Suivez à votre tour cette pieuvre dans son monde secret
Cette créature étrange, belle et curieuse a invité l'autrice de "L’âme d’une pieuvre" à la suivre dans les méandre de son merveilleux monde.
Les larges membranes reliant les bras d’une pieuvre violacée femelle la font paraître plus grande qu’elle ne l’est. Seules les femelles, qui peuvent peser jusqu’à 40000 fois plus que les mâles, présentent cette particularité.
Retrouvez cet article dans le numéro 296 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Je n'avais encore jamais rencontré personne comme Athéna. Bien qu’elle soit adulte, elle ne mesurait qu’environ 1 m et ne pesait que 18 kg. Elle pouvait changer de couleur et de forme, goûter avec sa peau, cracher du venin, projeter de l’encre et utiliser la propulsion à réaction en expulsant de l’eau à travers un siphon sur le côté de sa tête. Sans compter qu’elle était capable de glisser son large corps, dépourvu d’os, dans un trou de la taille d’une orange. Sa tête n’était même pas en haut de son corps; à la place, il y avait son manteau, contenant les organes respiratoires, digestifs et reproducteurs. Elle se trouvait là où l’on s’attendrait à voir un torse. Et sa bouche s’ouvrait sous une de ses aisselles.
Lorsqu’ils chassent, les poulpes de récif coopèrent parfois avec des mérous. Le poisson signale une proie en pointant la tête vers elle, ce qui conduit le poulpe jusqu’à son repas.
Athéna était une pieuvre géante du Pacifique, une Enteroctopus dofleini. Nous nous sommes rencontrées à l’Aquarium de Nouvelle-Angleterre, à Boston, quand le responsable des lieux, Scott Dowd, a soulevé le lourd couvercle de son aquarium. Debout sur un esca - beau, je me suis penchée au-dessus de l’eau. Excité par notre présence, l’animal est passé du brun tacheté au rouge vif, tout en se faufilant hors de son repaire rocheux. L’un de ses yeux argentés et brillants cherchait les miens, tandis que ses huit bras ondoyants s’agitaient jusqu’à la surface afin de tenter de me rejoindre. Avec l’accord de Scott Dowd, j’ai plongé les bras dans une eau salée à 8 °C, et ai laissé la pieuvre m’envelopper avec ses ventouses blanches et douces. Elle me goûtait et me sentait en même temps.
Athéna m’a même autorisée à lui toucher la tête. Après avoir passé du temps avec moi, alors que je la caressais, elle est devenue blanche – la couleur, ai-je appris par la suite, qu’adopte une pieuvre lorsqu’elle se sent en sécurité. Il m’est apparu clairement que nous avions partagé un moment riche d’enseignements. Athéna, à ma grande surprise, éprouvait autant de curiosité pour moi que moi pour elle.
Présent aux Philippines, le poulpe photogénique (Wunderpus photogenicus) peut imiter d’autres animaux, telle la venimeuse rascasse volante.
Des siècles de littérature occidentale ont dépeint les pieuvres comme des démons de l’océan. «Il n’y a pas d’animal plus dangereux pour l’homme qui est dans l’eau», écrivait ainsi le philosophe et naturaliste romain Pline l’Ancien, vers l’an 77. «En effet, il lutte avec lui, l’embrasse, l’épuise par ses cupules et ses nombreux suçoirs, et finit par entraîner les naufragés ou les plongeurs qu’il attaque. » Parce qu’elles sont si différentes de nous, que certaines espèces peuvent atteindre une très grande taille, et qu’elles sont dotées d’une force considérable (une seule grande ventouse d’une pieuvre géante du Pacifique peut soulever environ 16 kg, et l’animal en possède au moins 1 600), elles peuvent effrayer et désemparer les humains – ou, du moins, ceux qui n’ont pas eu l’occasion de voir l’une d’elle de près.
