500 requins élevés en captivité seront bientôt relâchés dans la nature
Des aquariums du monde entier élèvent des squales menacés d’extinction et les relâchent en mer. Cette initiative sans précédent pourrait bien porter ses fruits.
Des requins de récifs à pointe noire patrouillent dans les herbiers peu profonds près de l'île de Kri. Ces requins, aujourd'hui communs, étaient rares avant que le réseau de neuf zones marines protégées des Raja Ampat, couvrant plus de 20 000 kilomètres carrés, ne permette à la vie marine de commencer à se reconstituer. Tant de requins zèbres ont été tués que les rares qui sont restés n'ont pas pu trouver de partenaires. C'est pourquoi les scientifiques tentent de relancer la population en réintroduisant des animaux élevés en captivité.
Dans le cadre d'un nouveau projet international réunissant des partenaires de 15 pays différents, 44 aquariums élèvent en captivité des requins zèbres en voie de disparition et visent à libérer 500 spécimens en Indonésie pour tenter de sauver de l'extinction une population sauvage de plus en plus rare.
C'est une première mondiale. Alors que les scientifiques réintroduisent souvent des animaux captifs rares sur terre – pensez aux condors de Californie ou aux pandas géants en Chine – rien de tel n'avait jamais été tenté avec des requins, qui disparaissent dans le monde à un rythme alarmant.
Dans un lagon turquoise des îles Raja Ampat, en Indonésie, Nesha Ichida tient délicatement un bébé requin entre ses mains. La petite créature semble tout droit sortie de l’imagination d’un enfant : fine, musclée, avec des taches sombres et un mélange de rayures et de ronds.
Comme tous les requins-zèbres, ce juvénile de 15 semaines s’est développé dans un œuf. Mais un œuf pondu dans un aquarium en Australie, puis expédié par avion en Indonésie, où il a éclos dans le bassin d’une nurserie pour requins. Ses parents avaient été recueillis il y a des années au large de la côte nord du Queensland, où les requins-zèbres sont communs. Or, ici, aux Raja Ampat, à environ 2 400 km au nord- ouest, ils ont quasi disparu, victimes du commerce mondial de requins. Entre 2001 et 2021, malgré plus de 15 000 heures de recherches, les chercheurs n’en ont trouvé que trois.
Ce requin est le fruit d’une grande idée, portée par les scientifiques de plusieurs dizaines d’aquariums parmi les plus connus du monde. Selon eux, élever en captivité des espèces menacées de requins et de raies et réintroduire leurs petits un peu partout sur la planète pourraient aider à restaurer les populations de prédateurs des océans – et peut-être la mer elle-même. Les requins-zèbres seraient les premiers sur la liste. Nesha Ichida, une biologiste marine indonésienne, est justement là pour remettre en liberté le premier individu.
Par une chaude journée de janvier, sous les imposantes formations calcaires des îles Wayag, j’observe la petite créature se débattre dans ses mains. Durant des mois, la chercheuse a préparé ce requin – qu’elle a surnommé Charlie – à une nouvelle vie. Il est temps maintenant de lui dire au revoir. Ses mains s’ouvrent, et Charlie s’éloigne, plongeant vers le fond sablonneux et un avenir insondable.
Sur la liste de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une espèce sur onze au sein de la flore et de la faune marines est aujourd’hui menacée d’extinction. Parmi elles, les dugongs, certaines espèces d’ormeaux, de coraux, de gobies, de sébastes, de thons et de baleines. Mais peu de créatures sont éliminées à un rythme aussi rapide que les requins et les raies. Bien qu’ils aient survécu à quatre extinctions de masse en 420 millions d’années, aujourd’hui, parmi les vertébrés, seuls les amphibiens disparaissent plus vite qu’eux. D’après les recherches de Nicholas Dulvy, spécialiste des squales à l’université Simon Fraser, en Colombie-Britannique (Canada), 37 % des espèces de requins et de raies seraient menacées d’extinction.
En Indonésie, dans une nurserie de requins, un embryon de requin-zèbre, éclairé par l’arrière, s’enroule dans un œuf à l’intérieur d’une poche protectrice. Après son éclosion, il sera remis à l’eau pour renforcer les populations de ces squales menacés dans les îles Raja Ampat.
En cause, principalement : la surpêche. Qu’elle soit légale ou non, la pêche fait partie des risques auxquels sont confrontées toutes les espèces de requins menacées et constitue le seul danger important pour les deux tiers d’entre elles. Des millions de ces poissons sont consommés chaque année dans le monde pour leur chair ; quant à leurs ailerons, ils sont utilisés dans les soupes, surtout en Asie.
Or les requins sont indispensables au monde marin : ils maintiennent l’équilibre des chaînes alimentaires des océans en s’attaquant à de plus petites créatures qui pourraient devenir trop nombreuses et détruire les écosystèmes nourrissant des milliards de personnes. Pour les protéger, mettre fin à la surpêche est nécessaire. Mais, en attendant, est-il possible de réparer une partie des dommages déjà causés ? Ces prédateurs pourraient-ils être sauvés de l’extinction en étant élevés en captivité, puis réintroduits dans la nature? Autant de questions qui ont poussé Mark Erdmann, océanologue à Conservation International, à persuader plusieurs aquariums de s’unir pour créer ReShark.
Le collectif, qui compte désormais soixante-quinze partenaires dans quinze pays, dont quarante-quatre grands aquariums, a pour but de relâcher 585 jeunes requins-zèbres aux Raja Ampat en dix ans. Objectif : créer une population sauvage autonome, et appliquer la même technique à d’autres espèces de squales.
Les réintroductions d’espèces menacées sont une pratique courante. Les scientifiques y ont eu recours pour les pandas géants en Chine, les tamarins-lions dorés au Brésil et les condors en Californie. Mais, en milieu marin, elles s’avèrent plus délicates et donc plus rares. La vie marine est compliquée à suivre, les océans sont vastes et les menaces complexes à gérer. « Tout est plus difficile lorsque l’océan est impliqué », souligne ainsi David Shiffman, biologiste marin et auteur de Requin, un prédateur à protéger.
La biologiste marine indonésienne Nesha Ichida transporte délicatement un requin-zèbre juvénile dans un enclos marin au Centre de recherche et de conservation des Raja Ampat, sur l’île de Kri. Une équipe de soigneurs le pèsera et le mesurera pour un dernier contrôle de santé la veille de sa remise en liberté.
En 2017, des chercheurs ont tenté de capturer des vaquitas, une espèce rare de petits marsouins du golfe de Californie, victimes collatérales des filets maillants illégaux. Ils espéraient transférer les animaux dans des sanctuaires, puis les réintroduire une fois que le gouvernement mexicain aurait réglementé la pêche. Mais ces tentatives ont été abandonnées lorsque le stress a tué le premier vaquita adulte capturé.
Pourtant, les scientifiques voient de plus en plus l’élevage en captivité comme la clé du réensauvagement des mers. En 2018, après la mort du vaquita, une commission de l’UICN a appelé à poursuivre les recherches pour trouver des moyens sûrs de capture des dauphins, car des réintroductions pourraient s’avérer nécessaires pour sauver le dauphin de la Plata, en Amérique du Sud, ou le dauphin à bosse de l’Atlantique.
Des requins juvéniles ont déjà été remis à la mer. À Malte, un aquarium élève et relâche dans la Méditerranée des petits issus d’œufs récoltés sur des squales morts vendus dans les marchés aux poissons des environs. Un autre aquarium, en Suède, relâche des bébés roussettes dans un fjord. Mais tous ces efforts n’ont qu’une portée minime et, bien souvent, ils ne concernent même pas des espèces menacées. En général, ils éludent aussi la question la plus épineuse : tant que la surpêche perdurera dans les zones où sont relâchés les requins, en rajouter quelques-uns ne suffira pas à reconstituer les populations.
Retrouvez l'intégralité de cet article dans le numéro 286 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine