Les macaques des Célèbes, photogéniques et menacés
En Indonésie, les macaques des Célèbes, aussi sociables que photogéniques, sont souvent capturés comme animaux domestiques ou abattus pour leur viande.
Un macaque en goguette au bord de la mer, dans une réserve des Célèbes (Sulawesi). L’étude des structures sociales de ces singes fascinants (appelés localement yaki) nous éclaire aussi sur les comportements humains.
Si un singe effronté n’avait pas dérobé l’appareil d’un photographe travaillant dans un parc d’Indonésie puis réalisé un selfie, comme le raconte la rumeur, les macaques des Célèbes seraient encore inconnus du grand public. Par la suite, le cliché est devenu viral sur Internet.
Macaca nigra (aussi appelé cynopithèque nègre et macaque à crête) s’est retrouvé avec des millions de fans sur le Web, tout comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Et ce, au moment où l’ONG, qui fixe le statut de conservation des espèces, projetait d’inclure ce macaque aux yeux ambre et à la coiffure punk parmi les vingt-cinq primates les plus menacés.
La célébrité du singe photographe, appelé Naruto, ne lui vaut nulle faveur parmi son groupe, dans les forêts isolées de la réserve naturelle de Tangkoko-Batuangus-Duasaudara, près de Bitung, sur l’île des Célèbes. « C’est lui ! » Antje Engelhardt, primatologue à l’université John Moores de Liverpool, me désigne un singe assis, le dos rond, en train de se gratter. Un autre mâle, Alex, surgit alors par derrière et grimpe sur son congénère.
« Vous avez vu ? », dit la chercheuse en riant. Charlie, le mâle alpha (dominant) du groupe, vient de voler à Alex la figue qu’il allait manger, explique- t-elle. « Plutôt que de se risquer à affronter Charlie, Alex a évacué sa frustration en faisant acte de pouvoir envers un plus faible » – en l’occurrence, Naruto. Comme quoi, la notoriété ne fait pas tout. Antje Engelhardt et ses étudiants étudient le comportement et la biologie des macaques de la réserve depuis une décennie, dans le cadre du Projet Macaca Nigra. Cette espèce de macaque, appelée yaki par les habitants, est l’une des sept que l’on trouve aux Célèbes (ou Sulawesi), une île d’Indonésie dont les quatre péninsules rayonnent à partir du centre montagneux. Les macaques, en danger critique d’extinction, sont chassés pour leur viande, domestiqués en tant qu’animaux de compagnie, et voient la destruction illégale des forêts réduire leur habitat au profit de cocoteraies et des potagers villageois. En parallèle, les défenseurs de la nature combattent les projets du gouvernement visant à tracer de nouvelles routes et à créer des industries dans les territoires encore sauvages.
En 2009 et 2010, des recensements ont dénombré 2 000 yaki dans la réserve de Tangkoko. Depuis, leur nombre a diminué, selon Antje Engelhardt. On ignore combien ils sont dans le reste du nord des Célèbes. À des centaines de kilomètres de là, une autre population de macaques vit sur l’île Bacan, où ils auraient été introduits vers le milieu du XIXe siècle, pour être offerts au sultan local. Les scientifiques étudient trois groupes principaux de macaques des Célèbes dans la réserve de Tangkoko. Le groupe le plus grégaire est appelé Rambo II. Ses membres ont déjà été étudiés, et les touristes les adorent. Quand Antje Engelhardt est arrivée, voilà dix ans, ils étaient déjà presque apprivoisés. Le groupe Rambo I a aussi été l’objet d’observations précédentes, mais il y a très longtemps. L’équipe d’Antje Engelhardt l’a réhabitué à vivre dans la nature sauvage. Le troisième groupe, appelé Pantai Batu Hitam (soit « plage des roches noires », car il fréquente des plages volcaniques) est le plus méfiant vis-à-vis de l’homme. Chaque groupe compte environ quatre-vingts individus et obéit à une stricte hiérarchie. Un mâle alpha est le partenaire préféré de ces dames. Mais sa suprématie reste fragile. Les putschs se déroulent souvent très vite, sans effusion de sang. Quand un mâle perd son statut de dominant, il ne peut plus le récupérer. Certains qui sont éconduits quittent le groupe et tentent de s’imposer dans un autre. En général, les femelles s’entendent bien entre elles. Quelques séances de toilettage ou d’autres comportements pacifiques permettent de mettre un terme aux disputes.
