Les canyons sous-marins de la Méditerranée, écosystèmes en danger
Reliefs indispensables à la bonne oxygénation et à la bonne répartition des nutriments dans toute la Méditerranée, les canyons sont encore aujourd’hui trop peu protégés.
Massif de coraux blancs.
A 530 m de fond, entre les parois rocheuses du canyon de Lacaze-Duthiers, dans le Golfe du Lion, au large de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées orientales), le petit robot sous-marin Super Achille s’active. Perçant l’obscurité grâce à ses phares puissants, il sectionne, à l’aide de sa pince, un échantillon de Lophelia pertusa, un corail blanc d’eau froide qu’il va remonter à la surface.
Les scientifiques de l’Observatoire océanologique, qui contrôlent ses mouvements grâce à des caméras embarquées, vont ajouter cette branche à leur collection. Depuis 2010, ils prélèvent, puis ré-immergent des boutures de coraux fixées sur des supports spéciaux, ce qui leur permet de suivre la croissance de ces organismes et de mesurer l’impact des changements environnementaux sur celle-ci.
Le sous-marin Rémora 2000.
L’objectif de ce type d’opération? Mieux connaître, et donc mieux protéger, ces écosystèmes particuliers que sont les canyons, des vallées encaissées formées par érosion il y a des millions d’années, qui débutent généralement à une centaine de kilomètres des côtes, à l’extrémité du plateau continental. Des campagnes d’ampleur se sont succédé, comme MedSeaCan en 2008, puis CorSeaCan en 2010.
Au total, 35 canyons ont été explorés, au cours de 295 plongées entre 50 et 800 m de profondeur. D’autres expéditions ont suivi, telles celles du programme RAMOGE, un partenariat entre la France, Monaco et l’Italie pour l’exploration des habitats profonds et dont la prochaine mission doit se tenir durant l’été 2020.
Las, en avril dernier, des chercheurs du CRIOBE et du Royal Belgium Institute of Natural Science, tiraient la sonnette d’alarme : douze ans après les premières campagnes d’envergure, sur les 1062 aires marines protégées - soit 6% du bassin méditerranéen -, 95% de la surface de ces aires est toujours dépourvu de réglementations suffisantes permettant de réduire les impacts humains sur la biodiversité.
Une éponge en lame blanche et le corail jaune Dendrophyllia cornigera, canyon de Cassidaigne, 207 m de profondeur.
« Ces dernières années, sous la pression d’engagements internationaux qui imposaient de nouveaux quotas, les autorités françaises se sont lancées dans une course à la désignation de nouvelles zones marines à protéger, analyse l’océanologue Pierre Chevaldonné, Directeur de recherche au CNRS et à l’IMBE (Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie marine et continentale).
Mais il ne suffit pas de pointer une surface sur la carte pour la mettre à l'abri. En France, certaines aires marines bénéficient d’une gestion administrative et politique, sans forcément de protection efficace. » Membre du Conseil Scientifique du Parc national des Calanques, Pierre Chevaldonné a participé à l’élaboration de l’exposition « Plongée au cœur des canyons », prévue jusqu’au 21 juin 2020 à Marseille, mais en cours de reprogrammation du fait de la pandémie de Covid-19.
Celle-ci sensibilise aux particularités de ces reliefs et à leur fragilité. « Les canyons, entre 150 et plus de 1000 m de profondeur, mettent en relation le milieu profond et le milieu littoral, ce qui en fait des écosystèmes uniques, décrit-il. Chaque fois que le courant Nord, typique de la côte provençale, butte sur une paroi du canyon, il crée des tourbillons.
Ces mouvements favorisent le mélange de la masse d’eau profonde, riche en sels nutritifs, et de la masse d’eau littorale, riche en oxygène et en matière organique nutritive. » Or ces sels sont nécessaires aux algues proches de la surface, là où la lumière continue de percer, pour effectuer la photosynthèse.
Tandis que la matière organique et l’oxygène permettent aux êtres vivants résidant dans les profondeurs de se nourrir et de respirer. Dans les zones les plus riches en tourbillons, les chercheurs des expéditions successives ont inventorié de nombreuses espèces : coraux, gorgones, éponges et autres organismes encroûtants (colonies de polypes, algues…) se développent sur la roche, avec pour voisins de minuscules crevettes et des limaces de mer.
Tout autour évoluent des poissons de littoral, tels que les congres ou les rascasses, mais aussi des animaux des abysses comme les phronimes qui se nourrissent d’animaux gélatineux, qu’elles évident pour se confectionner une enveloppe et se glisser dedans.
Paramuricea clavata à Port-Cros lors de la vague de chaleur sous-marine de 1999.
Cette richesse biologique est aussi ce qui met en danger le milieu. « Les chalutiers se placent souvent juste en bordure de canyon, des endroits gorgés de poissons, mais qui servent aussi de nurseries pour le merlu », constate le chercheur.
Cela a un impact direct sur le cycle de reproduction de l’espèce. Du côté des canyons provençaux, c’est la pêche à la palangre qui pose problème : elle implique l’utilisation de lignes de nylon munies de multiples hameçons, que les pêcheurs perdent régulièrement. Ils rejoignent alors les très nombreux déchets plastiques qui s’échouent au fond des canyons par gravité. Lors de la campagne 2018 du projet RAMOGE, les engins de pêche abandonnés représentaient 85 % des déchets marins trouvés.
Autre menace pour les canyons : le changement climatique. La Méditerranée est particulièrement à risque, car elle se réchauffe 20% plus vite que le reste des océans. « On a observé que les températures profondes avaient augmenté de quelques dixièmes de degrés et que la courantologie se modifiait », alerte Pierre Chevaldonné.
Les chercheurs de l’Observatoire d’océanologie de Banyuls-sur-Mer en mesurent déjà les effets dans les canyons.
Dans leur étude publiée début 2020, ils expliquent que le réchauffement, la modification des courants, qui risque de priver les coraux de nourriture, mais aussi la désoxygénation et l’acidification des eaux, ainsi que les microplastiques qu'ils ingèrent et ré-expulsent en permanence, ont une incidence très importante sur leur croissance. Pire : certains pourraient tout bonnement stopper leur développement.