Le gnou, l'improbable roi de la savane
Antilope à l'allure gauche, le gnou est le plus important des animaux du Serengeti. Ses migrations séculaires gouvernent un cycle de vie complexe.
Des gnous dévalent une rive de la Mara, en quête d’eau et de pâturages. Chaque année, ils sont quelque 1,3 million à suivre les pluies saisonnières en dessinant une boucle partant de la Tanzanie et passant par le Kenya. Il s’agit de la plus grande migration terrestre du monde.
La ligne apparut à l'horizon, tel un fil gris tendu sur un patchwork aux tons vert pâle. Alors que l’avion s’en approchait, elle se mua en une colonne de quelques centaines d’animaux, serpentant à travers la plaine. «Des gnous!», cria Charlie par-dessus le bourdonnement du moteur. « C’est un petit groupe. » Nous nous trouvions au nord du cratère du Ngorongoro, en Tanzanie. Comme nous étions en mars, nous savions que les gnous allaient bientôt se diriger vers le nord-ouest pour traverser le parc national du Serengeti et pénétrer ensuite au Kenya. Et ils étaient là, les uns derrière les autres, formant un convoi parfaitement rectiligne.
Depuis des milliers d’années, les troupeaux de gnous bleus sillonnent le vaste écosystème du Serengeti dans le sens des aiguilles d’une montre (chaque animal parcourt environ 2 800 km), suivant les pluies, broutant l’herbe, fertilisant la terre et devenant des proies en nombre pour les prédateurs. Et là, foulant les pistes immémoriales de ses ancêtres, ce troupeau allait migrer vers le nord-ouest. Mais pas cette fois.
« Pourquoi vont-ils vers le sud ?, criai-je à Charlie.
– Va savoir !, répondit-il. Ils cherchent de l’herbe. Il n’y a pas grand-chose à manger ici. »
J’étais venu en Tanzanie pour assister à la grande migration des gnous et j’avais rejoint le photographe Charlie Hamilton James, qui couvrait leur longue marche depuis deux ans. Nous avions décollé de la ville d’Arusha avec le Kilimandjaro à l’horizon. La terre s’était d’abord déployée en un luxuriant camaïeu de vert, entre fermes caféières et zones de forêt dense, puis, après notre survol du cratère du Ngorongoro, elle avait laissé place à de vastes plaines.
Il y a un mois, la zone était encore un tapis d’herbes hautement nutritives. Mais les pluies avaient cessé et le sol paraissait désormais desséché, tout juste ponctué de maigres touffes d’herbes. À découvert, la colonne de gnous ressemblait à une tribu perdue, cible facile pour une troupe de lions ou une meute de hyènes.
J’aperçus alors un gnou sortir de la file. Il regarda autour de lui et partit dans la direction opposée, comme s’il avait réalisé que le groupe faisait fausse route. Le troupeau ignora le rebelle et poursuivit son chemin. Ce gnou, pensai-je, était condamné.
Vu le parcours semé d’embûches qui les attendait, beaucoup d’autres gnous du troupeau étaient eux aussi voués à la mort. À la merci de la météo, ils allaient devoir souvent modifier leur itinéraire et parcourir de longues distances pour trouver des pâturages. Ils seraient sans cesse harcelés par les prédateurs. Ces dernières années, ils avaient aussi dû faire face à des obstacles provoqués par les humains (des clôtures érigées pour protéger les cultures et le bétail) et à la concurrence des troupeaux de moutons et de chèvres en pleine expansion.
Mus par la faim et un besoin primaire d’avancer, les gnous courent à grandes foulées, épaule contre épaule. Grâce à leurs capacités musculaires, ils peuvent tenir jusqu’à cinq jours sans boire. Mais le troupeau se disperse en un instant s’il flaire un lion ou un guépard.
