Les chimpanzés orphelins sont-ils condamnés à la marginalisation ?
La perte de leurs parents marque les chimpanzés à vie. Les singes orphelins de mère grandissent moins que leurs congénères. Ils se reproduisent également moins qu’eux et ont une vie plus brève.
Fredy, un vieux male chimpanzé partageant son treculia, un gros fruit de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire, avec une jeune orpheline.
Un seul être vous manque, et toute une vie s'en trouve bouleversée. Il en va ainsi des chimpanzés qui perdent leur mère quand ils sont très jeunes. Ces débuts malheureux dans le monde jettent une ombre sur l'ensemble de leur existence : ils grandissent et se reproduisent moins que leurs congénères, et ont également une espérance de vie plus brève que les autres singes.
Chez l'Homme, des études cliniques basées sur la sécrétion de cortisol, une hormone du stress, montrent que pareil deuil engendre un stress chronique qui peut perdurer durant des décennies et contribuer au décès prématuré des individus concernés.
L'impact physiologique à long terme de la mort d'un parent sur les primates non-humains est en revanche très peu étudié.
Jeune chimpanzé mangeant un treculia, un gros fruit de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire.
Pour déterminer si le stress chronique était à l'origine des trajectoires divergentes entre singes, une équipe internationale de chercheurs s'est penché sur 19 ans de données collectées au sein de quatre communautés de chimpanzés du parc national de Taï, dans l'ouest de la Côte d'Ivoire.
« Nous voulions essayer de comprendre si les modèles physiologiques en place chez l'Homme s'appliquaient aussi à des animaux sauvages proches de nous, qui vivent longtemps, avec une phase de juvénilité importante et une dépendance à leur mère très forte. Il s'agissait aussi de déterminer si les effets physiologiques perdurent à l'âge adulte ou si la pression de sélection est telle que seuls les individus les plus aptes à se remettre d'événements traumatisants survivent », explique Cédric Girard-Buttoz, chercheur en primatologie rattaché à l'Institut Max Planck en Allemagne et au CNRS, et premier auteur de l'étude.
Ses conclusions, publiées dans la revue eLife, révèlent que les jeunes singes orphelins souffrent bien de stress, mais seulement à court terme.
Camp de recherche du ‘Taï Chimpanzee Project’ dans le parc national de Taï en Côte d’Ivoire.
Les scientifiques se sont basés sur des observations et des prélèvements d'échantillons d'urine de primates immatures et adultes de Taï réalisés de 2000 à 2018. Ils ont réparti les jeunes singes en trois catégories : les orphelins ayant perdu leur mère depuis moins de deux ans, les orphelins de plus longue date et les juvéniles non-orphelins.
Les analyses de leur cortisol ont montré des taux plus élevés et des variations journalières plus abruptes dans la sécrétion de cette hormone chez les orphelins par rapport aux singes ayant encore leur mère. De plus, ces effets physiologiques étaient plus prononcés chez ceux qui avaient perdu leur mère récemment et au plus jeune âge. Ils présentaient en particulier des pics de sécrétion en début de matinée et en fin d'après-midi, soit les deux moments de la journée où ont lieu le plus d'interactions sociales chez les chimpanzés.
Le pic du matin pourrait être lié à un stress nutritionnel. Tous les jeunes singes étudiés avaient plus de 4 ans et étaient sevrés (les orphelins qui perdent leur mère plus jeunes ne survivent quasi jamais), mais ils étaient à un âge où leur mère favorise encore leur accès à la nourriture. L'anxiété sociale contribuerait aussi à leur stress : un jeune chimpanzé passe normalement l'essentiel de son temps avec sa mère jusqu'à 10 ans, âge où il quitte le giron maternel pour intégrer la hiérarchie des mâles, ou, dans le cas des femelles, pour émigrer vers d'autres communautés.
Chez les chimpanzés adultes en revanche, les taux de cortisols et les variations journalières de l'hormone se sont révélés similaires entre les singes orphelins et ceux qui ne l'étaient pas. Contrairement à ce qui est constaté chez l'homme, le stress généré par la perte de la mère n'est donc pas chronique et ne perdure pas à l'âge adulte chez les chimpanzés.
Dr. Cédric Girard-Buttoz, chercheur en primatologie rattaché à l'Institut Max Planck en Allemagne et au CNRS, collectant des échantillons urinaires sur les grands singes.
Pour expliquer cette résilience, les scientifiques évoquent les formes de solidarité existant chez les chimpanzés, telle l'adoption, un phénomène relativement courant dans la population étudiée. Des études chez l'Homme ont du reste montré ses effets positifs, les orphelins adoptés retrouvant des taux de cortisol normaux.
Chez les singes, « ce sont la plupart du temps les mâles qui adoptent les jeunes orphelins. Ils n'agissent pas par pur altruisme. Le système de reproduction des chimpanzés fait que chaque mâle a une chance d'être le père de chaque enfant, » note Cédric Girard-Buttoz. « Mais il y a d'énormes variations dans les degrés d'adoption, contrairement à ce qui se passe chez l'Homme. Certains individus vont être portés une fois par semaine, d'autres tous les jours ; certains seront protégés s'ils sont attaqués par des congénères ou épouillés, d'autres non. »
Malgré ces soins, orphelins et non-orphelins connaissent des destins divergents, même s'il existe des exceptions. « Un mâle décédé l'an dernier dans l'une des communautés de Taï adoptait des orphelins depuis au moins 14 ans et l'un d'eux est aujourd'hui le mâle dominant », rappelle le chercheur. Si la plus grande faiblesse des orphelins n'est pas une fatalité, elle reste pourtant une tendance générale.
Pour le primatologue, elle pourrait être liée au fait qu'au cours de la période suivant le deuil maternel, l'énergie des jeunes singes n'est pas allouée à la croissance mais à la survie, alors qu'ils doivent se battre pour la nourriture et affronter les agressions de leurs congénères. « Il y a un phénomène de retour à la normale par la suite, mais cette période critique entraîne peut-être un coût en matière de croissance, qui peut expliquer leur plus faible succès reproducteur. »
Fredy un vieux male chimpanzé partageant son treculia, un gros fruit de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire, avec deux jeunes orphelins.
Autre piste explorée par les scientifiques : l'absence de la mère pourrait perturber sur le long terme les interactions sociales des singes concernés. « Être orphelin a des effets sur la communication sociale, que l'on constate par exemple avec les cris de contact, note Cédric Girard-Buttoz. Ces cris longue distance sont moins souvent émis par les orphelins, soit par manque de motivation, soit par manque de compétences sociales, car ils ne sont pas habitués à interagir avec les autres, soit car ils ont moins d'individus avec lesquels communiquer. »
Après les niveaux de stress, les chercheurs vont comparer les réseaux sociaux entre orphelins et non-orphelins. Une autre approche pour tenter d'éclairer leur vie en marge.