystèmes d’eau douce. Il couvre actuellement le Mékong, en Asie du Sud-Est, dans le cadre du projet de l’USAID intitulé « Wonders of the Mekong » (Les merveilles du Mékong). Suivez le projet sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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