Mais le défi le plus redoutable serait sans doute une épreuve séculaire : la rivière Mara, que les animaux doivent franchir pour atteindre les meilleures pâtures, dans la réserve nationale du Masai Mara, au Kenya, puis traverser à nouveau pour retourner en Tanzanie. Charlie Hamilton James, qui filme et photographie le Serengeti depuis plus de vingt ans, a assisté à des dizaines de traversées et vu des milliers de gnous se diriger avec insouciance, les uns derrière les autres, vers une issue fatale. « J’y étais l’année dernière et des centaines de cadavres étaient amassés sur les berges ou flottaient dans la rivière », m’a-t-il raconté. « Un vrai cauchemar ! »
Les jeunes et les plus faibles sont nombreux à être piétinés quand les gnous dévalent dans un chaos indescriptible les berges boueuses et abruptes de la rivière. Des centaines d’entre eux se noient ensuite ou sont happés par les crocodiles qui infestent ses eaux tumultueuses. Et nombre de ceux qui parviennent à atteindre la rive opposée sont pourchassés par les lions et les hyènes en embuscade.
Charlie m’a parlé d’une fois où il avait vu un survivant d’une épuisante traversée changer d’avis de façon inexplicable quelques minutes plus tard, repasser par les mêmes épreuves, pour mourir en tentant de retourner à l’endroit qu’il venait de quitter. « Ils ne sont clairement pas très futés », me dit-il.
Là est la grande énigme des gnous : leur migration annuelle est un magnifique exemple du mécanisme complexe de la nature. Mais, observés de près, ce sont des êtres à l’apparence bizarre, qui peuvent sembler désespérément stupides. Pourtant, depuis des millénaires, ils habitent ces paysages rudes et impitoyables. En repensant à ce gnou solitaire qui avait pris la tangente, je n’ai pu m’empêcher de me demander : comment cette improbable espèce a-t-elle survécu ?
Les nombreux gnous morts dans la rivière Mara offrent un festin aux vautours et aux crocodiles. En une journée, de 6 000 à 9 000 gnous peuvent se piétiner les uns les autres et se noyer, à cause de la force des courants.
Peu après le lever du soleil sur le Masai Mara, je buvais un café avec Ekai Ekalale, un guide kényan, en regardant des gnous brouter devant notre Land Rover. Ils étaient assez proches pour que nous puissions les entendre mastiquer l’herbe. Une heure auparavant, nous avions vu deux lionnes tuer un jeune buffle du Cap, avant de se le faire voler par une meute de hyènes. C’était à moins d’un kilomètre. Mais les gnous semblent inconscients de tout danger. Je demandai alors à Ekai Ekalale s’il pensait qu’ils étaient stupides. «Aucun animal n’est stupide, me répondit-il. Certains sont plus intelligents que d’autres. » Mais il me fit remarquer que je n’étais pas le premier à poser la question. Depuis des siècles, les gnous laissent perplexes ceux qui les côtoient – les Masais, comme d’autres tribus de la région. Selon une légende locale, l’animal aurait été créé à partir de restes d’autres bêtes. « On lui a donné la tête d’un phacochère, le cou d’un buffle, les rayures d’un zèbre et la queue d’une girafe », raconte Ekai. Ce mythe a de nombreuses versions, dont une dans laquelle le gnou reçoit le cerveau d’une puce. Pour être mythique, ce récit n’en constitue pas moins une description appropriée. De près, l’animal a l’air maladroit et simple d’esprit. Ses cornes et ses yeux minuscules semblent beaucoup trop petits pour sa tête très allongée. Son corps, lui, paraît déséquilibré, avec cette grosse bosse derrière les épaules laissant place à un arrière-train incliné. La silhouette du gnou, poitrail massif en équilibre sur des pattes grêles, lui confère une démarche disgracieuse. Et puis, il y a le bruit abrutissant qu’il fait en continu (une combinaison entre un coassement et un beuglement), un son (« guh-nou ») qui a poussé les premiers nomades africains à le nommer « gnou ». Le tout compose une créature si étrange et si effacée que, lorsqu’ils l’ont vue pour la première fois, les colons néerlandais lui ont donné un des noms les moins imaginatifs du lexique animalier : « bête sauvage » (wildebeest). Comment la nature a-t-elle pu créer ce Frankenstein du règne animal ?
Pour le savoir, j’ai appelé Anna Estes, une écologue du Carleton College (Minnesota) qui travaille en Tanzanie. « Je vous arrête tout de suite », m’a-t-elle lancé. « Mon père prendrait très mal qu’on dénigre le gnou. » Si j’ai contacté Anna, c’est justement parce que son père, Richard Estes, biologiste de la faune sauvage, a écrit The Gnu’s World, une histoire naturelle détaillée du gnou assortie d’une réfutation exhaustive de toutes les inepties circulant à son sujet. Il a commencé ses recherches en 1962 et a été l’un des premiers scientifiques à étudier le comportement des gnous à barbe blanche du Serengeti. Anna a donc grandi ballottée dans un Land Cruiser, à suivre les troupeaux observés par son père. Lui a pris sa retraite il y a quelques années, et elle a continué à étudier l’écologie du Serengeti.
Anna Estes m’a ainsi expliqué que le succès évolutif d’une espèce pouvait être mesuré sous l’angle de la démographie. De ce point de vue, les gnous, avec une population de plus de 1,3 million d’individus, constituent de loin les grands mammifères les plus prospères du Serengeti. Les éléphants ne sont que 8 500, environ ; les lions seulement 3 000. Les plus proches rivaux des gnous, les gazelles de Thomson et les zèbres, représentent respectivement quelques centaines de milliers d’individus – ensemble, ils restent moins nombreux qu’eux.
Les gnous traversent souvent la Mara en contrebas de Lookout Hill, au Kenya. « C’est l’image classique d’une traversée, explique le photographe Charlie Hamilton James, mais ce n’est pas la vue complète. Car si on se retourne, on peut voir des touristes garés partout. »
Ce succès, me fit remarquer l’écologue, est directement lié à l’aspect étrange des différentes parties de leur corps. Toutes sont des adaptations réalisées spécifiquement durant un million d’années pour les aider à couvrir d’énormes distances et à profiter pleinement de l’écosystème unique du Serengeti. Leurs petites cornes sont moins lourdes à porter lorsqu’ils marchent ou qu’ils traversent des rivières à la nage, et elles risquent moins de s’empêtrer dans des broussailles. Grâce à leur museau plat, les gnous peuvent brouter comme une tondeuse à gazon. Leur arrière-train incliné favorise une démarche très efficace et leurs chevilles ont une élasticité digne d’un bâton sauteur, qui leur permet de faire des bonds quand ils courent. Ces deux caractéristiques les aident à économiser l’énergie dont ils ont besoin durant leurs longues migrations. Ils peuvent aussi atteindre 80 km/h, une vitesse suffisante pour échapper aux hyènes et distancer les lions. Ils excellent également à savoir où tombe la pluie et à mettre le cap vers les orages lointains qui, à l’arrivée du troupeau, auront produit de l’herbe fraîche.
Mais l’adaptation la plus impressionnante du gnou réside dans sa stratégie pour mettre au monde la génération suivante. Dès la fin janvier, les troupeaux se rassemblent dans les plaines que Charlie et moi avons survolées, lorsqu’elles sont encore couvertes d’herbes foisonnantes grâce aux pluies saisonnières et au sol volcanique riche en nutriments. Le gnou, contrairement à de nombreuses autres espèces d’antilopes, ne cache pas ses petits, et les femelles gravides mettent bas en même temps, à découvert. Quelque 500 000 petits gnous naissent en trois semaines, soit environ 24 000 par jour. Sept minutes après sa naissance, un petit se tient debout et, au bout de vingt-quatre heures, il peut courir avec sa mère. Les lions, hyènes et autres prédateurs attendent ce festin annuel et se gavent de nouveau-nés. Mais ils ne peuvent en consommer qu’une infime partie et, en quelques semaines, jeunes et adultes auront commencé à migrer vers la prochaine étape, leurs effectifs ayant augmenté de près d’un tiers.
Après avoir discuté avec Anna Estes, je partis à la recherche d’autres exemples de l’ingéniosité des gnous. J’appris ainsi qu’ils mettent toujours bas en plein jour, ce qui pourrait sembler les rendre plus vulnérables, mais les lions et les hyènes chassent généralement entre le crépuscule et l’aube. Les glandes odorantes de leurs sabots laissent par ailleurs une traînée d’hormones qui les aident à trouver leur chemin.