J’ai quant à moi été fascinée par Athéna. Selon presque toutes les classifications élémentaires de la vie animale, elle et moi sommes des êtres que tout oppose. Elle est un protostomien: le développement de son embryon commence par la bouche. Je suis un deutérostomien, me développant d’abord par l’anus. Elle est un invertébré. Je suis un vertébré, doté d’un squelette osseux. Elle vit dans l’eau, moi sur terre. Elle respire de l’eau. Je respire de l’air. La dernière fois que son espèce et la mienne ont partagé un ancêtre commun, il y a de cela un demi-milliard d’années, tout le monde était, à peu de chose près, un tube.
Pourtant, j’ai été frappée par une similitude inattendue. Malgré le gigantesque écart entre nos classifications taxonomiques, une rencontre entre nos esprits semblait possible.
Athéna a alors commencé à m’attirer dans son aquarium. Dotée de muscles hydrostatiques, davantage proches de ceux de notre langue que de nos biceps, une pieuvre de sa taille peut, selon certains calculs, résister à une traction cent fois supérieure à son propre poids –soit 1800 kg. Je pèse 57 kg. Mais, encore une fois, je n’avais pas peur. Je n’ai senti aucune malveillance de sa part. Elle tirait avec insistance, mais en douceur. Je n’ai jamais craint qu’elle veuille me manger. J’étais bien consciente que son bec, situé sous son manteau, et ses glandes à venin adjacentes étaient éloignées de ses tentacules qui tiraient mes bras. Sa forte traction n’était pas une menace. Il s’agissait plutôt d’une invitation – que j’ai acceptée.
Macroctopus maorum se tient aux aguets pour repérer ses proies favorites – homards, crabes et moules – tout en guettant d’éventuels prédateurs : lions de mer d’Australie et globicéphales noirs.
Et c’est ainsi que cette créature étrange, belle et curieuse m’a entraînée dans son univers – un univers que j’ai continué à explorer des années après sa mort et que j’explore encore. Les pieuvres, hélas, ne vivent pas longtemps –de trois à cinq ans pour les géantes du Pacifique.
Athéna était déjà vieille quand je l’ai rencontrée. Mais, les trois années qui ont suivi, j’ai appris à bien connaître celles qui lui ont succédé dans l’aquarium, Octavia, Kali et Karma. Je leur rendais visite chaque semaine pour les observer, les nourrir, les caresser et jouer avec elles.
Si toutes étaient joueuses et intelligentes, chacune d’entre elles avait une personnalité distincte. Quand j’ai parlé pour la première fois de mes liens avec elles dans un livre publié en 2015, son titre, L’Âme d’une pieuvre, a interloqué certains lecteurs. Les pieuvres sont des mollusques, parentes des palourdes sans cervelle. Pour certains, le fait de suggérer qu’elles puissent avoir une âme, une personnalité, des pensées, des souvenirs ou des émotions ne peut être que le produit d’une propension erronée à attribuer des sentiments « humains » à des créatures non humaines.
Mais la conviction que les animaux sont des automates dépourvus de pensée ou de sentiment est une idée que les spécialistes du comportement tiennent de plus en plus pour dépassée. Depuis les découvertes de l’anthropologue britannique Jane Goodall –qui a montré que les chimpanzés étaient assez intelligents pour fabriquer des outils, et qu’ils étaient pourvus d’une personnalité affirmée –, la science a accumulé quantité de données confirmant ce que beaucoup d’entre nous savaient depuis longtemps : les animaux, des éléphants aux dauphins, en passant par les drosophiles et les seiches, pensent, ressentent et ont des connaissances. Même – et peut-être surtout– les pieuvres.
Ces créatures nous révèlent l’existence d’une voie vers une intelligence supérieure complètement différente de la nôtre. Si nous suivons cette voie, elle pourrait nous permettre de mieux comprendre d’autres mystères, notamment ce que signifie l’expérience partagée de penser, de sentir et de connaître.