Les jaguars à la reconquête des États-Unis ?

L'observation d'un jaguar près de la frontière États-Unis - Mexique suggère une expansion de l’aire de répartition du jaguar. Encore faut-il que ces félins puissent passer les murs érigés par l’administration Trump, qui scindent les corridors fauniques.

De Douglas Main
Publication 25 mars 2021, 11:05 CET
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La photographie d’un jaguar mâle est projetée sur la palissade délimitant la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Objectif : sensibiliser le public à la présence de ces animaux dans les zones frontalières et dénoncer les dégâts écologiques causés par la construction du « mur de Trump ».

PHOTOGRAPHIE DE Alejandro Prieto

Autrefois présents dans la majeure partie de l’Arizona et du Nouveau-Mexique, et jusqu’au Grand Canyon, les jaguars ont été chassés aux 19e et 20e siècles jusqu’à la disparition de l’unique population d’Amérique du Nord de ce félin.

Aujourd’hui, des membres de la population reproductrice de l’État mexicain voisin de Sonora, composée d’environ 200 individus, s’aventurent de plus en plus au nord de la frontière, en Arizona. Au cours des 25 dernières années, au moins sept jaguars mâles ont été aperçus dans le sud de l’État américain. L’un d’eux s’est même établi dans le sud-est de l’Arizona. D’autres félins ont également été observés sur la même période non loin de la frontière au Mexique.

Un nouvel individu a récemment été filmé par des chercheurs alors qu’il se trouvait dans un ranch de Sonora, à quelques kilomètres au sud de là où se rejoignent l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Mexique. Dans cette région, la construction du mur frontalier qui sépare les États-Unis et le Mexique a cessé il y a tout juste deux mois.

Cette observation, rare, a rempli de joie Ganesh Marin. Doctorant à l’université de l’Arizona et explorateur National Geographic, il étudie les déplacements et l’abondance de la faune locale à l’aide d’une centaine de pièges photographiques installés sur le domaine de ce ranch. « C’était comme trouver une aiguille dans une botte de foin », raconte-t-il.

L’analyse des vidéos filmées par quatre pièges entre décembre 2020 et mars 2021 a permis de déterminer que le jaguar était un jeune mâle, baptisé El Bonito (« le Magnifique ») par les scientifiques. Selon Gerardo Ceballos, chercheur à l’université nationale autonome du Mexique, la présence d’un juvénile à proximité immédiate de la frontière semble indiquer une expansion vers le nord de l’aire de reproduction de l’espèce, à mesure que les jaguars regagnent d’anciens territoires.

Cet individu serait vraisemblablement né à moins de 100 km au sud et les félins « se reproduiraient désormais aux portes des États-Unis », indique le chercheur. Espèce considérée comme quasi menacée par l’Union internationale pour la conservation de la nature en raison de la réduction de son habitat et du braconnage, le jaguar est protégé aux États-Unis en vertu de l’U.S. Endangered Species Act (loi relative à la protection des espèces menacées).

Selon une étude publiée le 16 mars dans la revue Oryx, une grande partie du centre de l’Arizona et du Nouveau-Mexique constituerait un habitat idéal pour les jaguars et pourrait subvenir aux besoins d’au moins 150 félins. Une conclusion qui tranche avec l’estimation de la capacité de charge écologique fournie par l’U.S. Fish and Wildlife Service, qui est bien plus faible.

L’observation de ce juvénile et l’étude soulignent l’importance de la préservation des corridors écologiques entre les États-Unis et le Mexique. Comme le souligne Ganesh Marin, de nombreuses créatures, et notamment des jaguars, peuplent ces vastes étendues contiguës. L’année dernière, l’administration Trump a érigé un mur d’environ neuf mètres de haut sur près de 340 km en Arizona, scindant quelques-uns de ces corridors. Si certaines voies de circulation des animaux dans les zones montagneuses sont restées intactes, elles ont toutefois subi des dégradations et ont diminué en taille.