Les très jeunes macaques ont une grande liberté pour jouer et explorer la forêt, mais s'éloignent peu des parents. Un chasseur qui tue une mère pour sa viande capture aussi souvent les petits, vendus comme animaux de compagnie.
Si deux territoires se chevauchent, les affrontements sont souvent violents. En entendant cris et hurlements, les traînards se précipitent pour se joindre au concert, signalant leur solidarité envers ceux qui se trouvent en première ligne.
« Ces combats peuvent être très méchants », précise Antje Engelhardt, mais ils sont rarement mortels. Les mâles tentent d’écarter les femelles de leurs rivaux amoureux, mais ils se montrent parfois cruels avec leurs partenaires, jusqu’à leur infliger des morsures qui laissent des cicatrices. Toutefois, dans les forêts de leur territoire, les macaques vivent apparemment sans crainte. Ils grimpent haut et s’élancent à longs bonds. Les petits, avec leurs grands yeux et leur faciès de dessin animé, s’agrippent à leur mère ou jouent ensemble sur le sol. Les individus communiquent par des sortes de roucoulements lorsqu’ils se déplacent en quête de nourriture – figues ou autres fruits, feuilles, insectes. Des mimiques précises traduisent l’humeur. Un bâillement bouche ovale qui se termine tête en arrière dénote une tension. Un froncement du cuir chevelu, oreilles aplaties, invite à jouer ou à se faire toiletter. Petits rires, cliquetis de langue, grognements et glapissements se font entendre en fonction du contexte. Cinq jours par semaine, de l’aube au crépuscule, Maura Tyrrell suit les macaques. Doctorante à l’université d’État de New York à Buffalo, elle étudie notamment les rapports entre mâles. Elle tente de savoir quand et comment ceux-ci forment des alliances, ce qui, selon elle, « pourrait nous éclairer sur des comportements similaires dans les premières sociétés humaines ». Lors de ma première journée dans les bois, Raoul, le grand mâle alpha de Rambo II, me montre largement ses canines acérées. Puis, il s’approche, l’air de rien, et me flanque un coup de bâton sur le mollet, histoire de me remettre à ma place dans la hiérarchie sociale – en bas.
Une femelle adulte a un bébé tous les vingt mois environ. Elle veille à la plus grande partie de son éducation. Nourris au sein pendant moins de douze mois, les petits attendront encore quelques années pour se détacher de leur mère.
Les signaux sexuels ont une très grande importance chez les macaques. « Lorsqu’il s’agit de choisir un partenaire, cela peut aller très loin », observe Antje Engelhardt, tandis que des femelles exposent leur arrière-train rose rouge et gonflé devant des partenaires mâles potentiels. Chez ces derniers aussi, un scrotum de couleur vive indique un taux élevé de testostérone et la position dominante qui en découle : « Plus il est rouge, plus l’animal est haut placé dans la hiérarchie. » Les mâles testent sans cesse leur rang hiérarchique, avec l’espoir de s’élever. Plus ils sont hauts placés, plus ils ont de chances de transmettre leur ADN par l’intermédiaire de femelles fertiles (celles qui ont les arrière-trains les plus gros et rouges). « Pourtant, nuance Antje Engelhardt, être un bêta [numéro deux] pourrait bien constituer la position idéale. Sans avoir besoin de vous montrer le plus fort, votre activité sexuelle reste considérable. » Les chercheurs révèlent peu à peu des détails précieux sur la vie intime des yaki. « Une découverte très intéressante est que les mâles possédant certains traits de personnalité – la confiance en soi et l’appartenance à un réseau social vaste et diversifié – sont plus aptes à s’élever haut dans la hiérarchie, et donc à engendrer une descendance plus nombreuse, m’explique Antje Engelhardt. Ce n’est donc pas votre statut social qui influe sur votre personnalité, mais votre personnalité qui décide de votre statut. » Ce principe vaut également chez les humains, dont la personnalité influe sur la position sociale et l’offre sexuelle proposée. Mais les composantes de la personnalité ayant un effet bénéfique « pourraient être très spécifiques, dit Antje Engelhardt. Ce qui fonctionne pour les macaques mâles ne fonctionne pas forcément pour les êtres humains. »Les macaques des Célèbes n’ont qu’un prédateur naturel, le python réticulé, mais beaucoup d’ennemis. La déforestation détruit leur habitat, ils sont cernés par la construction de routes, massacrés par les braconniers. « Ici, c’était une forêt primaire, dit Engelhardt, hochant la tête vers les pentes qui bordent la grand-route, à la sortie de Tangkoko. D’abord, les gardes forestiers se sont mis à aménager des potagers, et les villageois les ont imités. » Elle me désigne les pics jumeaux du mont Dua Saudara : « Là-haut, vous pouvez voir de la forêt au sommet, mais, tout le reste, ce sont maintenant des cocoteraies. Nous avons vraiment exploré ce territoire : pas le moindre singe. Rien. »
