Pourquoi avons-nous si peur des serpents ?

En Occident, les serpents traînent une mauvaise réputation plurimillénaire. Craints, détestés, diabolisés, mais surtout méconnus, ils font encore aujourd’hui l’objet d’une aversion aussi tenace qu’injustifiée.

De Marie-Amélie Carpio
Un exemplaire de Vipère peliade (Vipera Berus).

Un exemplaire de Vipère peliade (Vipera Berus).

PHOTOGRAPHIE DE F. Serre Collet, MNHN

Pourquoi tant de haine ? La faute à notre héritage judéo-chrétien, répond Françoise Serre-Collet, herpétologue, chargée de médiation scientifique au Museum national d’Histoire naturelle et auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation sur les reptiles, dont Légendes de serpents, paru aux Éditions Delachaux et Niestlé et Dans la peau des serpents de France, chez Quæ. Depuis plus de 30 ans, la spécialiste s’emploie à réhabiliter ces créatures, exécrées dans des pays comme la France, mais vénérées en Asie ou en Afrique. Entretien.

Françoise Serre-Collet, herpétologue, chargée de médiation scientifique au Museum national d’Histoire naturelle, avec une vipère aspic ...

Françoise Serre-Collet, herpétologue, chargée de médiation scientifique au Museum national d’Histoire naturelle, avec une vipère aspic concolore.

PHOTOGRAPHIE DE Alain Collet

 

D’où vient notre phobie des serpents ?

En Occident, il faut remonter à la Bible, à Adam et Ève et au serpent tentateur qui a poussé Ève à goûter au fruit défendu de l’arbre de la connaissance. Dans la religion judéo-chrétienne, le serpent devient le symbole du mal, de Satan, celui à cause de qui on a perdu le paradis originel et l’immortalité. La Bible en a fait un animal exécrable que Dieu a puni en le faisant ramper sur le ventre. On se balade avec cet inconscient collectif qui date de plus de 2000 ans.

Les serpents ne laissent personne indifférent. Ce sont des animaux qui sortent complètement de l’ordinaire. Ils n’ont pas de pattes, ne font pas de bruit, semblent venir du fin fond de la terre, sortent tout le temps la langue et peuvent tuer. Ils sont présents dans toutes les mythologies. En Occident, ils sont diabolisés et représentent la mort, mais dans les autres civilisations, ils sont perçus de façon beaucoup plus positive.

 

Quelles sont leurs principales fonctions dans les mythologies des pays non-occidentaux ?

En Afrique de l’ouest, le serpent est à la base de la création du monde. Il porte la Terre, et comme il finit par avoir trop chaud, une déesse l’arrose, faisant apparaître les océans. Les tremblements de terre seraient dus à ses ébrouements, une croyance que l’on retrouve chez les Aborigènes d’Australie. Au Bénin, le python royal a longtemps été vénéré, au point que si un habitant en tuait un, il encourrait la peine de mort par immolation par le feu. Son importance était telle que le respect dû au serpent figurait dans les textes relatifs aux échanges commerciaux entre le pays et l’Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles.

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    Représentation de Adam et Ève dans l’église Sainte-Anne à Châtel-Guyon, France.

    Représentation de Adam et Ève dans l’église Sainte-Anne à Châtel-Guyon, France.

    PHOTOGRAPHIE DE F. Serre Collet, MNHN

    Le serpent intervient aussi dans la création du monde en Asie. En Chine, c’est une femme-serpent qui fabrique les hommes à partir d’argile. Dans le bouddhisme, on voue un culte aux reptiles car l’un d’eux a sauvé la vie de Bouddha : un cobra le voyant endormi en plein désert a déployé son capuchon au-dessus de sa tête pour le protéger du soleil.

    Chez les Grecs, il représente l’immortalité, en raison de sa capacité à muer. Il rappelle aussi le malade qui va recouvrer la santé, d’où son symbolisme en médecine, avec le bâton d’Asclépios, que l’on retrouve aussi au Mexique, où le serpent Quetzalcoatl incarne cette science. En Égypte, on retrouve également cette idée d’immortalité dans le mythe du voyage de Rê, le dieu soleil. Chaque jour il part dans le monde d’Apophis, un serpent qui symbolise le chaos, mais il est ensuite avalé par un autre serpent qui lui permet de retrouver sa force et de renaître.

     

    La perception des serpents varie-t-elle encore beaucoup d’un pays à l’autre ?

    En France, même si ces animaux sont protégés par la loi, les coups de pelle restent un réflexe courant quand on se trouve face à eux. Qu’on le veuille ou non, il y a cet inconscient collectif hérité de la Bible, qui a généré énormément de rumeurs, d’idées fausses et de légendes négatives autour des serpents. Dans les années 1980 encore, on racontait par exemple que des écologistes balançaient des caisses de serpents par hélicoptère pour repeupler certaines régions françaises et on m’interroge encore là-dessus aujourd’hui !

    Une couleuvre helvétique (Natrix helvetica).

    Une couleuvre helvétique (Natrix helvetica).