Selon Eric Sanderson, auteur principal de l’étude parue dans la revue Oryx et chercheur pour la Wildlife Conservation Society, « la préservation des corridors écologiques est extrêmement importante » pour le maintien d’un écosystème sain. « Après tout, les animaux n’ont pas de passeport », ajoute-t-il.

 

UN RETOUR DU JAGUAR AUX ÉTATS-UNIS ?

Les jaguars, parfois appelés « los tigres », peuplent les récits historiques des zones frontalières « Nous n’avons vu aucune dépouille ni aucun poil de cet animal, mais il règne dans cette contrée sauvage », écrivait Aldo Leopold en 1949 au sujet de la présence du félin dans la région. La population de jaguars a pâti de l’arrivée des colons européens, notamment à cause d’une campagne d’abattage des prédateurs financée par le gouvernement. En 1906, un trappeur a tué un jaguar femelle dans les montagnes Chiricahua de l’Arizona, avant de vendre ses deux petits comme animaux de compagnie. En 1932, un agent de contrôle des prédateurs du gouvernement américain a abattu une femelle dans une pinède située sur le South Rim du Grand Canyon. Enfin, en 1963, un chasseur a tué la dernière femelle dont la présence était avérée en Arizona, dans la chaîne des White Mountains, non loin de Springerville, dans le centre-est de l’État.

Les jaguars femelles constituent le facteur limitant de l’expansion de l’espèce. Contrairement aux mâles, elles ne se dispersent pas sur de longues distances et s’établissent à proximité du territoire de leur mère. Par conséquent, la présence de femelles, ou d’un juvénile né dans les environs, est essentielle. Selon Gerardo Ceballos, la femelle la plus proche se trouve à environ 150 km au sud de la frontière. Cependant, l’observation du jeune mâle dans la région semble indiquer que des femelles sont établies plus près que cela des États-Unis.

Le rétablissement d’une population de jaguars aux États-Unis exige un accroissement de celle présente dans l’État de Sonora. Depuis 15 ans, des organisations de conservation, des chercheurs, des citoyens lambda et des organismes gouvernementaux collaborent pour protéger les jaguars au Mexique. Ils proposent également des contreparties financières aux propriétaires fonciers, notamment aux éleveurs ; en échange, ces derniers s’engagent à ne pas tuer les félins, explique Gerardo Ceballos. Outre la raréfaction des proies et la construction de routes, les jaguars sont confrontés à une autre menace : les tirs des éleveurs en représailles des attaques du bétail.

Le jaguar juvénile a été photographié dans un ranch appartenant à Cuenca Los Ojos, une organisation de conservation basée à Sonora. Celle-ci a pour mission de protéger et remettre en état des terres du nord du Mexique. Le jeune félin est passé devant les pièges photographiques de Ganesh Marin, installés à proximité du ruisseau Cajon Bonito, une source d’eau notamment fréquentée par des ours noirs, des pumas, des castors et au moins un ocelot, précise le doctorant.

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    Des ours noirs, des castors, des pumas, au moins un jaguar et un ocelot viennent se désaltérer dans le ruisseau Cajon Bonito, ici photographié à l’automne 2020.

    PHOTOGRAPHIE DE Ganesh Marin

     

    UN CONTINENT SCINDÉ

    À l’image de nombreux autres grands animaux, les jaguars vivent dans les montagnes et les utilisent pour se déplacer dans leur habitat. Le jaguar juvénile photographié pourrait donc être l’un des premiers individus à rencontrer le « mur de Trump » sur son chemin, explique Rodrigo Sierra, conseiller scientifique et membre du conseil d’administration de Cuenca Los Ojos. (Selon les clichés pris par des pièges photographiques, un jaguar mâle vit dans les montagnes Chiricahua de l’Arizona, non loin de la frontière entre les États-Unis et le Mexique.)

    C’est dans certaines zones de cette région sauvage et reculée où a été observé le jaguar que l’administration Trump a construit des routes et érigé un mur frontalier. Le canyon de Guadalupe, qui abrite une extraordinaire biodiversité, et les montagnes Peloncillo n’ont pas été épargnés.