Une autre découverte me rappela ma virée en avion et ce gnou qui semblait ne vouloir en faire qu’à sa tête. Si une mère est séparée de son petit, elle sort de la colonne et se dirige vers l’arrière, où les petits se rassemblent naturellement lorsqu’ils sont perdus.
En migrant, les gnous entraînent avec eux tout un écosystème. Ainsi, des hérons garde-bœufs planent à proximité ou se perchent carrément sur leurs dos, attendant qu’ils soulèvent du sol toute une variété d’insectes.
Avant de partir pour le Serengeti, j’avais lu l’histoire d’un jeune écologue, Tony Sinclair, qui a changé à jamais la vision des scientifiques au sujet des gnous. Il a grandi en Tanzanie, étudié la zoologie à Oxford, puis passé plus de dix ans à dénombrer les populations animales du Serengeti. Lors d’un rassemblement de défenseurs de l’environnement, en avril 1982, en Afrique du Sud, Tony Sinclair annonça qu’avec un autre écologue, Mike Norton-Griffiths, ils avaient recensé le plus grand troupeau d’ongulés encore jamais répertorié. Avoir calculé avec précision la taille d’un si grand troupeau migrateur (avant l’utilisation de satellites et d’autres technologies de pointe) relevait déjà de l’exploit. Mais le fait que ce troupeau ait été formé par les gnous du Serengeti était encore plus stupéfiant.
Dans les années 1890, les gnous avaient été décimés par des épidémies d’un virus connu sous le nom de peste bovine, apparenté au virus de la rougeole. Inoffensive pour les humains, la peste bovine peut être mortelle pour les espèces domestiques ou sauvages de bovidés, dont le buffle d’Afrique et le gnou.
Un vaccin, largement administré au début des années 1960, a mis fin aux épidémies parmi les bovins, et la population de gnous du Serengeti a connu un rebond extraordinaire. Avant que le vaccin n’éradiquât en grande partie le virus, elle comptait environ 260 000 individus. Et en dix-sept ans à peine, de 1961 à 1977, elle a plus que quintuplé pour atteindre 1,4 million.
Mais, à Pretoria, les collègues scientifiques de Tony Sinclair ne partageaient pas son enthousiasme. « Certaines personnes se sont levées pour dire: “C’est la chose la plus irresponsable que j’aie jamais entendue” ou bien encore “Nous devrions tuer la moitié des gnous” », m’a-t-il raconté lors d’une conversation sur Zoom.
C’était en effet le dogme dominant défendu alors par de nombreux scientifiques en Afrique, mais aussi dans des lieux comme le parc national de Yellowstone, m’a précisé l’écologue. Ces scientifiques pensaient en effet que les populations d’animaux sauvages devaient être régulées pour rester à l’équilibre. Selon cette doctrine, « elles devaient être contrôlées, au risque de devenir ingérables et de tout détruire ». Pourtant, Tony Sinclair n’était pas convaincu. « Il m’est venu à l’idée qu’il nous serait possible de démontrer pourquoi ce n’était pas le cas de la population des gnous du Serengeti. »
Il retourna donc sur place et, au cours des années suivantes, lui et ses collègues remarquèrent des changements significatifs. D’abord, les populations de prédateurs étaient en augmentation. Ce n’était guère surprenant – davantage de proies signifiait plus de nourriture pour les lions, les hyènes, les guépards et les léopards. Mais Mike Norton-Griffiths remarqua aussi qu’il y avait moins d’incendies. Avec Tony Sinclair, ils comprirent que le grand troupeau de gnous maintenait l’herbe plus rase, si bien que les feux étaient moins fréquents ou moins intenses, ce qui permettait aux arbres de pousser. Du coup, de vastes zones restées à l’état de prairie depuis près d’un siècle se sont reboisées.
Davantage d’arbres signifiait aussi davantage d’insectes, d’oiseaux et d’animaux se nourrissant de leurs feuilles, notamment les girafes et les éléphants. En se déplaçant, les gnous répandaient leurs excréments, ce qui amendait les sols et permettait de produire plus d’herbe pour eux et pour les autres espèces. Les populations d’éléphants augmentèrent, les papillons proliférèrent, et même les modestes espèces de bousiers prospérèrent.
Tony Sinclair se rendit compte que le Serengeti était en train de se transformer en un lieu dont peu d’humains vivants, sinon aucun, ne pouvaient se souvenir. Et le moteur de ce changement était l’humble gnou. À l’époque, le concept d’espèce clé (un animal crucial pour la structure et la santé d’un écosystème) était relativement nouveau. Jusque-là, toutes les espèces clés identifiées avaient été des grands prédateurs. Or, dans le Serengeti, ce n’était pas le lion qui était le roi, mais sa proie. Autrement dit, « il n’y a pas de Serengeti ou, du moins, pas celui que nous connaissons, sans le gnou », a ainsi résumé l’écologue.
En roulant dans les plaines, même sans voir les gnous, j’apercevais souvent leurs restes – des amas de côtes décolorées, des vertèbres désarticulées et des os de pattes d’un blanc d’albâtre –, tous identifiables grâce à un crâne reposant non loin, portant les cornes distinctives de l’animal.
Un des protégés de Sinclair, Grant Hopcraft, écologue à l’université de Glasgow, étudiait leurs restes. Je pensais que la plupart des animaux avaient été tués, mais il m’a détrompé. « Les gens pensent que les gnous meurent à cause des lions, des hyènes ou des crocodiles », m’a- t-il expliqué. « Mais les prédateurs sont seulement à l’origine de 25 à 30 % environ des morts chez les gnous adultes. » La cause de mortalité numéro un, c’est la faim.
Grant Hopcraft et son équipe étudient les os des gnous, en particulier les fémurs. « Nous analysons notamment la composition de la moelle osseuse », précise-t-il, m’expliquant que, même après la mort, elle contient encore les dernières réserves de graisse de l’animal.
Si la teneur en graisse de la moelle est très faible, cela indique que l’animal a métabolisé toute l’énergie stockée dans les couches de graisse sous sa peau et autour de ses organes, et même certains de ses tissus musculaires, avant de puiser dans les réserves ultimes de ses os. À ce stade, dit-il, « ils sont ce que nous appellerions un cadavre avec un pouls ». Un prédateur a peut-être pu porter le coup fatal, mais seulement parce que l’animal était déjà affaibli par la faim.
L’équipe de Grant Hopcraft étudie aussi les poils de la queue des gnous. Longs d’environ 30 cm, ils racontent l’histoire de la dernière année et demie de la vie de l’animal. Les scientifiques les découpent en petits segments représentant environ deux semaines de croissance chacun, puis les analysent, à la recherche d’isotopes et d’hormones qui livreront quantité de données sur l’individu. « C’est comme si l’animal écrivait son journal intime chaque jour », m’a expliqué Grant Hopcraft. « On y trouve des informations comme : “Je suis gravide. J’ai faim. Je suis stressée. Voici où j’ai mangé. Voilà ce que j’ai mangé.”» Et que révèlent ces journaux intimes ? Que les gnous sont toujours désespérément affamés, surtout les femelles : « Elles souffrent de la faim presque toute leur vie. Parce qu’elles se reproduisent sans arrêt. »
Toute l’année, les femelles sont soit gestantes, soit en train d’allaiter un petit, m’a précisé l’écologue, et, pendant quatre mois, de juin à septembre, elles font les deux tout en migrant, ce qui leur demande beaucoup d’énergie. « Elles doivent consacrer tout leur temps à consommer la plus grande quantité possible des herbes les plus nutritives jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. » Il leur faut alors aussitôt trouver où tombe la pluie, parcourir les 5 ou 6 km les séparant des nouvelles pâtures disponibles, et commencer à manger, rivalisant avec les milliers d’autres gnous qui font exactement la même chose. « C’est le moteur de la migration. »
Me rappelant le gnou que Charlie avait vu braver l’épreuve de la rivière Mara deux fois en un jour, j’ai demandé à Hopcraft si la faim pouvait pousser un animal à ignorer des dangers aussi évidents. « C’est possible », a-t-il répondu. « Échapper aux prédateurs façonne certains de leurs comportements, mais la faim est la principale force qui les anime. »
Les agences de tourisme ayant baissé leurs prix pendant la pandémie de Covid-19, davantage de Kényans ont pu assister à la migration des gnous. Un effet positif, pour le photographe Charlie Hamilton James : « Ils ont rarement l’occasion de découvrir leur faune, leur patrimoine. »
Il y a quelques années, j’avais participé à un safari pour petit budget dans les environs de Nairobi et, en moins d’une heure, nous nous étions retrouvés au milieu d’un troupeau de gnous. L’air était rempli de l’odeur âcre de leurs excréments et de leur perpétuel « gnou-ment ». Le guide nous expliqua que ce troupeau de quelque 20000 bêtes allait migrer vers les plaines d’Athi-Kapiti, non loin de là, pour revenir ensuite à son point de départ. C’était une version miniature de la grande migration entre le Serengeti et le Masai Mara, qui avait lieu plus loin au sud-ouest.
