La Californie face à l’urgence climatique
Incendies à répétition, épuisement des ressources hydriques, déclin de la faune : la Californie subit de plein fouet les effets du réchauffement climatique.
La Californie brûle, et à grands feux. Pawnee, Klamathon, Ferguson, Carr, Woolsey, Camp... 7 571 incendies ont embrasé le Golden State en 2018. Bilan : 676 311 ha consumés, un record dans les annales de l’État, la palme du pire revenant à Camp Fire, qui a dévoré plus de 62000 ha au mois de novembre, faisant 86 victimes et rasant la ville de Paradise. Si l’Ouest américain, avec sa végétation de type méditerranéen et ses étés secs, est coutumier de ces phénomènes, la saison des feux ne cesse de s’étendre, qui s’étire désormais du printemps à l’automne, et le scénario vire de plus en plus souvent à la catastrophe. Depuis 1932, quinze des vingt plus grands incendies se sont produits entre 2000 et 2018.
Plusieurs facteurs contribuent à rendre la Californie hautement inflammable : urbanisation galopante des zones boisées, agriculture intensive épuisant les ressources en eau, mauvais état des réseaux électriques et réchauffement climatique. En 2018, selon les premières données du Service géologique des États-Unis (USGS), les feux de forêt auraient relâché environ 68 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère – soit 15 % des émissions annuelles de l’État, contribuant à leur tour au réchauffement. Un parfait cercle vicieux.
Et la Californie n’a pas fini de jouer les poudrières. La surface touchée par les incendies pourrait augmenter de 77 % d’ici à la fin du siècle, si l’on en croit les projections du California’s Fourth Climate Change Assessment, une somme d’études sur les conséquences régionales du changement climatique.
Autres victimes collatérales : les emblématiques plages du sud de l’État (Venice, Newport, Santa Monica, etc.). Menacées par la hausse du niveau de la mer, elles pourraient voir leur surface réduite d’un à deux tiers. Mais ce sont surtout ses joyaux, ses parcs nationaux, et, au-delà, ceux du pays tout entier, qui payent un lourd tribut au dérèglement du climat. C’est ce que révèle une étude menée conjointement par le Service des parcs nationaux (NPS), l’université de Californie à Berkeley et l’université du Wisconsin à Madison, et publiée en septembre 2018. D’après ses conclusions, les 417 aires protégées des États-Unis ont vu leur température augmenter de 1 °C en moyenne entre 1895 et 2010, tandis que les précipitations annuelles y ont baissé de 12 %.
D'un parc californien à l'autre, les bouleversements subis par les écosystèmes sont légion. À Yosemite, la forêt subalpine a gagné les prairies d’altitude, plus fraîches, tandis que la moitié des populations de petits mammifères, tels les écureuils et les musaraignes, ont suivi le mouvement, migrant 500 m plus haut par rapport à leur habitat de 1918, date du dernier grand recensement des espèces animales du parc. Les chercheurs ont comparé leurs données de terrain à celles de Joseph Grinnell, un biologiste spécialiste de la faune californienne, qui en dressa des inventaires méticuleux au cours de la première moitié du xxe siècle. En ce qui concerne l’évolution de la population aviaire dans le désert Mojave – une vaste zone qui recouvre plusieurs aires protégées, dont la Vallée de la Mort –, le verdict est sans appel : le nombre d’espèces d’oiseaux s’est effondré de 43 % au cours du dernier siècle.
Le parc national des Séquoias, un site symbolique, est lui aussi touché par le réchauffement. Durant la sécheresse sans précédent qui a frappé la Californie de 2012 à 2016, « 20 % des grands sapins et de 50 à 70 % des grands pins qui poussaient près des séquoias sont morts, souligne Nathan Stephenson, écologue et chercheur à l’USGS. Par chance, les séquoias géants s’en sont bien mieux sortis que les autres arbres. Seule une infime portion de leur population a succombé à la sécheresse. »
Bien plus préoccupante est la situation de l’arbre iconique et éponyme du parc national de Joshua Tree. « Les jeunes générations d’arbres de Josué ne survivent plus dans la partie méridionale de leur habitat », pouvait-on lire sur le compte Twitter du parc il y a plus d’un an. Et un autre post d’ajouter : « 90 % de l’habitat de l’arbre de Josué pourrait disparaître si la température continue d’augmenter de 3 °C au cours des cent prochaines années. »
Depuis, le changement climatique n’est plus un problème, du moins sur le réseau social de l’institution, l’expression ayant été bannie sur ordre de la Maison Blanche, tout à sa ligne climato-sceptique. En novembre 2017, cette série de tweets sur les conséquences de l’élévation des températures ont valu au directeur du parc, David Smith, d’être vertement rappelé à l’ordre et au silence par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Ryan Zinke.
Au-delà des dégâts particuliers, c’est l’essence même des parcs nationaux américains qui a dû être repensée à l’aune du changement climatique. Chargé de préserver « une image de l’Amérique primitive », selon le mot d’un rapport de 1963, le NPS a vu sa mission réévaluée en 2012, avec une nouvelle priorité : « Mobiliser les ressources du NPS en vue d’un changement continu qui est encore mal compris. » Autant dire que la consigne tient de l’aporie.
« Il est difficile de savoir avec précision comment gérer les ressources naturelles dans un climat changeant, étant donné le caractère imprévisible de l’avenir. J’imagine que cela va demander beaucoup d’expérimentations, avance Nathan Stephenson. Dans le parc national des Séquoias et dans celui de Kings Canyon, nous nous appuyons sur les données de la sécheresse exceptionnelle de 2012-2016 pour avoir un possible “aperçu du futur”, évaluer comment les écosystèmes pourraient répondre à un réchauffement continu, et déterminer quelles zones sont les plus vulnérables. Mais c’est un travail long et complexe, qui va demander encore quelques années. L’idée de mener des expériences de migration assistée avec les séquoias, en plantant des semences à de plus hautes altitudes, a aussi été évoquée, mais nous en sommes seulement au stade de la discussion. »
A minima, les parcs californiens se mettent au vert, pourvoyant leur personnel en voitures hybrides et électriques, et leurs bâtiments en panneaux solaires, en éclairage LED et en dispositifs de recyclage. Les visiteurs sont aussi mis à contribution : en 2016, ils étaient invités à partager leurs observations sur la faune et la flore via l’application iNaturalist, pour aider les gestionnaires à mieux cerner les modifications environnementales en cours. Dans le parc national de Joshua Tree, l’exercice court toujours pour le recensement des arbres de Josué. Les parcs sensibilisent également le public aux petits gestes écoresponsables – de l’achat d’ampoules à économie d’énergie à la consommation de produits locaux –, tout en appelant à une réduction généralisée des gaz à effet de serre. C’est que la solution sera mondiale ou ne sera pas.
À l’échelle de la Californie, la chose est entendue. L’État est le champion américain du développement durable. En 2017, près de la moitié de sa production d’énergie était issue d’énergies renouvelables. En janvier 2018, le Golden State s’est engagé à faire passer le nombre de voitures électriques en circulation – environ 350 000 aujourd’hui – à 5 millions d’ici à 2030, primes à l’achat et multiplication de stations de recharge à l’appui. Quelques mois plus tard, il a rendu obligatoire l’installation de panneaux solaires sur toute nouvelle construction résidentielle. Avant de faire passer une loi, en août, qui prévoit que toute sa production électrique affichera un bilan carbone neutre d’ici à 2045, qu’elle provienne de sources d’énergies renouvelables, comme l’éolien, ou n’émettant pas de gaz à effet de serre, comme le nucléaire.
Clou de ce zèle écologique, l’ex-gouverneur de l’État, le démocrate Jerry Brown, a annoncé en septembre 2018 que la Californie lancerait son propre satellite dans l’espace pour surveiller les gaz à effet de serre. La déclaration venait apporter une conclusion fracassante au Global Climate Action Summit de San Francisco – un sommet sur le climat en forme de pied-de-nez à l’administration Trump après sa décision de retirer le pays de l’accord de Paris.