Nous nous dirigeons vers le refuge de Tasikoki, au sud de Bitung, pour rencontrer Harry Hilser, qui gère le programme de la Selamatkan Yaki, une association œuvrant au sauvetage des macaques des Célèbes, et Simon Purser, directeur du refuge, un Britannique à la voix douce. Le refuge recueille des animaux orphelins, blessés, ou confisqués à des braconniers et à des marchands d’animaux « domestiques » illégaux. Simon Purser admet qu’il consacre beaucoup de temps à « obtenir des forces de l’ordre qu’elles fassent leur travail ». Il s’occupe aussi de la plupart des expéditions de sauvetage. Les choses peuvent mal tourner : certains préfèrent tuer les animaux que de les restituer. Le refuge de Tasikoki héberge près de soixante dix macaques des Célèbes, dans de vastes enclos forestiers où ils ont le loisir d’établir des hiérarchies. « Cela peut être sanglant », admet Purser, mais c’est naturel. « Notre action vise toujours à réintroduire les animaux dans un milieu sauvage, mais il est hors de question de lâcher un singe seul, n’importe où, en lui disant salut et bonne chance. » Il risquerait d’être tué par les mâles qui contrôlent le territoire « ou de quitter la forêt parce qu’ils ne sauront pas quoi y faire ». Les relâcher en groupe est une manière de prévention. Des fermiers posent des pièges pour empêcher les macaques de piller les récoltes. Les singes sont parfois aussi victimes de ceux destinés aux porcs, oiseaux ou rats – de l’argent facile pour les braconniers. « Mon équipe a relevé jusqu’à une centaine de pièges sur une petite zone située au sein du parc », assure Antje Engelhardt.
Attrapée dans la nature, la jeune Nona (« mademoiselle ») vit enchaînée chez une famille de Kumersot. Garder un macaque comme animal de compagnie est pourtant illégal.
Le marché local des animaux de compagnie est prospère, avec des bébés macaques orphelins ou capturés. Mais la plus grande menace est ailleurs : aux Célèbes, on apprécie depuis des siècles la viande de macaque, vendue un peu moins de 4 euros/kg (un adulte pèse 8 à 10 kg). La ville de Tompasobaru, à six heures de route de Tangkoko, est connue pour les tapis de clous de girofle mis à sécher sur des bâches, dans les cours des maisons. Mais, au marché en plein air, l’atmosphère est chargée de l’insistante odeur des produits de boucherie. Sur les étals, le poisson séché et les pattes de poulet côtoient les rats et les chauves-souris (dont les ailes s’empilent telles des chutes de cuir), ainsi que divers morceaux de porc et de singe, au visage intact. Nofi Raranta, 37 ans, principal négociant en clou de girofle de la ville, est aussi le plus grand chasseur. Une centaine d’hommes écument à son profit les forêts environnantes. Il m’accueille sur le porche de sa nouvelle maison, à quelques pas du marché, et me conduit dans une pièce qui sert d’entrepôt. D’un grand réfrigérateur, il tire le tiers supérieur d’un macaque des Célèbes qu’il pose sur un tabouret pour me permettre de l’examiner. Il m’annonce que sa famille vend environ quinze macaques par semaine, dont un quart de yaki. Je lui demande ce qui se passerait si tous les macaques des Célèbes étaient capturés. Car Nofi Raranta accepte que ses chasseurs s’enfoncent toujours plus loin pour trouver des singes. « Je suis un homme d’affaires, se défend-il. Nous vendons aussi du clou de girofle. Et il y a toujours plus de rats, de porcs et de chauves-souris. Si une espèce disparaît, nous en cherchons une autre. » La loi indonésienne protège les macaques. Ne craint-il pas d’être accusé de trafic ? « Pas vraiment, avoue-t-il avec un petit sourire. Les policiers viennent manger à ma table ! ». « L’Indonésie a mis en place un vaste système judiciaire, me dit Harry Hilser, mais cela ne sert à rien si les lois ne sont pas appliquées. » Et, même quand elles le sont, une condamnation à la prison pour braconnage demeure exceptionnelle.