J’en ai parlé à Joseph Ogutu, qui a hoché la tête d’un air désolé. Il était tard à Nairobi quand nous nous sommes connectés sur Zoom. Né et élevé dans l’ouest du Kenya, Ogutu est statisticien à l’université de Hohenheim à Stuttgart, en Allemagne ; il recense les populations d’animaux sauvages du Kenya et modélise leur évolution dans le temps. Aussi, il ne connaît que trop bien l’histoire du troupeau d’Athi-Kapiti. Au début des années 2000, il a commencé à reconstituer les bases de données du gouvernement kényan sur ces gnous. « Ils ont fait un bon travail de collecte de données », a-t-il reconnu. Mais celles-ci n’étaient pas centralisées.
Au fur et à mesure qu’il récupérait les informations et les comparait aux chiffres récents, un inquiétant tableau se dessinait. La migration s’était effondrée. Le troupeau était passé d’environ 30 000 têtes au milieu des années 1970 à moins de 3 000 en 2014. Les activités humaines furent mises en cause – notamment l’urbanisation galopante de la région de Nairobi, la multiplication des fermes clôturées, l’expansion du chemin de fer. Tout cela avait fini par couper les routes nécessaires aux gnous pour trouver des pâtures et maintenir leurs effectifs. Sans la possibilité de se déplacer librement, les gnous restants ont cessé de migrer.
Joseph Ogutu m’a confié qu’une grande partie de ces obstacles entravaient également aujourd’hui la migration des gnous du Serengeti traversant le Masai Mara. Alors qu’il les énumérait – davantage de troupeaux de moutons et de chèvres, davantage de clôtures dans les communautés masais et d’eau captée par les fermes –, je me suis figuré un cardiologue en train d’examiner une IRM révélant l’obstruction de vaisseaux sanguins chez un patient et calculant combien de temps encore son cœur allait continuer de battre. Le nombre de gnous arrivant au Kenya décline, insista Joseph Ogutu. « Ceux qui viennent passent jusqu’à un mois et demi de moins par an dans le Masai Mara. »
S’ils cessaient de venir, cela altérerait considérablement l’écosystème, mais aussi l’économie kényane – des milliers de touristes étrangers venant dans le Masai Mara pour assister au spectacle.
J’ai demandé à Ogutu s’il pensait que la tendance pouvait encore s’inverser. Voici ce qu’il m’a répondu : « Les signaux provenant des données que j’ai consultées et les prévisions pour l’avenir laissent peu de place à l’optimisme. À moins de pouvoir mettre des terres de côté et de pouvoir les préserver pour toujours pour les gnous. »
L'un des derniers jours que j’ai passés dans le Masai Mara, Charlie, Ekai et moi roulions dans la savane quand nous avons aperçu un jeune gnou solitaire. Il ne semblait pas poursuivi. Il courait tout seul, tout simplement – un comportement normal pour un gnou. Nous avons roulé à côté de lui quelques instants. Il nous a ignorés, ses petits yeux fixés sur la route. Où allait-il ? Sur le moment, j’ai pensé qu’il était condamné. Mais maintenant, je n’en suis plus si sûr.
Cet article a initialement paru dans le numéro de décembre 2021 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine.