Les animaux aussi cultivent la terre pour vivre

L'agriculture n'est pas une activité réservée aux humains : des fourmis aux coléoptères, de nombreux animaux cultivent leur nourriture pour survivre. Longtemps considérés comme des nuisibles, ces gaufres à poche pourraient bien en faire partie.

De Sofia Quaglia
Publication 12 juil. 2022, 17:44 CEST
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Un gaufre à poche du Sud-Est trouve un endroit où déverser de la terre lorsqu'il creuse. Les racines que les gaufres trouvent en creusant ne leur fournissent pas assez de nourriture mais, en récoltant des racines au fil du temps, ils obtiennent assez d'énergie pour continuer à creuser et à survivre sous terre.

PHOTOGRAPHIE DE Houston Wells

Les humains ne sont pas les seuls animaux à pratiquer l’agriculture. Les fourmis coupe-feuilles, par exemple, transportent minutieusement des feuilles jusqu’à leur nid afin de cultiver un champignon dont elles se nourrissent. Certains coléoptères élèvent également des champignons dans des arbres pourris. Les poissons-demoiselles s’occupent quant à eux des zones où poussent leurs algues préférées et éliminent les éléments indésirables.

Aujourd’hui, des chercheurs ont trouvé des preuves indiquant que de petits mammifères appelés gaufres à poche gèrent, fertilisent et récoltent des racines pour se nourrir. Ce comportement répond à la définition de l’agriculture, selon les chercheurs d’une étude publiée le 11 juillet dans Current Biology.

« Les gaufres façonnent les plantes, ainsi que le sol », explique Francis (Jack) Putz, professeur de biologie à l’Université de Floride, et chercheur à l’origine de ce projet. « Ils gèrent donc les cultures. Si l’agriculture, c’est la gestion des cultures, c’est bien ce qu’ils font. »

Bien que d’autres travaux doivent être menés pour prouver avec certitude que ce comportement équivaut à un type d’agriculture, cette découverte soulève des questions fascinantes sur le rôle écologique de ces créatures et suggère que les interactions entre animaux et plantes sont souvent beaucoup plus complexes qu’on ne le pensait par le passé. Elle montre également que les gaufres à poche sont des ingénieurs écologiques, et pas seulement des nuisibles.

 

DES CREUSEURS SOLITAIRES

Les gaufres à poche du Sud-Est (Geomys pinetis) passent la majeure partie de leur vie seuls, à creuser sous terre. Bien qu’ils soient communs dans les prairies d’Amérique du Nord et d’Amérique centrale, il est rare de les apercevoir : leur présence n’est généralement perceptible que grâce aux monticules de terre sablonneuse qu’ils laissent derrière eux après avoir creusé des systèmes de tunnels souterrains tentaculaires s’étendant sur plus de 150 mètres, généralement à environ 130 centimètres de profondeur.

Leur anatomie est adaptée à un tel mode de vie : ils peuvent fermer leur bouche derrière leurs incisives, et ainsi utiliser leurs dents pour creuser sans avaler de terre. Des poches doublées de fourrure situées de part et d’autre de leur visage permettent de transporter des graines et des matières végétales pendant le labourage. Des recherches récentes ont permis de découvrir qu’ils brillent également dans l’obscurité, une autre aptitude qui s’avère utile lorsqu’ils vivent dans les profondeurs, peut-être pour communiquer ou échapper aux prédateurs.

Auparavant, on pensait que les gaufres à poche se nourrissaient principalement en grignotant les racines qu’ils rencontraient lors de la construction de nouveaux systèmes de tunnels. Creuser des tunnels est toutefois coûteux en termes d’énergie : jusqu’à 300 à 3 000 fois plus fatiguant que de marcher sur une surface. Des recherches montrent que le fait de manger uniquement les racines trouvées lors de l’excavation ne suffit pas à compenser l’énergie dépensée.

« S’ils creusaient un mètre et qu’ils rencontraient tant de racines dans ce mètre, gagneraient-ils assez d’énergie grâce à ces racines pour compenser le coût du creusement de ce mètre ? » demande Veronica Selden, l’étudiante chercheuse de l’Université de Floride à l’origine de cette étude. « Dans tous les cas que nous avons examinés, sauf un, la réponse est non. »

 

COMPRENDRE LEUR COMPORTEMENT

Pour comprendre comment ces mammifères peuvent avoir accès à suffisamment de racines pour survivre, Putz et Selden ont observé le comportement de gaufres à poche dans une savane de pins de marais du nord de la Floride. Les chercheurs ont exclu manuellement les individus de certaines parties de leur système de tunnels en utilisant un baril ouvert comme petit barrage, coupant l’accès à certaines parties de leur maison pendant des périodes variables. Ils ont observé que, dans les tunnels souterrains sombres et humides que les gaufres à poche avaient creusés, de nouvelles racines molles et digestibles poussaient comme des stalactites et des stalagmites recouvrant les surfaces.

Selon les scientifiques, les gaufres à poche semblent s’occuper activement des racines pour assurer leur croissance. En entretenant et en défendant ces longs réseaux de tunnels, ils créent un environnement humide idéal pour le développement des racines et favorisent l’aération du sol en ameublissant la terre dans laquelle les plantes poussent.

De plus, les petits mammifères dispersent et distribuent leurs excréments et leur urine dans les tunnels.

