Ouganda : les chimpanzés, privés de leur habitat, s'en prennent aux Hommes

Témoin de la peur, du deuil et finalement de la résignation à mesure que la perte de leur habitat a contraint les chimpanzés à s’attaquer aux foyers d’un petit village, un photographe nous livre son expérience.

De RONAN DONOVAN
Photographies de Ronan Donovan
Publication 17 janv. 2022, 12:46 CET
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Ces chimpanzés sauvages ont perdu leur habitat naturel. Ils s’approchent d’une maison à Kyamajaka en Ouganda.

PHOTOGRAPHIE DE Ronan Donovan

J’ai pris cette photo au travers de la fenêtre d’une maison abandonnée dans un village de l’ouest de l’Ouganda. Alors que je l’observais, un chimpanzé (Pan) sauvage a pénétré dans le jardin, suivi d’un autre. Même s’ils fixaient les fenêtres, je savais qu’ils ne pouvaient pas me voir derrière le verre réfléchissant. Fort heureusement. 

Au cours de précédentes missions sur le terrain, j’ai été entouré de dizaines de chimpanzés sauvages et j’ai pu les observer de près. Pourtant, avant cette mission en 2017, me cacher ne m’avait jamais traversé l’esprit. Je n’aurais jamais imaginé écrire une telle phrase.

C’était avant que je rencontre la famille Semata. J’ai pu constater combien l’épuisement des terres et des forêts ainsi que la pénurie de nourriture et de semences pouvaient déclencher une compétition entre les primates vivant à l’intérieur des maisons et ceux du monde extérieur.

Depuis toujours, je me sens comme chez moi dans la nature. Après l’université, j’ai travaillé pendant huit ans comme biologiste de terrain, spécialisé dans les chouettes tachetées (Strix occidentalis) au parc national de Yosemite, les mammifères marins des côtes africaines et les chimpanzés sauvages du parc national de Kibale, en Ouganda. Le projet de recherche sur le long terme du primatologue Richard Wrangham dans cette réserve visait à comprendre les comportements des chimpanzés sauvages et les potentielles conséquences environnementales et anthropologiques sur ces derniers.

Pendant la majeure partie de l’année 2011, j’ai suivi des chimpanzés habitués à la présence humaine. Après des décennies de rencontres impartiales avec leurs observateurs, ces animaux étaient en confiance. Puisqu’ils n’avaient jamais été ni nourris ni blessés directement par un humain, ma présence leur était indifférente.

Toutefois, comme l’a confirmé la recherche de M. Wrangham, le comportement change en fonction des circonstances, aussi bien pour les humains que pour les chimpanzés. Tout comme nous, les chimpanzés s’adaptent pour exploiter de nouvelles sources de nourriture si celles dont ils disposaient disparaissent. Aussi, comme les Hommes, les chimpanzés sont des omnivores prêts à défendre leur territoire face aux autres groupes de leur espèce. Ils comprennent la notion d’agression. Lancez une pierre sur un chimpanzé habitué et, souvent, il vous en enverra une en retour. À moins que vous ne soyez plus imposant ou en plus grand nombre, les chimpanzés ayant été attaqués vous attaqueront à leur tour. S’ils en ont l’occasion, ils chasseront pour se procurer de la viande.

Six ans après avoir travaillé en Ouganda en tant que biologiste de terrain, j’y suis retourné cette fois-ci en tant que photographe de la faune sauvage et de la conservation. Ma mission pour National Geographic, aux côtés de l’auteur David Quammen, était de relater l’histoire du conflit entre humains et chimpanzés.

locator: Ronan Chimps Uganda

Ouganda

PHOTOGRAPHIE DE NGM Maps

Bien que le village de Kyamajaka se situe non loin du parc Kibale où le projet de recherche avait été mené, les chimpanzés ont été habitués à la présence humaine d’une tout autre manière. Ils se méfient des personnes qu’ils croisent au quotidien. Ils sont en compétition directe avec leurs voisins humains. Les forêts primaires qui les abritaient ont été défrichées au profit de l’agriculture. Ils doivent donc désormais se nourrir principalement des cultures exploitées par les Hommes. Le soir, ils se lancent dans de véritables descentes en quête de nourriture près des habitations avant de retourner dans la parcelle de forêt où une vingtaine d’arbres constituent leur refuge face au monde humain.

Seulement les incursions ne s’arrêtent pas là. La maison depuis laquelle j’ai pris cette photo appartenait à la famille Semata. Omuhereza, agriculteur, sa femme Ntegeka et leurs quatre jeunes enfants y vivaient. Habiter dans cette maison, c’était constamment courir le risque de se faire attaquer par les chimpanzés, m’a confié Ntegeka. Elle m’a décrit comment ces animaux faisaient irruption dans leur cour et épiaient les fenêtres, effrayant la famille entière.

L’impensable s’est alors produit le 20 juillet 2014. Pendant que Ntegeka travaillait dans le jardin, ses enfants étaient avec elle. En un instant, alors qu’elle avait le dos tourné, un immense chimpanzé a attrapé son jeune fils, Mujuni, et s’est enfui. Les villageois se sont lancés à sa poursuite. Ils ont trouvé le corps du petit garçon de deux ans éviscéré, abandonné sous un buisson. Il a succombé à ses blessures sur le chemin de l’hôpital régional.

Les mois sont devenus des années et les attaques de chimpanzés ont continué. La famille Semata a fini par craquer. Même si leur maison était leur bien le plus cher, ils l’ont abandonnée en août 2017. Je m’y suis rendu peu après leur déménagement dans des logements temporaires, certes exigus et sans jardin, mais surtout sans singes sauvages agressifs.

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    En se rassemblant devant la maison abandonnée de la famille, les chimpanzés voient leur reflet dans les fenêtres comme une provocation.

    PHOTOGRAPHIE DE Ronan Donovan

    Le sort de la famille Semata est le pire aspect du conflit entre les Hommes et les chimpanzés que National Geographic nous a demandé de documenter, David Quammen et moi. Mes clichés devaient permettre de partager cette histoire. J’espérais également qu’ils puissent rendre hommage aux tragédies humaines et qu’ils encourageraient un changement.

    Omuhereza et Ntegek m’ont confié les clés de leur maison vide et m’ont accordé la permission d’y prendre des photos. Pour y entrer, j’ai dû pousser la porte avec mon épaule. Elle n’avait pas été ouverte depuis des mois. Plusieurs fenêtres avaient été cassées, certainement par les chimpanzés selon Ntegeka. Alors que je me tenais dans la pièce sombre et poussiéreuse, j’ai repensé au triste sort de Mujuni. Je me suis demandé si ses parents avaient revécu la scène chaque fois qu’ils apercevaient les visages des chimpanzés.

    Les responsables locaux et plusieurs ONG internationales ont incité les agriculteurs à apprendre à vivre parmi les chimpanzés. Mais savent-ils seulement ce que cela signifie ? J’ai voulu immortaliser ce qu’avait pu ressentir la famille Semata dans sa maison lors des visites de ces grands primates.

    Je me suis promené d’une fenêtre à l’autre, dans l’attente des chimpanzés. Je n’ai vu qu’un seul d’entre eux, assis tranquillement dans un coin du jardin. Rapidement, d’autres l’ont rejoint, calmement aussi. Puis, l’ambiance a changé. Un mâle adolescent s’est dressé sur ses deux jambes, a attrapé une poignée de plantes et l’a secouée tout en se dirigeant vers la maison. Alors qu’il prenait de la vitesse, il a atteint l’habitation à toute allure, a lâché les branches, a sauté en l’air et a martelé le flanc de la maison avec ses talons sans relâche. Bam boum ! La maison tout entière a tremblé.

    Le plus grand mâle du groupe, celui que je présumais être l’alpha, s’est levé et a balancé ses bras. Il s’échauffait pour témoigner de sa force. Il s’est lancé dans une course effrénée, a ramassé une pierre de la taille d’une balle de tennis en chemin et l’a violemment lancée. Elle a rebondi une fois sur le sol puis a frappé la maison dans un immense fracas. Mon cœur battait la chamade alors que je continuais de prendre des photos. Finalement, à la tombée de la nuit, le groupe est retourné dans sa minuscule forêt et j’ai pu quitter les lieux.

    J’avais hâte de partager mes clichés avec mes collègues chez National Geographic ainsi qu’avec ces autorités qui prêchent la cohabitation pacifique. En revanche, je craignais de montrer ces photos à la famille Semata, de peur de raviver leur chagrin et leur douleur.

    Lors de ma dernière visite chez eux en novembre 2017, Ntegeka m’a demandé si j’avais des photos des singes. J’ai sorti mon téléphone à contrecœur pour lui montrer l’image ci-dessus, où cinq chimpanzés sont alignés devant son ancienne maison. Elle s’est mise à rire, encore et encore. Elle s’est finalement arrêtée pour déclarer : « Mon Dieu, ils ressemblent à des humains ». J’ai fait défiler d’autres photos. « Je les connais tous, sauf les bébés. Regardez ce petit, il a la peau claire », disait-elle en riant. La famille m’a ensuite fièrement montré leur nouveau terrain et le grand tas de briques qui allait devenir leur maison. Ils allaient en bâtir une nouvelle. Par le rire de Ntegeka, j’ai senti qu’ils se reconstruisaient, à plus d’un titre.

    La National Geographic Society, engagée pour mettre en lumière et protéger les merveilles de notre planète, a financé le projet de l’explorateur Ronan Donovan depuis 2014. Originaire du Montana, Ronan Donovan est réalisateur, artiste et alpiniste en plus d’être photographe de la faune sauvage. Pour en savoir plus sur la façon dont la National Geographic Society soutient ses explorateurs, cliquez ici.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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