    PHOTOGRAPHIE DE Alain Collet

    La peur que leur méconnaissance inspire va très loin. Il y a 14 espèces de serpents en France, 10 espèces de couleuvres et 4 espèces de vipères. Seules ces dernières sont potentiellement dangereuses, mais un serpent ne mord que quand il n’a pas le temps de fuir et une morsure n’est pas suivie obligatoirement d’une injection de venin. On ne dénombre qu’environ un décès tous les 10 ans en France métropolitaine, et en Guyane, la région d’Outre-mer qui concentre le plus grand nombre d’espèces venimeuses, on ne compte que quelques morts sur ces trente dernières années.

    Dans un pays comme l’Inde en revanche, les serpents font des victimes chaque année mais ils restent vénérés, notamment au cours de grandes fêtes religieuses. Sur une petite île de Malaisie, j’ai même découvert un temple des serpents dont l’autel était jonché de vipères.

    Au Japon, j’ai aussi visité un café basé sur le concept du bar à chat, mais consacré aux serpents : à l’entrée, vous choisissez parmi des petites boîtes celle qui contient le reptile qui vous plaît le plus et vous allez déguster votre boisson avec la boîte à côté de vous.

    Au Japon, on peut visiter des « bar aux serpents » : à l’entrée, vous choisissez parmi des petites ...

    Au Japon, on peut visiter des « bar aux serpents » : à l’entrée, vous choisissez parmi des petites boîtes celle qui contient le serpent qui vous plaît le plus et vous allez déguster votre boisson avec la boîte à côté de vous. Vous pouvez aussi choisir un gros spécimen, que l’on installe sur un canapé avec vous pour que vous le câliniez.

    PHOTOGRAPHIE DE F. Serre Collet, MNHN

    Vous pouvez aussi choisir un gros spécimen, que l’on installe sur un canapé avec vous pour que vous le câliniez. En fonction des pays, la perception de l’animal change radicalement.

     

    Vous évoquez le poids de l’inconscient collectif dans la phobie des serpents sous nos latitudes. Une étude menée par des chercheurs européens en 2017 sur des bébés de 6 mois montre que leurs pupilles se dilatent particulièrement devant des images qui les représentent, ce qui laisse penser qu’ils seraient prédisposés à les craindre. L’évolution a-t-elle inscrite la peur des reptiles dans nos gènes ?

    C’est une chercheuse américaine, Lynne Isbell, qui a été l’une des premières à développer cette théorie. Elle s’appuyait sur des expériences avec des singes qui n’avaient jamais vu de serpents de leur vie mais qui montraient pourtant des signes de peur en leur présence. Elle en a déduit qu’ils avaient une crainte innée des reptiles et, par extrapolation, elle a aussi avancé l’idée que cette peur devait être inscrite dans les gènes de l’homme.

    En France, en 2016, une étude a été menée par des chercheurs du CNRS auprès de plus de mille enfants auxquels ils ont montré diverses photos d’animaux. Ils en ont conclu que ce n’était pas tant le serpent en lui-même qui les effrayait que les caractéristiques aposématiques, qui annoncent un danger dans la nature – les formes pointues, triangulaires, les motifs en zigzag. Certaines études affirment la nature innée de la peur des serpents, d’autres soutiennent son caractère acquis. Le débat reste entier aujourd’hui.

    Un exemplaire de Vipère aspic (Vipera aspis).

    Un exemplaire de Vipère aspic (Vipera aspis).

    PHOTOGRAPHIE DE F. Serre Collet, MNHN

     

    L’hostilité qu’ils suscitent a-t-elle des conséquences sur leur préservation ?

    Quand on voit les difficultés à protéger des espèces anthropomorphisées, imaginez celles que l’on rencontre pour préserver des animaux mal-aimés du public. En France, ils ont été massacrés. Jusqu’à la loi de protection de 1979, qui interdit de les tuer, les mutiler ou les déplacer, il existait un métier de chasseur de serpents, exercé par des gens qui étaient payés au nombre de têtes de vipères qu’ils rapportaient.

    L’un des plus célèbres, Jean-Baptiste Courtol, qui vécut au XIXe siècle, en aurait tué 40 000. Il s’était confectionné un costume composé de près de 1000 peaux de vipères (ndlr : l’habit sera visible dans l’exposition Serpents, au musée Crozatier, au Puy-en-Velay, de juin à octobre 2021). Cela fait plus de 30 ans que j’essaie de réhabiliter les serpents et j’ai l’impression de radoter ! Mais je remarque que davantage de jeunes s’intéressent à l’herpétologie et mettent en place des actions pour essayer de les protéger, comme le réseau de plateformes téléphoniques SOS Serpents. On peut les appeler quand on a un serpent chez soi ou dans son jardin pour déterminer si c’est une espèce dangereuse, et, dans ce cas, un spécialiste vient la déplacer.

    Au Bénin, le Python royal (Phyton regius) a longtemps été vénéré.

    Au Bénin, le Python royal (Phyton regius) a longtemps été vénéré.

    PHOTOGRAPHIE DE F. Serre Collet, MNHN

    Aujourd’hui, la destruction et la fragmentation de leurs habitats représentent les principales menaces auxquelles ils sont confrontés, avec la pollution et les voitures. Or ces prédateurs on leur rôle à jouer dans les écosystèmes. La prolifération actuelle de rongeurs qui envahissent les cultures n’existerait sans doute pas si on ne tuait pas les serpents.

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