    « Nous sommes en train de scinder un continent et d’y empêcher la circulation des espèces », prévient Rodrigo Sierra avant d’ajouter que cela pourrait résulter en des extinctions locales ou, dans ce cas, empêcher l’expansion des jaguars aux États-Unis.

    Le 20 janvier dernier, lors de son premier jour comme président des États-Unis, Joe Biden a ordonné l’arrêt de la construction du mur. De nombreux conservationnistes ont demandé la démolition de plusieurs pans de l’édifice. Contacté, le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis n’a pas souhaité répondre à nos questions.

    En plus de ceux des montagnes Peloncillo, il existe d’autres corridors essentiels aux jaguars dans les chaînes montagneuses Huachuca, Patagonia et Pajarito. S’ils ne sont pas encore complètement coupés en deux, ils ont cependant diminué en taille et ont subi des dégradations avec la construction du mur et de routes, indique Myles Traphagen, chercheur au Wildlands Network.

    D’après lui, la présence de jaguars aussi près de la frontière, que ce soit du côté mexicain ou des États-Unis, étaye l’argument selon lequel ces populations ne sont pas distinctes et qu’elles devraient par conséquent être considérées comme une seule et même population.

    Dans le cadre de leur étude publiée par la revue Oryx, Eric Sanderson et ses collègues ont employé divers modèles d’évaluation relatifs à la convenance des habitats aux jaguars. Pour ce faire, ils se sont notamment basés sur des facteurs comme la végétation, la disponibilité des proies et la proximité avec des sources d’eau. Les chercheurs savaient déjà que les Sky Islands, des chaînes montagneuses à l’incroyable biodiversité surplombant le désert du sud-est de l’Arizona et du nord du Mexique, constituaient un habitat idéal pour les jaguars.

    Ils ont cependant découvert que des milliers d’hectares de pinèdes situés un peu plus au nord, dans le centre de l’Arizona et au Nouveau-Mexique, où des jaguars ont été observés il y a seulement quelques décennies, offraient suffisamment de couverture végétale, de proies et d’eau pour subvenir aux besoins de ces grands félins.

    Dans un e-mail, Marit Alanen, biologiste spécialiste de la faune pour l’U.S. Fish and Wildlife Service en Arizona, confie que l’agence gouvernementale ignorait la présence du jaguar juvénile dans la région. Elle précise également avoir lu l’étude parue dans la revue Oryx, qui « contient de nouvelles informations à prendre en compte dans l’analyse [que nous menons] actuellement sur les jaguars et leur habitat ».

    « Il est essentiel de garantir la circulation des animaux avec le Mexique en ce qui concerne la conservation du jaguar, et [nous] poursuivons notre travail avec nos partenaires afin de faciliter les déplacements transnationaux de la faune », ajoute la biologiste. « Les populations périphériques comme celles-ci représentent une importante ressource génétique, [qui] peut s’avérer essentielle au vu des menaces relatives au réchauffement climatique ».

     

    DES EFFORTS QUI PORTENT LEURS FRUITS

    L’importance écologique des grands prédateurs que sont les jaguars n’est plus à démontrer. Mais la protection du territoire pourrait bénéficier à d’autres espèces plus communes, comme les ours noirs, les castors et les pumas, remarque Ganesh Marin.

    « Ce sont des vagabonds incroyables », confie Randy Serraglio, défenseur des jaguars pour le Center for Biological Diversity (Centre pour la diversité biologique). Ces félins, dont le territoire est plus vaste que celui de n’importe quel autre prédateur américain, illustrent la nécessité d’espaces naturels reliés entre eux.

    Selon Ganesh Marin, la présence d’un juvénile suggère que les efforts de conservation, notamment en ce qui concerne la protection du territoire et le travail effectué auprès des éleveurs pour favoriser l’implantation des félins dans la région, portent, dans une certaine mesure, leurs fruits.

    « Nous avons beaucoup à faire, mais si nous poursuivons nos efforts, des femelles et leurs petits ne devraient pas tarder à s’installer dans la zone frontalière », déclare-il.

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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