Pourquoi les bernaches du Canada sont-elles de moins en moins nombreuses à migrer ?
Les bernaches du Canada auraient-elles tout simplement cessé de prendre la direction du sud, séduites par la tranquillité des banlieues et encouragées par les hivers plus doux ?
Des bernaches du Canada se rassemblent sur une aire de jeux du Parc du lac Deer, situé en Colombie-Britannique, au Canada, en juillet 2020.
Lorsqu’elles migrent, adoptant alors leur iconique formation de vol en V, les bernaches du Canada peuvent parcourir plus de 2 400 km en 24 heures. Mais elles peuvent aussi choisir de se dandiner indéfiniment autour du complexe de bureaux du coin.
Ces dernières années, les observations de ces oiseaux bruyants à la tête noire et blanche qui ont élu domicile 365 jours par an sur les terrains de golf, les pelouses et autres espaces verts, se multiplient aux États-Unis et au Canada. Les bernaches du Canada auraient-elles tout simplement cessé de prendre la direction du sud, séduites par la tranquillité des banlieues et encouragées par les hivers plus doux ? Si la réponse est oui dans la plupart des cas, l’explication n’est pas évidente.
Le schéma classique de la migration est le suivant : les volées d’oiseaux qui passent l’hiver dans le sud des États-Unis s’envolent en direction du nord au printemps. Une fois arrivées dans la région subarctique et le Grand Nord, elles retrouvent leurs sites de reproduction et de nidification habituels. Puis, entre septembre et octobre, les volatils repartent pour le sud, accompagnés de leurs petits de l’année. Avec une espérance de vie moyenne de 24 ans, les membres de cette espèce peuvent accomplir deux douzaines de migrations au cours de leur existence. Et pendant ces périples, ils s’arrêtent sur les mêmes « aires de repos ».
Il existe toutefois des exceptions. Avant même que les Européens ne colonisent les Amériques au 17e siècle, certains individus de l’espèce n’avaient jamais migré. (Le nom de bernache du Canada et non pas « canadienne » leur a été donné par Carl Linnaeus en 1758.)
Ces populations, qui nichaient dans un habitat s’étalant de la région des Grands Lacs aux Rocheuses, migraient juste assez vers le sud chaque hiver pour trouver de la nourriture et des eaux libres de glace. À leur arrivée, les Européens découvrirent que ces oiseaux résidents étaient des proies faciles, si bien que l’espèce faillit disparaître au début du 20e siècle.
Des oiseaux élevés en captivité furent relâchés un demi-siècle plus tard par des conservationnistes et des organismes publics au sein de leur ancienne aire de répartition aux États-Unis. Aidées de quelques volées survivantes, les bernaches du Canada ont connu un formidable rétablissement de leur population.
Aujourd’hui, on trouve ces oiseaux de 4 kg dans chaque province canadienne et État contigu des États-Unis. Et leur nombre ne cesse d’augmenter. Ils étaient environ un million à avoir élu domicile en Amérique du Nord dans les années 1950. Ils seraient aujourd’hui sept millions selon les estimations du Service canadien de la faune. Les bernaches du Canada prospèrent également en Europe et en Nouvelle-Zélande, où elles sont même considérées comme une espèce invasive.
Seuls 10 % des bernaches vivant le long des importantes routes migratoires de l’Atlantique et du Mississippi, qui traversent les États-Unis à la verticale, étaient résidentes à la fin des années 1970. Aujourd’hui, elles représentent plus de 60 % de la population qui vit dans le pays.
« Ils étaient des oiseaux accomplis, comme nous le savons tous désormais », souligne Paul Curtis, démécologue à l’université de Cornell.
Des bernaches du Canada se rassemblent sous la neige au sein du Bosque del Apache National Wildlife Refuge (Refuge faunique national de Bosque del Apache), situé au Nouveau-Mexique.
En plus d’offrir aux bernaches du Canada de la nourriture en abondance et de l’espace, les zones urbaines et les banlieues comptent moins de chasseurs et de prédateurs naturels. Des études ont démontré que les couvées de bernaches résidentes sont plus importantes et que leurs oisillons vivent plus longtemps que ceux des individus qui migrent.
« Nous avons créé des habitats idéaux pour ces oiseaux », ajoute le démécologue.
DES PARENTS SÉDENTAIRES
L’étude de la migration des bernaches du Canada n’est pas évidente. Tout d’abord, les populations se mélangent et se reproduisent entre elles. De surcroît, il est difficile de distinguer les spécimens résidents des individus migrateurs par leur apparence, même pour les biologistes spécialistes des oiseaux.
Comme si cela ne suffisait pas, il arrive que des oiseaux des populations résidentes s’envolent soudainement pour l’Arctique, alors qu’ils n’ont pas migré depuis des générations. Là-bas, ils se nourrissent et muent, processus annuel au cours duquel toutes les bernaches du Canada se débarrassent de leurs vieilles pennes (plumes de vol) qui seront remplacées par de nouvelles.