Ces déchets fertilisent le sol et les racines, explique Selden. Cette façon de faire est assez différente de celle des autres espèces de gaufres, qui ont tendance à avoir des zones d’excréments désignées, et les distingue des autres herbivores de la surface qui peuvent fertiliser des parcelles d’herbe ou de broussailles avec leurs excréments de manière accidentelle.

« Les gaufres semblent employer une forme de système de production alimentaire en fournissant un espace optimal pour la croissance des racines », explique Selden.

En grignotant les racines, ils semblent également encourager une nouvelle croissance.

« Vous êtes un petit mammifère qui avance et vous rencontrez une grosse racine, vous l’arrachez mais elle n’est pas très digeste parce qu’elle contient beaucoup de lignine ou de celluloses, elle est dure », illustre Putz. « Mais suite à cette récolte, cette racine va produire de nombreuses petites racines, et celles-ci seront vraiment savoureuses et plus digestes. »

L’étude a révélé que la récolte quotidienne de racines par les gaufres à poche peut fournir entre 21 et 62 % de leurs besoins caloriques, c'est-à-dire le reste des calories dont ils ont besoin pour continuer à creuser des systèmes de tunnels.

« Ils ont ces longs tunnels [que l’on ne peut pas expliquer]. C’est risqué de creuser des tunnels… c’est coûteux, énergétiquement parlant », explique Putz. Alors pourquoi le faire ? Si ce n’est pas pour « cultiver de la nourriture, je ne vois pas pourquoi ».

 

PEUT-ON LES QUALIFIER D’AGRICULTEURS ?

« J’ai souvent considéré les gaufres à poche comme des "agriculteurs" », confie Brittany Brito, biologiste de l’habitat pour le Wyoming Game and Fish Department, qui n’était pas impliquée dans l’étude. « Je pense qu’il s’agit d’un argument convaincant pour affirmer que les gaufres à poche pourraient être considérés comme des agriculteurs, car ils aèrent le sol, augmentent la minéralisation des nutriments et fertilisent le sol. Ces activités permettent, en quelque sorte, de développer des cultures [qu’ils] consomment par la suite. »

Cependant, d’autres chercheurs se demandent si le terme « agriculture » est vraiment approprié pour décrire les activités de ces rongeurs.

« Je ne suis pas sûr de s’ils "prennent activement soin" [de la terre], ou s’ils ne font que récolter activement, ce qui a pour conséquence stimuler la croissance. C’est une différence subtile », affirme James Demastes, professeur de biologie à l’Université du Nord de l’Iowa, qui étudie les gaufres de poche mais n’a pas participé à la rédaction de l’article.

Il note que les observations concernant la fertilisation sont intéressantes et « assurément inhabituelles » pour cette famille d’animaux, mais que l’idée selon laquelle les gaufres de poche pourraient potentiellement pratiquer l’agriculture est cohérente avec ce que l’on sait des gaufres à la base. « Je pense que c’est plutôt cool », ajoute Demastes.

Pourtant, ils ne sèment pas ou ne désherbent pas leurs cultures, deux éléments généralement considérés comme nécessaires à l’agriculture, et que feraient d’autres animaux « agriculteurs », comme les fourmis et les coléoptères.

« Décrire l’activité des gaufres comme de l’agriculture semble exagéré », selon Kimberly Asmus Hersey, du service de coordination de la conservation des mammifères de la Division des ressources fauniques de l’Utah, qui n’était pas impliquée dans l’étude. « Pour moi, ce n’est pas très différent de beaucoup d’autres interactions entre plantes et herbivores. »

Les cas dans lesquels le pâturage peut stimuler la productivité des plantes ne sont pas rares, ajoute-t-elle, c’est pourquoi elle trouve que cette situation n’est pas si différente de lorsqu’un cerf taille un arbuste, par exemple.

Il est controversé d’affirmer que les gaufres font de l’agriculture, car tout le monde n’a pas la même définition de ce terme, selon Putz. « Ce sont sans aucun doute des ingénieurs agricoles car ils font tout ce qu’ils peuvent pour améliorer la croissance de leurs cultures. »

Bien entendu, les chercheurs soulignent que les gaufres à poche pourraient avoir d’autres méthodes pour satisfaire leurs besoins énergétiques, et que celles-ci n’ont pas encore été explorées en détails. Ils pourraient chercher leur nourriture dans des zones où il y a plus de racines que celles qui ont été testées, ils pourraient se nourrir de tubercules en plus des racines, ou encore occasionnellement manger en surface, ou tirer les plantes sous terre par leurs racines et les manger entières.

Bien que les gaufres soient généralement considérés comme des nuisibles, des études ont montré que ces petits mammifères sont souvent des ingénieurs précieux de l’écosystème des habitats dans lesquels ils vivent. Il a par exemple été démontré qu’ils contribuent à préserver les prairies et les champs de montagnes en empêchant un nombre important de jeunes plants d’arbres d’y pénétrer, et ils ont même aidé les plantes colonisatrices à prendre pied dans le paysage aride qui a suivi l’éruption du mont Saint Helens en mai 1980, dans l’État de Washington.

« Le fait d’apprendre que les gaufres sont eux-mêmes des agriculteurs (...) devrait leur permettre de passer du statut de parasites agricoles à celui de partenaires agricoles dont nous pouvons tirer des enseignements », espère Selden.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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