Les Rangers inuits aux avant-postes du réchauffement de l’Arctique
Longtemps, les Inuits ont souffert du manque d’investissements de la part du gouvernement canadien. Aujourd’hui, ils sont aux premières loges du changement climatique et des nouvelles perspectives ouvertes par le réchauffement de l’Arctique.
Autrefois considéré comme un désert de glace, l’Arctique est désormais décrit comme une nouvelle frontière. En d’autres termes, il est ouvert au business. Durant la majeure partie de l’histoire, le monde au-dessus de 66° de latitude Nord est demeuré largement inaccessible au commerce à grande échelle. Explorateurs, spéculateurs et scientifiques imaginaient bien que des trésors naturels et des routes maritimes se cachaient sous la banquise, mais la réalité de ces richesses était dissimulée par le froid mortel, l’obscurité paralysante et les distances gigantesques qui bloquaient leur exploitation.
Aujourd’hui, du fait du réchauffement, le paysage arctique est plus vert, avec moins de caribous et de rennes, et des étés plus chauds. Le changement le plus visible et le plus perturbant se produit au large, où la glace de mer estivale disparaît à un rythme stupéfiant. À mesure que le changement climatique détruit son armure de glace, l’Arctique acquiert une importance stratégique. Les pays et les grandes entreprises cherchent maintenant à se tailler une part de marchés valant des billions d’euros : minerais (or, diamants, terres rares…), pétrole, gaz naturel et pêche. Et tous veulent accéder à des voies de navigation potentiellement plus rentables.
Après avoir refusé pendant des années l’idée que l’Arctique se réchauffait plus vite que le reste de la planète, le Canada a fini par ouvrir les yeux. Pour veiller sur cette zone, le gouvernement a fait appel aux Rangers canadiens. Surnommés « les yeux et les oreilles du Canada dans le Nord », ces groupes de réservistes partagent leurs connaissances de la survie en Arctique avec d’autres membres de l’armée canadienne, leur enseignant des techniques de chasse ou de navigation anciennes. Leurs unités patrouillent les régions les plus reculées du pays depuis les années 1940 et le début de la guerre froide, quand les responsables militaires, préoccupés par les missiles balistiques et la course à l’espace, ont réalisé que l’Arctique était un point d’accès vulnérable. Dans le Grand Nord, la plupart des Rangers sont des volontaires autochtones, parmi lesquels des Inuits. Au fil des ans, ils ont servi d’éclaireurs, participé à des manœuvres et appris aux troupes régulières à construire des igloos, à évoluer dans la toundra et, de manière générale, à survivre dans le froid. Les Rangers se sont toujours débrouillés pour fonctionner avec un budget minimal et des équipements de seconde main, dont des fusils fabriqués il y a sept décennies.
« Nous, les Inuits, cela fait longtemps que nous parlons de cette histoire de changement climatique, confie Marvin Atqittuq, qui dirige l’une des patrouilles. Maintenant, pour rattraper son retard, le gouvernement veut que nous protégions la région. Bon, d’accord. Nous sommes fiers d’être canadiens. » Il grimace. « J’aimerais juste qu’on soit aussi suffisamment canadiens pour bénéficier d’un bon service téléphonique, non ? »
L’Arctique que connaît Marvin est compliqué. Il y a moins de perspectives et plus de drogue. Il y a les réseaux sociaux et Internet. Marvin est conscient que son Arctique évolue. Il a lu que la banquise fond, et qu’une guerre pourrait éclater. « Toutes ces choses sont censées se produire en ce moment, dit-il en parlant des annonces de nouvelles infrastructures et embauches permettant d’exploiter les trésors de la région. Je ne vois pas beaucoup de changement. Et je n’ai pas du tout l’impression d’y être associé. »
Pendant longtemps, les États-Unis et le Canada n’ont pas pris la peine d’investir dans leurs territoires arctiques ni de soutenir les peuples autochtones. Récemment, le gouvernement canadien s’est mis à mieux considérer les Rangers. Les rumeurs de ruée internationale vers l’Arctique et les revendications de certains pays sur ses énormes stocks de richesses ont poussé les politiciens d’Ottawa à promettre aux Rangers plus de moyens matériels et financiers pour accélérer le recrutement de volontaires. Cependant, les Inuits et Amérindiens restent presque toujours exclus des perspectives de développement.
Joe Savikataaq, Premier ministre du Nunavut, le territoire du Grand Nord canadien peuplé majoritairement d’Inuits, dresse une liste de domaines dans lesquels les communautés du Nord sont en retard sur celles du Sud : santé, création d’emplois, technologie, éducation supérieure. Puis il liste ceux dans lesquels le Nord a une longueur d’avance : fonte de la banquise, coût de la vie, vitesse du réchauffement, taux de suicide. « Quoi qu’il arrive prochainement, dit-il, nous serons les premiers touchés. Nous sommes si petits et nos ressources sont si limitées que nous ne pouvons que nous poser en spectateurs. Nous adapter du mieux possible, c’est tout ce que nous pouvons faire. »
Extrait de l’article de Neil Shea, “La nouvelle guerre froide”, publié dans le numéro 240 du magazine National Geographic