« Nofi ne risque sans doute qu’une amende, se désole Simon Purser. En réalité, on n’entreprend pas grand chose pour dissuader les braconniers de faire ce qu’ils font. » Et la faiblesse des sanctions, poursuit-il, peut mettre en péril les espèces autant que les autres menaces directes auxquelles elles sont confrontées. Face à ces nombreux dangers, l’association Selamatkan Yaki et les responsables du projet pédagogique initié par le refuge de Tasikoki et par Macaca Nigra coopèrent pour faire évoluer les mentalités. « C’est un véritable défi que de créer un sentiment d’empathie pour Macaca nigra, admet Simon Purser. Vivants, ils ravagent les jardins ; morts, c’est de la viande à manger, ou de l’argent. Nous avons d’abord besoin que la police travaille avec nous au lieu de détourner les yeux. »
Faire comprendre aux enfants l’importance d’une forêt peuplée de singes finira par payer et enrayera leur déclin, estiment les militants écologistes. « Il s’agit de préserver leur habitat puis de les laisser tranquilles », résume Antje Engelhardt, qui les étudie depuis de longues années.
Obtenir un soutien politique est très difficile. Les singes font rarement le poids face aux intérêts en jeu. « Il faut trouver un compromis, m’affirme Akshari Masikki, du service de préservation des ressources naturelles, à propos de la gestion foncière. Nous ne pouvons pas décider du seul point de vue écologique. Il nous faut envisager les facteurs économiques et culturels. » Grands amateurs de fruits, les singes en dispersent les graines, m’apprend Hilser. Ils sont les « jardiniers de la forêt. Quand on parvient à mettre en valeur leur rôle dans l’écosystème général, les habitants commencent à les considérer d’un œil différent – ils commencent à comprendre. » Apprendre aux enfants à connaître les yaki amène le soutien des parents, note Hilser. Les enfants, ajoute Purser, « jouent un rôle d’information fantastique » auprès de ceux qui ont des macaques comme animaux de compagnie. Dans la ville de Manado, j’ai rencontré des « ambassadeurs Yaki ». Ce titre, délivré par Selamatkan Yaki, honore des étudiants indonésiens (et des notables) qui défendent la cause des macaques dans les écoles, les églises ou lors d’événements publics. « L’essentiel, souligne Harry Hilser, est que les communautés locales soient impliquées. C’est le seul moyen de voir aboutir ce projet de protection. » L’écotourisme offre sans doute une partie de la solution. « Ces singes sont des symboles. Avec leur coupe à la punk, leurs mimiques et leur arrière-train en forme de cœur, les yaki sont un étendard utile aux Célèbes, ils en sont la mascotte. » C’est à regret que je dois quitter Tangkoko. Alors que je roule à moto sur une méchante piste, Raoul, le mâle alpha qui m’a donné un coup de bâton sur la jambe, surgit d’entre les arbres. Il est seul. Après l’avoir dépassé, je jette un coup d’œil en arrière. Dressé au milieu de la piste, non sans arrogance, Raoul ne me quitte pas des yeux. J’ai ma petite idée : il est soulagé que le primate envahissant que je suis, un parmi tous ceux qu’on aperçoit sur le territoire des yaki ces derniers temps, ait enfin décampé – et les mains vides.