Selon Paul Curtis, la perte de leur couvée incite souvent les bernaches à quitter la ville. « Les oiseaux résidents restent à la maison l’été pour les oisillons ».
Dans le sud du Michigan, plus de la moitié des bernaches résidentes suivies dans le cadre d’un projet de surveillance par satellite avaient migré au Canada après la perte de leurs petits. Selon une autre étude, 44 % des oiseaux vivant dans les États de New York, de la Pennsylvanie et du Vermont s’envolaient vers le nord s’ils n’avaient pas d’oisillon.
Christopher Sharp a suivi une bernache femelle qui nichait chaque année en face du même immeuble de bureaux à Toronto. Mais une année, elle a perdu sa couvée. Elle s’est alors envolée pour l’extrême nord du Québec, tout près de l’Arctique. « Si elle ne l’avait pas perdue, elle serait restée sur la zone de réception et d’expédition tout l’été », dit-il.
Lors de son périple dans le nord, l’oiseau a commencé à fréquenter une volée de migrateurs, puis a pris la direction de la baie de Chesapeake, dans le Maryland, pour passer l’hiver. C’est là-bas qu’elle a été abattue par un chasseur.
L’odyssée de près de 2 000 kilomètres de cette bernache est loin d’être unique, même chez les spécimens descendant d’oiseaux résidents.
« Ces oiseaux qui émettent des sifflements à votre encontre lorsque vous rentrez dans un immeuble de bureaux se rendent en Arctique ou dans la région subarctique pour muer. Il s’agit du lieu le plus sauvage où peut aller une bernache du Canada », déclare Christopher Sharp. Ce dernier est biologiste et spécialiste des bernaches pour le Service canadien de la faune basé à Ottawa.
DES BERNACHES QUI DÉRANGENT
Dans la plupart des cas, cette augmentation de la population résidente de bernaches n’a pas eu de conséquence négative sur la faune endémique et les écosystèmes. Bien au contraire : c’est avec notre espèce que la cohabitation se passe le moins bien.
Souvent agressives, les bernaches du Canada déposent leurs déjections dans des environnements façonnés par l’Homme, comme les terrains de jeux ou de golf, et les embarcadères. Une volée de cinquante bernaches peut produire deux tonnes et demie d’excréments par an. Impressionnant, non ?
Pour faire fuir les oiseaux, les Hommes ont tout essayé : objets qui font du bruit, chiens dressés pour les poursuivre, etc. Un Goosinator, leurre orange vif radiocommandé au faciès terrifiant, a même été mis au point pour les effrayer.
Mais les bernaches connaissent chaque plan d’eau dans un rayon de 20 km, comme l’a découvert Paul Curtis. Il menait alors une étude sur l’efficacité des techniques d’effarouchement de l’espèce dans l’État de New York. « Vous pouvez les chasser du parc ou du terrain de golf. Elles disparaîtront pendant quelques jours, mais finiront par revenir », explique-t-il.
Dans certains lieux, notamment les aéroports, ces oiseaux représentent pourtant de graves dangers. En 2009, le vol 1549 US Airways est entré en collision avec une volée de bernaches du Canada. Le pilote Chesley Sullenberger, surnommé « Sully », avait alors été contraint de faire atterrir l’appareil sur l’Hudson.
« Les bernaches et les avions à réaction ne font pas bon ménage », déclare Paul Curtis. Dans cette situation, « la seule solution efficace pour gérer la population est de les rassembler et les éliminer. Mais cela est sujet à la controverse. Certaines personnes n’aiment pas voir ça ».
UN PEU DE RESPECT
De nombreux défenseurs des animaux adorent côtoyer les bernaches du Canada. En 2019, un couple a d’ailleurs beaucoup fait parler de lui après avoir fait son nid à côté du siège de la National Geographic Society, à Washington.
Selon Christopher Sharp, ces oiseaux méritent notre admiration pour l’adaptation remarquable dont ils ont fait preuve en prospérant au sein d’habitats dominés par les humains.
Il se souvient avoir trouvé une femelle équipée d’un collier émetteur qui s’occupait d’une centaine d’oisillons de plusieurs couvées différentes sur le toit d’une zone industrielle. Pendant des mois, elle resta sur place, buvant dans un fossé et se nourrissant des pelouses parfaitement entretenues au lieu de partir à la recherche d’une source d’eau permanente. « Il s’agit d’un habitat inadéquat pour un oiseau aux pieds palmés et pourtant, il s’y porte comme un charme », remarque Christopher Sharp.
Le scientifique ajoute que l’intégralité du cycle biologique annuel des bernaches du Canada a lieu sous les yeux des citadins qui vivent en l’Amérique du Nord.
« C’est une occasion pour de nombreuses personnes d’établir un vrai lien avec la Nature », conclut-il.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.