Journée de la terre 2070 : un monde perdu
Les lieux que nous aimions changent, et cela nous pèse. Ce sentiment « qui ressemble au mal du pays » a un nom : la « solastalgie ».
À l’époque où les mines de charbon étendaient leurs failles dans la Hunter Valley, en Australie, le téléphone s’est mis à sonner plus souvent dans le bureau de Glenn Albrecht. C’était au début des années 2000, et Albrecht, professeur d’études environnementales, s’intéressait aux conséquences émotionnelles de l’exploitation minière sur les communautés locales. La région était réputée depuis des générations pour ses champs de luzerne bucoliques, ses élevages de chevaux et ses vignobles. L’exploitation du charbon n’y était pas nouvelle, mais elle s’était brusquement accrue, générant une extension des activités minières dans la vallée.
Les habitants avaient envie de partager leurs histoires. Ils décrivaient des explosions qui faisaient trembler le sol; le grondement constant des machines ; la lueur étrange des lampes de travail industrielles illuminant la nuit; et l’envahissante poussière noire qui recouvrait les maisons, dedans comme dehors. Ils s’inquiétaient de l’air qu’ils respiraient et de l’eau qu’ils buvaient. Leur chez-eux disparaissait, et ils se sentaient impuissants à arrêter la destruction.
Des habitants de la vallée ont lancé une bataille judiciaire pour limiter l’extension des mines. Mais beaucoup avaient besoin des emplois qu’elles procuraient. Au bout du compte, les compagnies minières aux poches bien garnies ont eu gain de cause. Le paysage (et une bonne part du tissu social qui reposait dessus) a figuré parmi les dommages collatéraux.
Les altérations physiques de la vallée sapaient le réconfort qu’elle procurait jusqu’alors aux habitants. Albrecht a appelé le sentiment qu’ils décrivaient solastalgia (« solastalgie », concept souvent traduit en français par «éco-anxiété»). Il la définit comme la douleur de perdre le réconfort (solace, en anglais) d’un foyer.
Tout au long de l’histoire, des inondations, des incendies de forêt, des séismes et des éruptions volcaniques, mais aussi l’expansion des civilisations et les conquêtes militaires ont altéré de façon permanente des paysages précieux et perturbé les sociétés. Les Amérindiens en ont fait l’expérience lorsque les Européens ont transformé l’Amérique du Nord.
«Cette terre appartenait à nos pères, déclara Satanta, un chef de la tribu kiowa, au xixe siècle. Mais quand je vais jusqu’à la rivière [l’Arkansas], je vois des camps de soldats sur ses rives. Ces soldats coupent mon bois, tuent mes bisons ; et quand je vois cela, mon cœur a envie d’éclater. » La révolution industrielle a bouleversé les paysages de façon encore plus radicale avec le développement tentaculaire des métropoles, des chemins de fer et des usines. Au xixe siècle, alors que la vallée de l’Hudson, dans l’État de New York, était défrichée au profit de l’agriculture, le peintre Thomas Cole déplorait la destruction de ses forêts bien-aimées : «Je ne peux qu’exprimer ma tristesse que la beauté de tels paysages disparaisse rapidement. »
Quel est l’impact de l’altération de l’environnement sur l’état mental? Ces dernières années, les scientifiques ont commencé à se pencher sérieusement sur la question. La plus vaste étude empirique à ce jour sur le sujet, menée par des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology et de Harvard, a examiné les effets des changements climatiques sur la santé mentale de près de 2 millions de résidents américains choisis au hasard, entre 2002 et 2012.
Pour qui subit le traumatisme de la disparition d’un paysage, exprimer ses émotions peut constituer un déchirement. «La douleur de perdre une terre est totalement différente de toute autre douleur, car elle est difficile à partager », confie Chantel Comardelle lorsque je rends visite à sa communauté, sur la côte de Louisiane, où la mer monte à un rythme alarmant et inonde les terres.
Chantel Comardelle est née sur l’île de Jean-Charles, laquelle a perdu 98 % de sa superficie depuis 1955. Au temps de ses parents, les habitants –surtout des Amérindiens– cultivaient la terre et chassaient. Désormais, nombre de familles sont parties. La communauté s’est fracturée. «Ce n’est pas comme perdre un être cher ou quelque chose que les autres comprennent facilement », ajoute Chantel Comardelle.
Cependant, à l’ère du changement climatique mondial, davantage de gens comprennent. Alors que l’île de Jean-Charles disparaissait, Chantel Comardelle et d’autres responsables locaux ont décidé de se rapprocher de ceux qui font face à des défis semblables. « Il y a une communauté en Alaska qui vit la même chose», raconte-t-elle. C’est le village yupik de Newtok, également confronté à un affaissement grave et à une perte de terres. «Nous avons pu nous asseoir et parler [...], et c’étaient presque les mêmes sentiments, les mêmes émotions. Du genre: bon, je ne suis pas tout seul. Ce n’est pas juste un truc que j’ai inventé dans ma tête. C’est la réalité. »
Au cours des dernières années, j’ai voyagé dans plusieurs endroits, de l’Arctique aux Andes, où le paysage a subi des transformations spectaculaires. Seules quelques-unes des personnes que j’ai rencontrées avaient déjà entendu le terme « solastalgie ». Mais un grand nombre décrivaient de façon commune et obsédante le vécu que le mot vise à définir. Elles se débattaient à la fois avec les immenses défis pratiques engendrés par la perte d’un paysage et avec la tension émotionnelle complexe due à la perte de leur sentiment d’appartenance au monde.
Pour l’heure, la solastalgie n’a pas encore pleinement intégré le langage courant. Le mot reste essentiellement cantonné à la langue anglaise. Glenn Albrecht espère qu’il n’ira pas au-delà. « C’est un terme qui ne devrait pas exister, explique-t-il, mais qu’il a fallu créer dans des circonstances difficiles. C’est devenu mondial. C’est terrible. [...] Débarrassons-nous de ça. Débarrassons-nous de ces circonstances, des forces qui créent la solastalgie. »
Extrait de l'article paru dans le numéro 247 du magazine National Geographic