La Californie contre le gouvernement des États-Unis.L’affiche est spectaculaire. Et somme toute conforme au rôle de pionnier que le Golden State a toujours joué en matière de protection de l’environnement.
« À l’origine, cela s’explique par le fait que la Californie dispose de paysages particulièrement beaux et attractifs, et que cet environnement s’est trouvé fortement menacé par le développement économique. Alors que l’État connaissait une croissance rapide et devenait le plus riche de l’Ouest, les citoyens ont répondu en se mobilisant pour la protection de la nature », explique David Vogel, professeur à la Haas School of Business de l’université de Californie à Berkeley et auteur du livre California Greenin’. La vallée de Yosemite devint ainsi la première aire naturelle protégée du pays, en 1864, avant que les efforts du naturaliste écossais John Muir ne conduisent le Congrès à transformer la région en parc national, en 1890.
« Mais l’un des aspects les plus importants de l’histoire, et qui distingue la Californie des autres États, souligne David Vogel, c’est la façon dont la question a divisé localement le monde des affaires. Souvent, des entreprises ont soutenu les politiques de régulation et se sont alliées à des groupes citoyens parce qu’elles pouvaient tirer bénéfice de la protection de l’environnement. Les compagnies de bateaux à vapeur ont ainsi défendu la protection de la vallée de Yosemite dès les années 1860, et la compagnie de chemins de fer Southern Pacific en a fait autant au XIXe siècle. Ils voulaient que la Sierra Nevada continue à attirer les visiteurs, avec l’idée de faire de la Californie une sorte de Suisse, où les touristes viendraient dépenser leur argent. Dans les années 1940 à 1960, à Los Angeles, ce sont les professionnels de l’immobilier qui se sont mobilisés en faveur de la qualité de l’air, pour que les gens continuent à s’installer dans la région. » Alors que celle-ci était régulièrement noyée dans le smog, ce lobbying a conduit la Californie à adopter, au milieu des années 1960, les premières normes du pays – et du monde – limitant les émissions automobiles. Aujourd’hui, le secteur de la high-tech a repris le flambeau, avec des entreprises de la Silicon Valley telles que Tesla ou des initiatives comme la California Climate Cup, une compétition distinguant les start-up les plus innovantes en matière de lutte contre le changement climatique.
Certes, tout n'est pas vert dans le Golden State. L’épuisement des nappes phréatiques, siphonnées par l’agriculture intensive, représente un défi majeur. Tout comme la pollution de l’air. Car, si les voitures sont de plus en plus propres, elles sont aussi de plus en plus nombreuses, concluait récemment un rapport du California Air Resources Board. L’agence publique y soulignait l’augmentation de la pollution automobile et déplorait le manque de transports en commun et de logements abordables en centre-ville, qui confortent une urbanisation tentaculaire et la suprématie de la voiture.
Pour être partiel, l’engagement environnemental de l’État n’en a pas moins un poids considérable. Car la Californie, géant économique au marché immense et au 5e PIB mondial, a eu les moyens d’imposer son modèle et ses convictions. Novatrices, ses politiques ont souvent fait tache d’huile dans le reste du pays. La régulation des émissions automobiles qu’elle initia a, par exemple, été inscrite peu après dans la législation fédérale. Celle-ci reconnaît du reste à la Californie le droit d’imposer ses propres règles en la matière, plus strictes que celles du pays, et aux autres États fédérés celui de s’aligner sur les normes californiennes.
Le territoire pourra-t-il continuer à cultiver sa différence ? Donald Trump a annoncé vouloir revenir sur les prérogatives californiennes et assouplir les dispositions sur la pollution automobile. Si le président persiste, une longue bataille judiciaire s’annonce. Vu de Los Angeles ou de San Francisco, bien plus que les dégâts immédiats causés par le changement climatique, c’est encore le scepticisme affiché et assumé de la Maison Blanche face au réchauffement qui inquiète le plus.
Cet article a été publié dans le numéro 233 du magazine National Geographic, daté de février 2019.