Les coulisses de deux ans d’enquête sur le trafic de tigres en captivité
Nos deux journalistes ont passé deux ans en immersion dans les coulisses du trafic de tigres aux États-Unis. Grâce à leur travail, l’exploitation des bébés tigres par le grand public y est désormais révolue.
Clay, Daniel et Enzo, trois des trente-neuf tigres secourus dans un parc animalier de l’Oklahoma, se retrouvent près d’un réservoir du Wild Animal Sanctuary de Keenesburg, dans le Colorado. Ces félins vivront leur vie ici, correctement nourris et soignés.
Durant les deux années qu’a duré notre enquête sur les tigres captifs des États-Unis, nous avons traversé trente-deux États et vécu des expériences particulièrement dérangeantes. Mais alors qu’approchait la date de rendu du reportage commandé par National Geographic, il me manquait une image à la fois puissante et optimiste.
Lorsque Sharon, qui écrit, notre fils Nick Ruggia, qui filme, et moi-même, chargé de la photographie, avons débuté notre reportage en 2017, on pouvait raisonnablement affirmer qu’il y avait plus de tigres en captivité aux États-Unis que dans la nature. Les estimations de leur nombre variaient de 5 000 à 10 000, mais à cause d’une politique de surveillance gouvernementale trop clémente, personne ne savait exactement combien ils étaient. En effet, aucune loi fédérale n’encadrait la détention de fauves.
Les zoos de « bord de route » qui permettaient aux touristes de caresser des bébés tigres et de prendre des selfies avec eux ont été à l’origine d’une véritable « crise des tigres » aux États-Unis. Les félins élevés captivité sont souvent victimes d’un trafic d’espèces illégal. Pour garantir un approvisionnement constant en petits, les tigresses étaient forcées à mettre bas une portée après l’autre. Les bébés, arrachés à leur mère dès la naissance, étaient mal nourris et manipulés par des centaines de personnes. Quand ils atteignaient l’âge de douze semaines et qu’ils devenaient trop gros et trop dangereux pour être caressés, on les faisait se reproduire, on les exposait ou bien on les faisait tout simplement disparaître. La plupart de ces zoos se faisaient passer pour des sanctuaires. Au moins l’un d’entre eux générait près d’un million d’euros de chiffre d’affaires par an.
Nos pérégrinations à travers le pays nous ont permis d’interroger des centaines de personnes pour notre article : des propriétaires d’animaux, des travailleurs et des douaniers, à la fois dans des pseudo-zoos et dans de vrais sanctuaires, mais aussi des biologistes de la faune, des défenseurs de l’environnement, des procureurs et des agents du Service américain de la pêche et de la faune (FWS). Parfois, nous étions sous couverture, d’autres fois, non.
La journaliste Sharon Guynup prend un selfie avec le photographe Steve Winter, en action au sommet d’Elephant Rock lors d’une mission de terrain récente au Sri Lanka. Le duo collabore pour documenter les défis rencontrés par les fauves et d’autres animaux.
Nous avons filmé et photographié la manipulation de bébés tigres dans des zoos délabrés, un safari haut de gamme, une foire dans l’Illinois et un salon de l’Oklahoma. Nous avons vu des tigres malades et squelettiques, certains meurtris, strabiques ou handicapés, vivant dans des cages sordides. Nous avons découvert des activités illicites, notamment de la maltraitance animale, des donations détournées pour un profit personnel et des trafics liés à la faune qui favorisent le braconnage des derniers tigres sauvages.
Sharon a correspondu avec Joe Exotic, le tristement célèbre « Tiger King », qui purge désormais une peine de vingt-et-un ans de prison pour complot en vue d’un assassinat et pour falsification de dossiers criminels ainsi que pour le meurtre et le trafic de tigres dans son ancien zoo de l’Oklahoma, le G.W. Exotic Animal Park. J’ai également passé neuf jours à photographier Bhagavan « Doc » Antle dans son safari de Myrtle Beach, en Caroline du Sud. En juin 2023, ce dernier a été reconnu coupable de trafic d’espèces sauvages et de conspiration en vue d’un tel trafic.
En documentant les dessous de ce secteur frauduleux, nous souhaitions également montrer les conditions de vie quasi-idéales dont pouvaient jouir ces magnifiques superprédateurs qu’il est impossible de relâcher dans la nature. Deux semaines avant la date de remise de l’article, je me suis rendu au Wild Animal Sanctuary, près de Denver, dans le Colorado, où des félins bien traités vagabondent au sein d’un habitat de plusieurs hectares.
Là, j’ai rencontré Clay, Daniel et Enzo, trois des trente-neuf tigres rescapés de l’ancien zoo de Joe Exotic. Ces énormes félins, pas tout à fait arrivés à maturité, folâtraient, couraient derrière notre quad alors que nous longions leur clôture et joutaient en se redressant sur leurs pattes antérieures, comportement que je n’avais observé que chez des tigres sauvages.
C’était une journée étouffante de juillet et deux des félins ont sauté dans un réservoir d’eau pour se rafraîchir. Le troisième s’est allongé à côté d’eux sur le sol. J’ai traversé la route pour prendre des photos d’un autre tigre qu’un patchwork de ciel bleu et de nuages gris entourait, tandis que les derniers rayons du soleil filtraient à l’horizon, derrière les Rocheuses.
Puis j’ai entendu mon assistant chuchoter bruyamment : « Steve, tu voulais un arc-en-ciel ! En voilà un ! » Je suis retourné vers le trio en rampant afin de ne pas les déranger et j’ai glissé mon objectif à travers la clôture. La tête du troisième félin reposait contre le réservoir, et j’ai pris la photo : trois tigres satisfaits, encadrés par un arc-en-ciel.
Quand l’article a paru en 2019, les membres du Congrès des États-Unis qui avaient appuyé la législation sur les fauves en ont reçu une copie. Trois ans plus tard, grâce à l’adoption du Big Cat Public Safety Act, il est devenu interdit de posséder des fauves et de les exposer au contact direct du public. Aux États-Unis, la pratique consistant à exploiter des tigres pour les faire caresser par le public est désormais révolue.
Steve Winter et Sharon Guynup ont respectivement photographié et écrit l’article « The Tigers Next Door », paru dans notre numéro de décembre 2019.
Cet article est à paraître dans le numéro de décembre 2023 de National Geographic.